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Billet de blog 21 octobre 2016

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"Qu'est-ce que le matérialisme?", le grand livre de Patrick Tort

Patrick Tort vient d'écrire un livre-somme sur le matérialisme. Il y montre que celui-ci conditionne l'approche scientifique du réel et, et qu'il n'est en rien réducteur. La manière dont il comprend Darwin le prouve: celui-ci montre que l'évolution des espèces, qui obéit à la sélection naturelle, s'inverse avec l'homme. La civilisation produit la morale, qui s'oppose à cet sélection.

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« Qu’est-ce que le matérialisme ?», le grand livre de Patrick Tort

Bien que n’ayant pas encore tout lu de cette œuvre-somme de P. Tort (près de 1000 pages), je me sens en droit, vu les urgences liées à l’écho d’un livre, d’en commenter l’essentiel d’une manière accessible et de commencer par dire : nous sommes là en  présence d’un grand  ouvrage, éblouissant à la fois d’intelligence, d’érudition, de rigueur et impressionnant par sa nouveauté théorique… ce qui ramène les penseurs à la mode, dont les médias raffolent, à pas grand-chose. Je le ferai par points successifs, ceux qui me paraissent les plus importants… même si je ne suis pas toujours d’accord ! Un préalable : c’est une somme, ai-je dit. Parce que Tort y reprend des écrits qu’il a déjà élaborés, mais il les organise en un tout qui en montre la logique profonde et il les enrichit pour les rendre encore plus convaincants

1 A la base ou au centre, bien entendu, il y a le matérialisme, dont il indique fortement qu’il est la condition méthodologique incontournable de toute connaissance scientifique du réel, dans quelque domaine que ce soit. Cela suppose une naturalisation complète de toute réalité, à laquelle aucun fait ou phénomène ne peut échapper… y compris quand il semblerait relever d’une autre dimension de cette réalité. Tout est matière, donc : le matérialisme est un monisme qui unifie tout ce qui est intellectuellement accessible à l’homme sous cette catégorie, esprit humain compris. Celui-ci n’est qu’un nom, si on le substantialise.

2 L’auteur entend donc procéder à une analyse ou une théorie des sciences, mais qui ne relève pas de la classique  « philosophie des sciences » et de ses ambiguïtés dans ce domaine, ni d’une épistémologie de type positiviste, qui laisserait de côté certains aspects de la science, de sa production et de ses effets. D’une part il a élaboré une autre approche, qu’il appelle une « Analyse des complexes discursifs », qui prendra en compte, par exemple, les « enjeux » idéologiques dont toute science est l’objet dans l’histoire et qui entraînent souvent à en déformer les résultats pour donner une allure scientifique (illusoire) à un discours en réalité idéologique, servant des intérêts pratiques, extra-scientifiques. Et d’autre part, cette analyse ou théorie de la science entend posséder une scientificité comparable à celle des résultats scientifiques qu’elle veut comprendre. On n’est donc pas dans le domaine de la philosophie, qu’il considère avec vigueur et sévérité comme relevant de la pure et simple idéologie, sans valeur cognitive. Ce qui ne veut pas dire qu’il en nie l’intérêt : comme questionnement préalable ou emprunt que tel ou tel scientifique lui fait pour  développer son travail. Mais à un moment donné, la science nous oblige à en sortir pour connaître véritablement le réel.

3 Idéologie : ce terme important, qui semblait tombé en désuétude, P. Tort le remet au contraire au premier plan. Il en signale l’opposition totale à la connaissance scientifique, son absence de vérité, mais, tout autant, sa capacité à lui faire obstacle ou à en  travestir la portée ou la signification, sous des formes multiples : pensons ici à la sociobiologie, qui transporte dans l’explication du social des déterminismes biologiques qui n’y ont pas leur place. Dans ce cas là l’idéologie mime la science, pour se donner une apparence scientifique et se nier comme idéologie ! On sera admiratif devant les multiples exemples des mécanismes de ce processus que ce livre analyse.

4 Malgré son monisme, le matérialisme n’est pas réducteur, niant la spécificité des niveaux du réel qu’on croit pouvoir lui objecter pour le dévaloriser et le récuser. Sans entrer dans les détails, on indiquera que l’ouvrage s’appuie sur les travaux de deux grands spécialistes espagnols de la chimie et de la biologie, en particulier Faustino Cordon, pour le démontrer. Celui a développé une conception des niveaux d’intégration du réel (matériel) qui nous montre comment l’on passe, par un genèse strictement matérialiste, d’un niveau de réalité relativement élémentaire à un autre plus complexe : le second niveau est engendré par le premier, sur la base d’un processus qui ne rompt pas la continuité de la réalité mais qui, en même temps, fait émerger un autre niveau de réalité, qualitativement nouveau et supérieur au précédent.

5 C’est à partir de ce modèle théorique, dans lequel le déterminisme prévaut, tout en intégrant la contingence (pensons ici, par analogie, à Epicure), que Tort va pouvoir esquisser une genèse évolutive de l’ensemble des formes de la matière : d’abord en montrant qu’on peut ainsi expliquer l’émergence du vivant, puis l’apparition des différentes espèces, végétales, animales, jusqu’à l’homme inclus.

6 D’où la rencontre inévitable avec Darwin et sa théorie, dont il est le meilleur spécialiste en France, avec, par exemple, sous sa direction, le « Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution » ou « L’effet-Darwin »… entre autres. C’est dans ce domaine que son apport est aussi extrêmement important, sinon le plus original, confirmant ou actualisant, au surplus, tout ce que j’ai dit auparavant. Car il aura montré d’une manière décisive qu’il n’y a pas un mais deux Darwin. Le premier est l’auteur connu de « L’origine des espèces » : il affirme que les espèces ne sont pas fixes et issues d’une création divine séparée, comme l’enseignaient dogmatiquement les Eglises chrétiennes, toutes confondues. Elles sont le produit, strictement immanent, d’une évolution de la nature qui, dans le cadre d’une lutte pour la vie et la nécessité de s’adapter au milieu pour survivre, se transforment les unes dans les autres, l’inférieur donnant donc naissance au supérieur. Ce processus implique une concurrence entre les espèces (pour résumer, car d’autres facteurs jouent) et l’élimination des moins aptes par les plus aptes – ce qui s’appelle : la sélection naturelle, dans le cadre d’une lutte pour l’existence. Or ce Darwin-là a fait croire à ses contemporains et à ceux qui suivront, que ce qui valait pour les espèces précédant l’homme, spécialement animales, valait pour l’espèce humaine et sa vie sociale. On a là le type même d’une extension idéologique abusive d’une partie d’une théorie scientifique à un domaine où elle n’est pas concernée. Ce qui a donné naissance au darwinisme social – illustré spécialement par Spencer – qui prétend que la sélection naturelle doit continuer dans le champ humain pour y prolonger les progrès de l’évolution : c’est le fond de l’idéologie du libéralisme, qui préconise la concurrence économique au sein du capitalisme au nom d’une prétendue « loi naturelle » qui aurait fait ses preuves. Or cela est faux, car il y a un autre Darwin, plus tardif, celui de « La filiation de l’homme », qui montre que cette extension n’est absolument pas valable – c’est ce point que Tort a lumineusement révélé. Avec l’homme apparaît en effet un être vivant doté d’instincts sociaux, capable de sympathie et de raison, qui vont l’amener progressivement, au sein de ce qu’on appelle la civilisation, à se tourner positivement vers les autres, à y voir des semblables, à  leur venir en aide, à coopérer avec eux, bref à tourner le dos peu à peu à la sélection naturelle et aux effets éliminatoires qu’elle avait dans le règne animal et c’est cette modification qui va assurer son triomphe sur les autres espèces. C’est ce que Tort a nommé d’un concept qui n’est pas de Darwin lui-même, mais qui dit la vérité exacte de sa théorie d’ensemble : « l’effet réversif de l’évolution ». A savoir que la sélection naturelle produit, avec l’homme, la civilisation qui s’oppose à la sélection naturelle. Et à l’horizon de ce processus graduel, dans lequel la raison intervient donc, il y a la morale, avec ses effets bénéfiques pour tous et sa norme de l’Universel.

6 D’où le dernier point par lequel je termine cette présentation, en en sacrifiant bien d’autres : la genèse matérialiste de la morale. Car c’est bien de cela qu’il s’agit ultimement, étant données ses conséquences politiques, et qui est paradoxal : l’homme possède ce que Darwin appelle lui-même un « sens moral » et, dans « La filiation de l’homme », il se demande très honnêtement comment en rendre compte dans le contexte naturaliste de l’évolution. Car, se référant explicitement à Kant et à son idée que  ce sens moral fait la grandeur propre de l’être humain, il voit bien la difficulté qu’il y a à l’expliquer dans son contexte théorique, étant donnée l’espèce de transcendance dont il paraît doté, ainsi  que les devoirs auxquels il soumet notre nature sensible. Pour être plus précis et m’exprimer dans mon langage : comment expliquer à partir de la dimension du devoir-être, qui commande à notre vie, en partant de notre vie telle qu’elle est, ce qui constitue la spécificité d’une explication matérialiste ? C’est ici que P. Tort reprend la conception de Darwin, quitte à en forcer le trait : il n’y a pas de transcendance de la morale, celle-ci n’est qu’une illusion qui vient de l’intériorisation des exigences de la société et elle n’est qu’un aspect de ces acquis adaptatifs dont le darwinisme a parlé auparavant. La sympathie, l’instinct social associé à la raison, des motifs affectifs dont l’attention à l’approbation d’autrui, l’habitude et l’éducation suffisent selon lui pour ramener la conscience morale à l’immanence de ses causes naturelles et historiques. Et toute approche philosophique, même appuyée sur la théorie de l’évolution et voyant dans la morale un phénomène spécifique d’émergence, voire de rupture avec la vie animale ou naturelle, est révoquée comme idéologique et idéaliste. Pour être franc : c’est mon cas et, dans une centaine de pages au moins, Tort discute mon « interprétation » de l’explication darwinienne telle que je l’ai développée dans certains de mes écrits, avec une argumentation extrêmement serrée qui mérite que je lui réponde un jour.

Mais je m’en tiendrai là, sacrifiant d’autres idées originales comme sa conception d’une conscience comme « rapport à » présente au cœur de la première cellule vivante dans sa relation avec son milieu. J’espère seulement avoir donné envie de lire un pareil livre qui nous prouve, contre la doxa dominante, à quel point le matérialisme – que je considère comme une « philosophie », mais fondée sur la science et que Tort refuse comme telle – est le seul cadre au sein duquel on peut désormais atteindre la vérité sur le monde, qui est imposé par elle et qui donc en reflète la signification.

                                                                                   Yvon Quiniou

Patrick Tort, « Qu’est-ce que le matérialisme ? », Belin, 998 p.

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