yvon quiniou

Abonné·e de Mediapart

523 Billets

2 Éditions

Billet de blog 22 septembre 2016

yvon quiniou

Abonné·e de Mediapart

Marcel Conche, jeune amoureux: tout près d'un génie littéraire

Marcel Conche vient de publier les lettres qu'il envoya à celle qui, après avoir été son professeur, devint sa femme. Elles nous révèlent un amour fort et compliqué, en tension avec son goût précoce de la philosophie, mais aussi une capacité d'analyse rare pour un esprit aussi jeune. J'invite à le lire, toutes affaires politiques cessantes!

yvon quiniou

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Marcel Conche, jeune amoureux : tout près d’un génie littéraire

Lettres à Marie-Thérèse (1942-1947), HD, 2016. 

Marcel Conche, notre plus grand philosophe encore vivant ( je le juge ainsi sans être d’accord avec tout ce qu’il dit) vient de publier les lettres qu’il écrivit, à partir de 20 ans, à celle qui fut son professeur de français en première au lycée de Tulles et qui était âgée de 15 ans de plus que lui. Rencontre coup de foudre : il l’admira tout de suite et voulut d’emblée qu’elle devienne sa femme. Elle l’admirait tout autant : fille d’un universitaire brillant, elle fut éblouie par cet élève d’origine paysanne qui surpassait tous ses condisciples. Une relation amoureuse se mit en place, que l’écart d’âge n’empêcha pas, au contraire : il avait perdu sa mère à la naissance et, quoiqu’il l’ait constamment nié, c’était bien le fantasme de sa mère qu’il recherchait inconsciemment en elle, au-delà de son charme propre. Je n’ai pas encore tout lu de ce livre, mais je voudrais tout de suite vous en parler sous le coup de l’émotion.

Ces lettres sont absolument étonnantes et j’avoue que j’ai été  impressionné comme rarement je l’ai été par une correspondance amoureuse, surtout venant d’un être sortant à peine de l’adolescence. Elles témoignent d’abord d’une précoce maturité dans l’analyse de ses sentiments à l’égard de Marie-Thérèse Tronchon, son professeur : il est amoureux, mais il vit mal cet amour affectif qui l’éloigne de son amour déjà fort pour la philosophie. Ce sont deux amours qu’il ressent comme contradictoires : l’un le porte à sortir hors de soi et à vivre dans l’ordre de l’affectif, voire du sexuel, dont il se méfie. Non seulement parce qu’il le perçoit comme superficiel, le mêlant aux plaisirs du monde, le plongeant dans le « divertissement » au sens pascalien du terme, mais, du coup, parce qu’il l’éloigne de la vraie vie qui doit, selon lui, être consacrée à l’intelligence. Il éprouve déjà pour celle-ci, la vie philosophique donc, une vocation irrémédiable : elle le fait échapper au sentiment de l’absurde, de la vanité de l’existence. D’où un ensemble de lettres douloureuses, quoique sans dolorisme, marquées par une vraie souffrance existentielle et la contradiction vécue entre deux passions qu’il croit incompatibles et dont il analyse les tensions au quotidien avec une rare finesse et une rare lucidité, pour un (jeune) homme de cet âge.

Dans ces deux domaines, il a des formules qui m’éblouissent. C’est ainsi qu’il est capable de définir la tristesse comme « l’idée obstinée de son malheur que le temps efface vite » : comment le dire mieux, hélas? Et parlant de son amour pour Marie-Thérèse, il est capable d’affirmer qu’elle lui a fait aimer la vie, hors du plaisir de l’intelligence, qu’elle le rend heureux par elle-même, indépendamment de tout autre considération, et, dans le même temps, il avoue que  ce « bonheur (le) désespère » parce qu’il y perd le sentiment de son identité que seule la philosophie, fût-ce sur le mode de l’interrogation,  peut lui donner. « Un bonheur qui désespère » : je n’ai lu cela nulle part ailleurs, surtout sous la plume d’un  esprit aussi jeune ! Ou encore, contradiction supplémentaire mais d’autant plus émouvante, il peut affirmer constamment qu’il a besoin d’elle, qu’il attend ses lettres avec inquiétude, voire qu’il abandonne un travail auquel il s’était promis pour lui écrire son amour, tout en constatant qu’il en sort « mécontent », désarçonné, se sentant moins que rien… comme si l’affectivité lui faisait peur. Et, par opposition, on le voit ne cesser de vanter la gaîté de celle qu’il aime, de se souvenir du goût de son baiser sur ses lèvres … comme si le plaisir de la philosophie, dans ce cas, n’était pas grand-chose, sans qu’il se l’avoue.  Il en arrive même à vanter la chaleur de sa chambre à lui, pourtant loin d’elle, « très douce et très gaie à la fois – d’une gaieté qui ne sourit pas même »  parce qu’elle lui évoque, par transposition, celle qu’il aime : « Quel univers heureux où je retrouve qui j’aime ».

Je n’ai parlé ici que du rapport de Conche à son premier et irréversible amour, hanté irrécusablement par son amour pour une mère qu’il n’aura jamais connue. Mais il faudrait aussi mentionner tout ce qui l’excède : ses souvenirs de l’Ecole normale d’instituteurs, avec ses joies et ses peines ou ses rivalités ; son souci du monde paysan dont il vient et son aptitude à comprendre en quelque sorte le « déclassement »  de ses habitants, à savoir le fait qu’ils mènent une existence aliénée, qui les coupe de ses plus hautes satisfactions, intellectuelles et esthétiques, celles qui lui sont promises à lui, Conche : Marx n’est pas loin dans ce constat !  Enfin, et  peut-être surtout, il y a l’art minutieux et poétique avec lequel il décrit la nature dans laquelle il a vécu longtemps – qu’il s’agisse de la Dordogne, image douloureuse et belle à la fois du temps qui passe, ou des collines dans le soir qui tombe, avec sa lumière qui va disparaître – comme aussi celle que son imagination lui fait inventer dans des rêveries superbes, inspirées par son amour et où bonheur et mélancolie se mêlent inextricablement.

J’ai dit que je n’avais pas terminé de lire ce livre singulier en raison de la profondeur de ses analyses psychologiques, son tourment et le brio de son style, même quand la tristesse l'emporte. Il peut paraître osé d’en parler avant d’en avoir fini la lecture ; mais je voulais vous inviter à vous y plonger tout de suite, avant même que j’ai moi-même épuisé mon bonheur de lecture. A suivre, donc.

                                                              Yvon Quiniou

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.