Telle est l’insoutenable thèse que défend Le Figaro littéraire de ce jour (22 octobre) en rendant compte de l’immense (par la taille) somme T. Wolton, L’Histoire mondiale du communisme (en 3 t., le 3ème à paraître). J’ai parcouru le livre avec attention mais je ne le lirai pas, pour une raison simple : tout l’entreprise repose sur un contresens énorme concernant le terme de « communisme » appliqué constamment (dans l’article comme dans le livre) à ce qui s’est passé dans les régimes de type soviétique, puis sous Mao, et que j’ai dénoncé, arguments à l’appui, dans mon Retour à Marx (Buchet-Chastel, 2013). Quitte à répéter des choses dites dans de précédents billets, je tiens à y revenir une dernière fois, pour une raison qui est aussi politique et que j’indiquerai in fine.
D’abord l’idée d’utopie. Bien sûr qu’une utopie peut être sanguinaire (comme elle peut ne pas l’être : il y a eu de belles utopies qui ont fait avancer l’histoire, comme la démocratie, et d’autres qui ont été assassinées comme la Commune de Paris). Le problème est que Marx, l’accusé principal du fait que c’est lui qui a forgé la matrice théorique du « communisme », a toujours été et dès le Manifeste communiste, fondamentalement hostile à l’utopie en politique (suivi par Engels) pour une raison intellectuelle de fond : il entendait fonder (je dis bien « fonder ») son projet politique sur une base scientifique, qui est aussi une base réaliste et matérialiste (je vais y venir), à savoir l’analyse des contradictions du capitalisme, de ses lois de fonctionnement et d’évolution qui lui faisait prévoir ou prédire l’écroulement de ce système, un peu comme un ingénieur qui, analysant l’état d’une machine et ses dysfonctionnements, prévoit son blocage à terme. On peut estimer que cette prévision, c’est-à-dire ce pronostic fondé sur une diagnostic théorique, est erronée (cela peut et doit faire l’objet d’un débat), mais elle n’a rien à voir avec une projection utopique dans laquelle l’homme réalise imaginairement ses désirs ou ses espérances, verse dans l’illusion (au sens que Freud a donné à ce terme et repris par Furet), risque fort alors de se confronter dramatiquement au réel et d’y échouer (y compris dans le sang). Premier contresens, donc, indigne de l’intelligence d’un historien du communisme censé connaître Marx.
Deuxième contresens, du coup, encore plus indigne intellectuellement que le précédent mais qui est lui lié : l’idée même de qualifier de « communisme » le système soviétique et les régimes analogues construits sur son modèle. On le comprendra en se référant à la façon dont Marx concevait l’avènement du communisme à l’échelle de l’histoire (car c’est à ce niveau qu’il se situait) – j’entends : sur la base de quelles conditions et sous quelle forme ? Le schéma constant de son analyse (exposé dans la magnifique Préface de 1859 à la Critique de l’économie politique, mais aussi dans le Manifeste) est d’affirmer que le communisme ne peut être que l’héritier du capitalisme développé. D’abord de ses conditions économiques, à savoir un fort développement des forces matérielles de production, en l’occurrence la grande industrie. Ensuite de ses condition sociales : un immense majorité de travailleurs salariés, liés directement ou indirectement à cette grande industrie, mais tous exploités à des degrés divers et sous des formes diverses par le capitalisme. Enfin, un processus spontané et « immensément majoritaire » de transformation politique. D’où l’idée qu’il ne pouvait être que démocratique, puisque le processus révolutionnaire non seulement devait se déployer « au profit » de l’immense majorité, mais devait être l’œuvre de cette majorité. Cela est en toutes lettres chez lui ! La notion de « dictature du prolétariat », mal comprise (dictature, prolétariat) a fait écran et a empêché de voir à quel point l’inspiration politique de Marx était fondamentalement démocratique (il s’est d’ailleurs battu toute sa vie pour la liberté, y compris contre la répression dont il était la victime), combien le communisme n’était que la démocratie elle-même, dépassant le seul champ politique hérité d’une éventuelle révolution bourgeoise et investissant les champs social et économique – donc qu’il était une démocratie complète, y ajoutant même un souci fort de l’épanouissement individuel (ce que qu’on appelle l’émancipation), mais de tous les individus.
Quand on a compris cela, comment peut-on encore soutenir honnêtement, sur un strict plan intellectuel et qu’on soit pour ou contre Marx, que la révolution bolchevique initiée par Lénine et prolongée ensuite par le stalinisme, correspondit en quoi que ce soit à ce schéma, qu’elle fut « une interprétation littérale du marxisme » (Le Figaro littéraire, p. 2) : société peu industrialisée et largement agraire, classe ouvrière très minoritaire et décimée ensuite par la guerre civile, parti politique unique faisant la révolution surtout au nom du peuple, etc.. Elle fut, en réalité et comme l’a dit intelligemment Furet (que Wolton cite pourtant souvent), une « déviation subjectiviste du marxisme » : pourquoi rejeter ou oublier cette formule parfaitement exacte ? Certes, Marx à la fin de sa vie, échangeant avec une intellectuelle russe Vera Zassoulitch, avait envisagé qu’une révolution de type communiste puisse se déclencher en Russie du fait de la structure cryptocommuniste de la commune agricole russe ; mais il avait exclu qu’elle puisse réussir sans l’aide d’une révolution en Occident qui lui aurait apporté ses « acquêts » (ou ses acquis). Cette révolution n’eut pas lieu, elle fut écrasée dans le sang en Allemagne (comme quoi il y a des régimes non communistes et non utopiques qui sont parfaitement sanguinaires !) et Lénine, qui connaissait parfaitement la théorie de Marx, en eu conscience et eu conscience assez vite que sa révolution était dans une impasse : d’où la NEP, la décisison de revenir à des formes partielles d’économie capitaliste, sa crainte aussi que « le socialisme dans un seul pays », qui se dessinait, ne mène à la catastrophe, avec Staline à l’horizon dont il avait anticipé la menace.
Précisément, cette catastrophe eu lieu après sa mort, avec le stalinisme. Je renvoie ici au livre magnifique de Moshe Lewin, Le siècle soviétique (Fayard), informé, plein de lucidité, intransigeant et critique, quoique sans parti-pris a priori. Il signale d’abord qu’il ne faut pas surstaliniser l’ensemble de l’expérience soviétique, le stalinisme hard et terrible de Staline ayant été suivi d’un stalinisme soft, et il a le courage intellectuel de signaler des acquis sociaux incontestables (je n’insiste pas ici). Mais s’agissant du stalinisme lui-même, sous Staline donc, il est à la fois impitoyable (comme moi) mais tout autant honnête intellectuellement et politiquement en refusant d’y voir le moindre socialisme ou communisme : une base sociale ouvrière qui est resté longtemps minoritaire, une absence flagrante de démocratie sociale avec des syndicats sans aucune autonomie vis-à-vis du Parti communiste et, en fin, last but not least, un pouvoir politique dictatorial sous Staline : ladite « dictature du prolétariat » se transforma très vite en dictature du Parti sur le prolétariat et en celle de Staline sur le Parti et donc sur l’ensemble du peuple. S’y ajouta une contrainte au travail assez ahurissante avec le Goulag, une criminalité de masse inacceptable de caractère directement politique (c’est là, effectivement la dimension effroyablement sanguinaire de cette expérience) et, du même coup, y compris après Staline, une violation de la démocratie dans de nombreux domaines : politique, bien sûr, mais aussi culturel avec une idéologie officielle, la censure dans l’art en général comme dans la pensée, le refus de toute dissidence intellectuelle, un Etat omniprésent à la place de son dépérissement, etc. Or, tout cela ce n’est pas du communisme (ni même du socialisme) et Moshe Lewin a parfaitement raison de dénoncer une véritable « comédie des erreurs » qui se joue dans le fait de qualifier ce système de « communiste » ou de parler de « socialisme soviétique » (op. cité, p. 477) – comédie que Wolton et Le Figaro rejouent à leur façon sans le moindre scrupule. Il se dit même effaré par cette absence de scrupules et donc de rigueur dans ce domaine qui est celui des sciences sociales, où il est question de comprendre un moment significatif et crucial de l’histoire mondiale. Que dirait-on, ajoute-t-il, d’un zoologue qui « devant un hippopotame » le qualifierait de « girafe » (ib.) ? Eh bien, Wolton est comme ce zoologue à qui on refuserait du coup une chaire de zoologie, sauf qu’ici on est dans l’histoire : mérite-t-il le titre d’historien lui qui assimile, mais à charge dans ce cas, le communisme ou le socialisme au stalinisme avec toute son horreur ?
Je conclus par le propos directement politique que j’annonçais. Ce qui est jeu dans cette entreprise éditoriale (comme dans d’autre, plus anciennes : le Dictionnaire critique de la Révolution française, le Livre noir du communisme, etc.) est une stratégie politique de conditionnement idéologique forcené. Il s’agit, par l’équation « communisme = utopie sanguinaire » ou encore « marxisme = Goulag ou dictature », complétée et prétendument justifiée par l’injonction « voyez ce qui s’est fait à l’Est au nom de Marx », d’invalider sur le fond l’idée communiste en elle-même ou ce que Badiou appelle pourtant modestement « l’hypothèse communiste ». Autrement dit, à l’heure où le capitalisme mondialisé fait preuve d’une barbarie sauvage et alimente du coup, par réaction, d’autres barbaries, alors que des partis réellement communistes, ayant fait leur autocritique (fût-elle insuffisante) continuent d’exister et que se font jour des contestations diverses et radicales de ce même capitalisme (Grèce, Espagne, Portugal, Angleterre) , alors que le marxisme lui-même retrouve une étonnante jeunesse chez les intellectuels, il s’agit d’occulter ou de discréditer l’idée qu’il existe une alternative à l’inhumanité présente se notre système social en la présentant comme un fantasme dangereux. Franchement, M. Wolton, votre entreprise non seulement n’est pas admissible théoriquement, mais elle est moralement décevante. Comme le disait Camus, dont vous devriez vous souvenir puisqu’il n’était ni communiste ni marxiste : « En nommant mal les choses, on augmente le malheur du monde ».
Yvon Quiniou
Additif (un adjectif modifié ce 25 octobre): J'ajoute aujourd'hui 23 septembre cet additif après avoir lu l'article de L. Joffrin sur le livre d'A. Sénik dans le "Libération" de hier. Il consite à présenter le livre en question, consacré à dénoncer "Le Manifeste communiste". Je connais l'auteur pour avoir fait un compte rendu critique d'un livre précédent où il prétendait faussement que Marx n'en avait que faire des Droits de l'homme.Il est rare que j'emploie le vocabulaire qui va suivre, mais je fais le faire quitte à me faire un ennemi de L Joffrin, s'il me lit: cet article est proprement lamentable, reprenant les préjugés les plus éculés sur Marx, sur le fond d'une part d'une ignorance ou d'une incomprhénsions totales de ce que Marx a dit, d'autre part d'un anticommunisme personnel indigne d'un homme qui se dit de gauche. C'est pire que du Wolton. On se croirait dans "Minute" ou dans "Valeurs actuelles". Pauvre époque!
Voir aussi ma note finale de réponse: elle répond à mes interlocuteurs en annoçant un nouveau billet.