La mort, la beauté, l'art et la vie. Extrait de "L'art et la vie" paru au Temps des Cerises.
Un fil aura noué les moments successifs de ce récit, avec ses digressions et ses réflexions entremêlées, mais délibérées : le rapport de la mort et de la beauté, envisagé cependant dans un seul sens. Car la mort n’est absolument pas belle, elle est horrible pour l’affectivité – La Rochefoucauld, à la fin des ses Maximes, dit à peu près que ceux qui le nient se mentent à eux-mêmes – et elle est tout autant irreprésentable pour l’imagination ou la pensée. Concevoir qu’elle puisse un seul instant nous attirer ou nous séduire m’est totalement étranger… même si celle-ci s’approchant inévitablement à pas de loup, mais audibles cependant, il m’arrive d’y apercevoir furtivement comme une étrange paix. Mais n’est-ce pas là l’effet d’une baisse discrète de la vitalité ? Car la vie étant une résistance à la mort, son affaiblissement, aussi minime soit-il, peut se traduire par un affaiblissement comparable de cette résistance comme de l’horreur qu’elle inspire en temps normal, si je puis dire. En quelque sorte, nous n’avons plus la force de crier à la mort, mais nous ne la trouvons pas belle et nous ne l’aimons pas pour autant.
Non, décidément : c’est vraiment dans l’autre sens qu’il faut envisager ce rapport, pour conclure et résumer des propos épars dans ce qui a précédé. Une interrogation les sous-tend : la beauté nous sauve-t-elle de la mort, non évidemment au sens où elle la supprimerait, mais au sens où elle nous la ferait oublier et nous ferait vivre un moment hors du temps – propos paradoxal dans ses termes mêmes, je l’avoue : comment peut-on vivre « un moment », formule qui implique la temporalité, « hors du temps », sauf si cette expression se contente de traduire une illusion réelle, réelle comme toute illusion mais néanmoins fausse sur le fond, inhérente à l’expérience esthétique ? « Ô temps suspend ton vol ! » s’exclamait Lamartine dans ce poème autant méditatif que descriptif qu’est Le lac, à quoi Alain, en bon rationaliste, répondait en soulignant le paradoxe que j’ai indiqué : « Pendant combien de temps le temps va-t-il suspendre son vol ? » Or, la réponse à mon interrogation sur la beauté comme échappatoire au temps est à mes yeux incontestablement oui, et ce que j’ai vécu à Sienne, comme dans d’autres expériences antérieures mais à un degré plus fort dans ce cas, me confirme pleinement dans cette conviction. Reste à préciser une dernière fois le contenu de cette expérience et, surtout, à tenter de l’expliquer sans céder aux tentations de l’irrationnel pour ne pas s’offrir aux objections des esthètes qui, tout en aimant la beauté naturelle ou artistique, refusent d’y introduire une quelconque dimension d’absolu dans laquelle ils flairent un retour subreptice, involontaire et inconscient, mais néanmoins injustifié, d’une catégorie religieuse. Ne m’a t-on pas souvent reproché, à moi l’irréligieux et devant la manière enthousiaste dont je vis l’art et exprime l’émotion qu’il m’inspire quand je l’aime, d’entretenir un rapport religieux à celui-ci !
On pourrait en effet m’objecter que la beauté – des choses ou de l’art – se profile, comme toute réalité particulière du monde, sur le fond de sa disparition inéluctable, proche ou lointaine, donc sur fond de mort. Mon ami Marcel Conche, à nouveau, imprégné sur ce point de la conception de Heidegger selon laquelle l’homme est un « être-pour-la-mort », habité par son « souci », avoue avoir avec celle-ci un rapport constant et l’on ne voit pas, lorsqu’on le connaît, comment un coucher de soleil ou un tableau (il se dit d’ailleurs peu sensible à l’art, lui préférant la nature) pourrait l’en détacher. Or ce n’est pas ce que j’expérimente pour mon propre compte, qu’il s’agisse de la beauté des choses (quand je m’en tiens à la considération de leur beauté : je sais bien qu’un coucher de soleil passe) ou, surtout, de la beauté artistique. C’est bien à une sortie hors du temps que l’émotion esthétique me fait croire ou même, pour être encore plus précis et provocateur, c’est bien une pareille mise entre parenthèses du temps que me fait vivre ou percevoir cette émotion. Je réalise bien, quand je ne suis plus immergé en elle ou que je fais un effort délibéré pour m’en abstraire, que ce n’est là qu’une illusion – on va bientôt, par exemple, apprendre que le musée ferme et je dois me presser pour tout voir de l’exposition. Mais l’illusion n’est pas une simple erreur de l’esprit que la réflexion pourrait dissiper : elle correspond à une expérience vécue sans conteste par la conscience et elle y trouve un poids de réalité subjective, sinon de « vérité vécue », proprement irrécusable, irréductible et inéliminable… tout le temps qu’elle dure !
Oui, face au beau, je suis immortel… même si je suis mis en présence de la fin annoncée du monde comme dans le film Mélancholia de Lars von Trier, dont la dernière scène est magnifique de douceur et de réconciliation avec la condition humaine, ou si je suis devant le spectacle d’un couple dont l’un des membres va mourir et dont l’autre l’entoure d’une affection infinie, comme dans Amour du cinéaste Haneke. La mort, dans les deux cas, ne cesse pas d’être horrible et laide en elle-même, mais son approche, car c’est de cela qu’il est question dans ces films, avec sa charge de sentiments encore vivants qu’elle suscite chez les personnages, nous est représentée sous une forme qui est belle et nous émeut esthétiquement, nous la faisant curieusement oublier alors que sa venue – j’entends bien sa venue seulement – est là, devant nos yeux.
Je viens de parler de représentation esthétiqueet de forme : ici est sans doute l’explication, que je tire d’une longue et ancienne réflexion sur l’art – sachant qu’on peut la transposer à la beauté naturelle quoique celle-ci nous soit seulement présente et non représentée. J’ai largement conscience, bien entendu – et je l’ai écrit ailleurs – que l’expérience esthétique n’est jamais « pure » comme Kant réclamait, mais réclamait seulement, qu’elle le soit. Trop d’intérêts humains, largement insoupçonnés de nous, s’y mêlent et déterminent le plaisir qu’on y prend parce qu’ils y trouvent un exutoire, intérêts sur lesquels les sciences humaines, après Nietzsche et avec Freud, ont mis l’accent : pulsions, affects, désirs, sentiments, réminiscences affectives, sexualité, traumatismes infantiles, angoisses, etc. Ceux-ci sont associés au contenu de l’œuvre, qui les éveille ou les réveille : c’est en lui qu’ils s’expriment, fût-ce d’une manière voilée et sublimée qui nous fait croire à leur absence, et c’est par son intermédiaire que l’œuvre nous touche humainement, nous intéresse au sens où elle touche ces divers intérêts dans lesquels notre affectivité la plus intime est impliquée, hors de toute considération strictement esthétique.
L’art est par conséquent aussi, sinon surtout, une affaire de sentiment(s), pour employer un terme générique, que l’artiste, sortant de cet isolement subjectif qui est notre lot commun, a la capacité de communiquer aux autres : il est, comme le dit très justement le psychologue russe Vygotski, une « technique sociale du sentiment ». Le nier, c’est passer à côté de ce qu’il nous apporte et que rien, en dehors de lui et des relations aux autres êtres humains qui nous font vivre, ne peut nous apporter. A ce niveau, l’émotion devant le beau est bien dans le temps et l’agitation qui peut nous prendre, les souvenirs qui nous reviennent, les larmes mêmes qui nous assaillent et coulent, nous le rappellent constamment. Mais, et c’est ce qui importe pour notre question, ce contenu est cependant mis en forme et non simplement reproduit ou répété. C’est en ce point que tout se joue : la mise en forme est imposée au contenu par l’artiste, dans le cadre d’une recherche spécifiquement esthétique qui, cependant, il faut le préciser, lui est constamment ajustée ; du coup, elle le transforme au sens où elle le déréalise : l’esthétisation neutralise, éloigne, affaiblit la réalité affective ou sentimentale que l’œuvre contient et exprime. Dans cette distanciation et grâce à elle, qui interdit un déferlement violent des sentiments risquant de nous rendre aveugle au beau, se glisse alors une attention proprement esthétique à la forme elle-même, c’est-à-dire à « quelque chose » qui échappe au temps et advient à notre regard (quand il s’agit de peinture) dans un espace formel qu’on peut dire éternel par sa fixité. Nous sommes bien, non plus en nous, dans nos affects, mais hors de nous, dans l’œuvre, et c’est l’extase – l’ex-tase, avec un tiret – dont j’ai donné des exemples personnels.
A quoi j’ajouterai une dernière idée : le contenu subjectif, affectif, sentimental, etc., de l’expérience esthétique ne s’est pas magiquement évanoui, il est toujours là avec sa temporalité particulière qui le voue à la disparition. Mais projeté dans l’œuvre au sein de laquelle il paraît exister, il semble lui aussi échapper au temps puisqu’il habite un objet culturel destiné à durer à l’extérieur de nous et sans nous, dans l’espace préservé des œuvres, quel qu’il soit (musées, livres, etc.), et c’est alors nous qui en devenons « éternels ». L’art nous rend donc immortels à la fois parce qu’il est le lieu d’une expérience de la forme belle et parce qu’il objective notre subjectivité, parfois la plus profonde ou la plus enfouie, dans un objet qui en est le miroir : il ressuscite ce qui, tenant par exemple à notre plus lointaine enfance, paraissait mort, sans qu’il soit besoin, comme Proust le laisse parfois entendre, de croire à un arrière-monde transcendant pour concevoir le surgissement et la persistance de cette vie. Ce n’est pas que le temps ne passe pas – il peut même abîmer les œuvres – et que le temps perdu ne soit pas réellement perdu ; mais grâce à l’art, compris pourtant dans sa plus stricte immanence, on peut y échapper ou le retrouver au sein d’une illusion, certes, mais qui est constitutive de la conscience esthétique.
« Elle est retrouvée !
Quoi ? – L’Eternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil. »
Ce que disent ces vers magnifiques de Rimbaud et qui vise une beauté naturelle, s’applique à la beauté produite par l’art en général et illustre exactement mon propos. Non seulement il l’illustre, mais l’émotion que j’éprouve à les lire m’en offre le témoignage direct.
Yvon Quiniou
PS: Je me permets de livrer à mes lecteurs occasionnels cet extrait de mon dernier livre: c'est la fin d'un récit, "De la mort à la beauté", qui suit l'essai théorique "L'art et la vie" et qui en traduit quelques idées. Il me semble que c'est aussi le rôle de Médiapart de se faire l'écho d'un livre (j'ai assumé ce rôle à plusieurs reprises ici même), fût-il de l'auteur du billet!