Face à la victoire idéologique de la droite, relancer la lutte d’idées
Un vent mauvais souffle sur notre époque, pas seulement en France mais dans de nombreux pays d’Europe, qui fait penser aux années trente du siècle dernier, avec les conséquences que l’on sait : il porte en avant les idées d’une droite dure, libérale voire néo-libérale au plan économique, remettant en cause les acquis sociaux et même sociétaux antérieurs. C’est le cas de F. Fillon chez nous, soutenu par un catholicisme rétrograde dans le domaine des mœurs, mais il y en a d’autres exemples inquiétants, avec ce qu’il se passe en Hongrie et en Pologne spécialement – sans compter les risques qui pèsent sur la démocratie, dont le FN en est l’illustration, quoi qu’il dise en affichant un visage républicain parfaitement mensonger.
Il faut donc partir d’un constat terrible : la droite a gagné pour l’instant la bataille idéologique, pour trois raisons. D’une part, elle a su mener patiemment une lutte d’idées, y compris à un haut niveau théorique, en s’inspirant paradoxalement de Gramsci (voir la revue Eléments de la Nouvelle droite, qui l’avoue explicitement) pour qui la conquête du pouvoir politique passe préalablement par l’instauration d’une « hégémonie intellectuelle » sur les consciences. Cette stratégie date d’il y a longtemps, de l’époque des théoriciens du néo-libéralisme inspirés par Hayek, prétendant que le socialisme mène à la servitude (voir La route de la servitude, PUF), préconisant la liberté du marché, n’accordant à l’Etat que des fonctions régaliennes et rassemblant autour de lui de nombreux intellectuels et hommes politiques, qui se réunissent chaque année à Davos, en Suisse, pour affiner, développer et mettre en œuvre leur projet. Au passage : sait-on que certains dirigeants du PS y sont allés et s’y sont fait applaudir ? D’autre part, il y a incontestablement l’échec du système soviétique, dont l’amalgame opéré avec le marxisme lui-même a fait croire que ce dernier était obsolète, l’histoire ayant prétendument tranché définitivement. De ce point de vue, les communistes, hormis quelques intellectuel plus audacieux mais peu écoutés à l’époque, n’ont pas su ni prendre suffisamment leurs distances avec ce système en son temps, ni même, depuis, en faire une analyse approfondie qui aurait convaincu que c’était un régime de type stalinien qui avait échoué et non le socialisme, encore moins le communisme. Or ce contresens, commun aux partisans d’autrefois de ce régime (qu’ils idéalisaient) et à ses adversaires (qui le haïssaient) – ce que j’appelle « l’imposture sémantique du 20ème siècle » – pèse des tonnes sur les esprits en décrédibilisant par avance toute perspective d’une alternative à l’économie capitaliste comme toute pensée qui s’en réclame. Enfin, il y a un élément tout aussi important : la faillite de la social-démocratie qui, un peu partout, a partagé ce diagnostic et a trahi son identité idéologique originelle… qui était pourtant marquée par les idées de Marx ! L’expérience de la présidence Hollande en est le symbole le plus fort pour nous, avec ses effets catastrophiques : le ralliement, dénié dans un premier temps, du PS français au libéralisme économique et l’abandon insupportable de sa promesse électorale, à savoir électoraliste, de lutter contre la finance, annoncée hypocritement mais jamais réalisée. On en voit les conséquences aujourd’hui : un effondrement complet des positions de pouvoir acquises dans les institutions par le partis qui avaient soutenu Hollande, une déception énorme dans le peuple qui l’entraîne à ne plus croire dans la politique et, du coup, une dévalorisation du concept de « gauche » qui a atteint, par ricochet, ceux qui pourtant s’opposaient à cette dérive, les communistes en tête. Avec cette ultime conséquence : une montée sans précédent du FN, y compris dans les couches populaires les plus déshéritées (qui votaient souvent pour le PC !). Abandonnées ou se sentant abandonnées par ladite « gauche », elles se laissent séduire par ce nouveau populisme d’extrême-droite, qui risque de les décevoir cruellement s’il arrive au pouvoir, ce qui n'est pas exclu, hélas.
On voit alors clairement la tâche qui s’impose aux progressiste en général, aux communistes en particulier : relancer du même mouvement la réflexion théorique et critique dans tous les domaines et diffuser les résultats de celle-ci auprès du plus grand nombre. Dans tous les domaines, dis-je : démasquer le capitalisme en éclairant les dégâts humains produits par la libre entreprise, analyser ses nouvelles formes d’oppression, dissiper ses mythes idéologiques comme celui qu’il servirait l’individu ou que la croissance résoudrait automatiquement les problèmes sociaux, oubliant que c’est le partage des richesses qui en est la solution, revaloriser le rôle de l’Etat et les nationalisations, en refusant l’amalgame avec cequ’elles ont donné dans les pays de l’Est, et rappeler à ce propos que, pour Marx, le socialisme n’était réalisable qu’à partir des conditions économiques fournies par capitalisme développé – ce que peu osent dire ou rappeler. Enfin, ne pas craindre de critiquer aussi l’emprise nouvelle des idées religieuses,quelles qu’elles soient, en montrant qu’elles sont massivement (je ne dis pas exclusivement) un facteur d’aliénation et en reprenant la tradition rationaliste qui a alimenté longtemps la vie du PCF (voir le livre récemment réédité de Marcel Cachin, Science et religion). La complaisance dans ce domaine est pour moi une vraie démission idéologique qui alimente la pensée de droite et son influence.
Tout cela peut s’appuyer sur ce qui se fait déjà dans le champ théorique (œuvres, revues, université, associations comme Espaces Marx, etc.), mais qui reste peu connu de la population parce qu’il est régulièrement censuré par les médias dominants : quels sont ceux qui osent chroniquer un ouvrage marxiste de qualité, voire un grand ouvrage de ce type quand il paraît ? Ils préfèrent commenter quelques vedettes illustrant et alimentant superficiellement le conformisme idéologique ambiant, dont on aura vite oublié les écrits demain, ou des penseurs plus intéressants, certes, mais qui tendent à obscurcir la compréhension rationnelle de l’injustice sociale, refusant, comme Foucault, de parler d’exploitation ou d’aliénation, de nommer le capitalisme par son nom et de le dénoncer frontalement. Mais il faut amplifier ce mouvement de réflexion critique qui s’amorce fortement et le rendre public, en ayant bien conscience que les idées jouent un rôle dans l’histoire, qu’elles ne sont pas seulement un reflet passif des conditions socio-économiques (ce qui permet d’excuser certaines d’entre elles et ceux qui les professent, comme dans le cas de l’islam) et que, lorsqu’elles s’emparent des masses, elles peuvent devenir « une force matérielle ». Bref, la révolution communiste a besoin de l’intelligence au plus haut niveau et d’un combat idéologique accru auprès des masses, trop longtemps délaissé, en faveur d’une conception du monde et de l’homme, rationaliste et matérialiste, très éloignée des opinons à la mode qui confortent le tragique de notre présent, en le dissimulant.
Yvon Quiniou. Dernier ouvrage paru : Misère de la philosophie contemporaine, au regard du matérialisme, L’Harmattan.