L’étrange écologie apolitique de Bruno Latour
Bruno Latour est un défenseur de l’écologie à la mode ces temp-ci. A l’occasion de la sortie de son livre Face à Gaïa, il est interviewé ici ou là (une page entière dans le journal Ouest-France, pas spécialement progressiste) et La grande librairie, sur Fr3, lui a consacré sa dernière émission. Pourquoi pas, après tout, tant ce qu’il dit est riche d’informations et, surtout, tant l’écologie est une cause fondamentale puisqu’elle met en jeu l’avenir même de l’humanité, sa vie sur terre à terme. Sauf que ce succès médiatique ou d’écho a une raison toute simple que je vais présenter brièvement, après avoir indiqué quelques points faibles de son discours.
L’ensemble de celui-ci souffre d’être à la fois totalisant et emphatique. Totalisant parce que sa critique écologique vise nos modes de vie et la vie sociale dans tous leurs aspects, de la sauvegarde la micro-agriculture à la défense du « territoire » ou du « lopin de terre » que le développement technique a bouleversés et parfois heureusement, quoi qu’en ait dit un autre « écologiste » fasciné par le rapport à la nature des peuples primitifs, à savoir Descola. Mais aussi parce que cette crise est mondiale et trouve sa source partout (y compris, hélas, en Chine), ce qui est exact. Emphatique également parce que ses responsables sont mal nommés ou peu identifiés clairement, ce qui n’aide guère à trouver une solution politique à cette crise. C’est ainsi que c’est le monde contemporain, dont les prémices sont dans le passé avec le règne de la production économique initiée par « l’homme en général », qui en est la cause, sans plus puisque le propos est générique. De même, quand il s’agit de repérer des « sauveurs » il fait appel à la diffusion d’un culture écologique dont le support serait ce qu’il appelle … « une classe écologique » (souligné par moi) ! On est ici, je le dis tout net, en plein délire sémantique : les écologistes au sens strict sont minoritaires (il l’a reconnu dans son émission) et, surtout, il ne constituent pas une classe : il suffit de lire Marx ou d’autres sociologues, pour savoir qu’une classe ne se définit pas par une « culture » (même si elle y est présente) mais par un statut socio-économique très précis, dans lequel la propriété privée des moyens de production joue un rôle essentiel, avec la recherche effrénée du profit du côté de la classe dominante.
Or c’est là que le bât blesse essentiellement et qui explique son succès : Latour ne veut pas mettre en cause le capitalisme en tant que tel alors que tous les esprits lucides et de gauche le disent : c’est bien celui-ci qui est la cause première et essentielle de notre crise écologique. Je ne développe pas ce que j’ai pu écrire ailleurs dans « L’inquiétante tentation de la démesure », mais il suffit de rappeler ce qui suit : son moteur est la recherche absolue du profit donc, aveugle sur ses conséquences humaines (l’exploitation et les inégalités sociales) et surtout, ici, une exploitation de la nature qui ne tient pas compte des dégâts qu’elle lui fait subir, avec ses conséquences sur l’homme puisqu’il en fait partie et en dépend : voir le réchauffement climatique, entre autres. Mais il y aussi l’extension ou l’expansion mondiale de ce même capitalisme qui, par exemple, multiplie les échanges commerciaux d’un bout à l’autre de la planète et l’abîme considérablement, en consommant au surplus une énergie folle. Je pourrais multiplier à l’envie les exemples : ils montreraient tous que la diffusion d’une « culture écologique » généralisée et l’appel à des modes vie et de consommation plus sobres ne suffiront certainement pas à résoudre cette crise, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas y recourir. Mais l’essentiel se trouve dans le refus du capitalisme et de sa logique inhumaine, ici anti-écologique. Etre un écologique conséquent et responsable, c’est donc refuser le capitalisme et proposer non seulement une autre société mais une autre civilisation. Etre écologique, je le répète délibérément, c’est être anti-capitaliste et risquer de déplaire, ce qu’il faut assumer. « Green is red » comme on dit, ce que Latour se garde bien de déclarer.
Yvon Quiniou