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Billet de blog 24 mai 2024

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Les deux manières d'aimer la musique

Il est important de savoir aimer vraiment la musique. Car il y a une manière qui se contente de l'appréhender dans sa forme. Elle passe alors à côté de l'autre manière, attentive à son contenu implicite et qui lui donne un sens affectif profond: celui-là même que le musicien lui a donné sans en avoir une claire conscience. C'est ce sens qu'il nous faut entendre pour en jouir vraiment!

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 Les deux manières d’aimer la musique

J’ai beaucoup écrit sur l’art et son enracinement dans la vie et cela vaut pour la musique, contre ceux qui, à la façon de Santagio Espinosa, réduisent l’émotion musicale à une appréciation purement formelle, à savoir celle de la forme de la musique en tant que suite de sons s’adressant à l’oreille et dépourvue de sens vital. Je suis donc en désaccord radical avec cette conception, mais je viens de faire une expérience étonnante en écoutant du Vivaldi, que je vais restituer et analyser ici, brièvement.

Je me suis d’abord contenté d’écouter cette musique magnifique d’une manière un peu superficielle ou distraite, me limitant à être réceptif à des sons qui parvenaient à mon oreille et j’y ai pris un plaisir évident, mais en quelque sorte « lointain », provenant effectivement de la forme musicale avec ses élans, ses violences, ses montées aigues d’une rare pureté, mais aussi ses descentes ou ses calmes, avec ses harmonies mélodieuses et délicieuses. C’étaient bien un univers de sons qui me plaisait et parvenait à moi. Mais brusquement, devant la beauté de cette musique (il s’agissait de concertos), je me suis en quelque sorte réveillé et secoué et j’ai décidé de l’écouter autrement : en allant vers elle pour m’y introduire, plus : m’y enfoncer en montant  hors de moi pour la rejoindre dans son intériorité et au cœur d’un lieu spirituel que je percevais comme transcendant mon individualité - un peu comme ce qu’il se passe chez Proust face au beau, avec sa tentation idéaliste d’y voir un univers à part, à la Platon, hors du temps terrestre : j’appelle ce mouvement subjectif de mon esprit une « transascendance », une montée vers une transcendance imaginée, sinon imaginaire, propre alors à l’expérience esthétique musicale en particulier. Sauf que, simultanément et paradoxalement, je m’y retrouvais pleinement dans ma pleine intériorité affective. Or ce point est décisif et j’en ai parlé ailleurs : la musique cesse clairement d’être une suite de sons dépourvue de sens, elle exprime un ou du sens lié à la vie affective du musicien et pas seulement provoqué en nous ; c’est pourquoi il y a des musiques joyeuses ou tristes, et pas seulement vives (fortes) ou atones, faibles sur le plan sonores, pour me contenter de ces exemples. Sachant, et il faut y insister, que ce sens n’est pas traductible en concepts, qu’il n’est en rien une signification explicite comme peut l’être un message verbal et qui ferait l’unanimité ; il est aussi interprété par chacun d’entre nous et c’est pourquoi sa réception peut donner lieu à des avis divers (tout le monde n’aime pas la même musique), d’autant qu’il y a des musiques (classique, jazz, rock, musique concrète) qui touchent (ou pas) des niveaux différents de notre subjectivité sensible ou affective. C’est ce que j’appelle le langage muet de la musique, langage qui existe donc mais qui demeure muet parce que son sens n’est perceptible que par et dans cette expérience unique qu’est l’écoute musicale.

De ce point de vue, il faut dire que la réduction de l’émotion musicale à sa dimension formelle telle que je l’ai précisée, relève chez l’amateur de musique de la seule conscience qu’il a de son émotion. Or cela revient à ignorer l’inconscient qui est en nous, essentiellement affectif, et dont l’existence ne renvoie pas au seul Freud mais, avant lui, à Nietzsche - inconscient dont il a signalé remarquablement, dès Humain, trop humain, qu’il détermine nos sentiments et nos idées et, du coup, en les masquant à cette même conscience et en en faisant un lieu d’illusions sur soi qui les ignore. C’est pourquoi il a pu dire qu les artistes en général, quand ils parlent de  l’art, sont de bons « descripteurs » mais de mauvais « explicateurs ». Et cela est vrai des penseurs qui, comme Espinosa, s’en tiennent à l’expérience consciente de la beauté, spécialement musicale. On lui (leur) opposera cette splendide affirmation du même Nietzsche selon laquelle « la musique est le moyen qu’ont trouvé les passions pour jouir d’elles mêmes » ou celle de Hugo pour qui « la forme c’est le fond qui remonte à la surface ». Cela explique l’intensité de l’émotion musicale quand elle touche ce qu’il y a de plus profond et de plus intime en nous et il faut l’admettre ! Soyons donc attentifs à la musique en profondeur, pour en jouir pleinement ! Et je ne suis pas sûr que les commentateurs de celle-ci que j'entends à la radio, tout spécialement et malgré leur compétence technique, se situent dans ma perspective...

                                                         Yvon Quiniou

PS : Sans vouloir insister davantage, j’indique seulement que j’ai développé ce point de vue dans mon livre L’art et la vie et que depuis j’ai rencontré l’accord d’un important théoricien de l’art, Marc-Mathieu Münch, professeur honoraire à l’Université de Lorraine, qui a mis en avant dans se écrits  l’idée de « l’effet de vie » pour révéler l’essence de l’émotion esthétique.

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