L’idéologie et son pouvoir
Je me permets ici de présenter ce qu’est l’idéologie et son pouvoir, à partir de mon récent livre qui a précisément ce titre. Pourquoi cette intervention sur un pareil thème ? D’abord parce que si l’on trouve nombre d’analyses partielles de l’idéologie chez de nombreux auteurs comme Althusser, Sève, Gramsci pour m’en tenir au courant marxiste, je ne connais pas un seul ouvrage qui aborde ce thème en lui-même et sous toutes ses faces (hormis un bref ouvrage Michel Vadée, autrefois, mais purement universitaire). Mais surtout et du coup, c’est la situation contemporaine de la réflexion, spécialement en France, qui m’inquiète profondément, tant sur le plan intellectuel que dans la société elle-même et ses médias : depuis la déferlante libérale qui a envahi l’Europe après la disparition de l’URSS, nous assistons à une régression de la pensée collective dans un sens politique libéral, précisément, favorable au capitalisme, aggravant, à travers l’action des gouvernements, les conditions de vie des peuples nationaux et les inégalités sociales, alors que la richesse des riches augmente scandaleusement. Avec en plus une dégradation des idées de certains intellectuels médiatiques comme Comte-Sponville (qui fut communiste, eh oui) ou Michel Onfray, ex-gauchiste de talent… sans compter les dérapages nationalistes d’un Houellebecq ou d’un Zemmour ou même, à l’extérieur, la montée de courants religieux extrémistes un peu partout, comme en Hongrie ou en Pologne, nourrissant une montée de l’extrême-droite très inquiétante, comme en Italie, voire même à travers l’islam.
Eh bien, en présentant ainsi mon propos, je l’ai déjà justifié sur le fond, puisque à travers tous ces thèmes – la politique, le libéralisme, l’extrême-droite, les médias, la religion – j’ai pointé le vaste domaine de l’idéologie justement, avec ses idées rétrogrades aujourd’hui et son poids sur nos consciences, sans que nous en ayons clairement conscience… ce qui est une caractéristique de l’idéologie ! Sauf que je ne l’ai pas définie dans son essence, ce que je vais faire à partir de mon livre et à l’aide de nouveaux exemples.
Premier point, on l’aura deviné : son champ est vaste, je n’en reprend pas le contenu, et il intègre ce qui paraîtrait devoir lui échapper comme la religion pour les croyants, censée provenir, dans ses dogmes ou ses croyances, de Dieu. Seule la science lui échappe même si certains savants s’efforcent d’en interpréter le contenu dans un sens idéaliste qui n’est pas fondé (voir Bernard d’Espagnat dans le domaine de la physique) et il y a une discipline qui a cru longtemps lui échapper, à savoir elle la philosophie elle-même… jusqu’à la venue de Marx, vous l’aurez deviné. Encore faut-il, grâce à lui, éclairer, plus : définir son essence depuis son ouvrage de référence ici, L’idéologie allemande et ses Thèses sur Feuerbach. Or elle se caractérise par deux choses, son origine et sa fonction.
Son origine d’abord : les idées, les croyances, les valeurs, etc., dont elle est constituée, ne tombent pas du ciel, si je puis dire, ni n’ont leur origine dans la conscience individuelle elle-même, qu’elles habitent pourtant– ce à quoi celle-ci croit. Leur origine est donc extérieure à la conscience et se trouve dans les conditions objectives, donc matérielles, de l’histoire et de la société, ce qui explique son immense variété et ses changements. Or penser et dire cela de l’idéologie suppose que l’on échappe à son emprise et qu’on la conçoive sur le plan de cette science matérialiste de l’histoire que Marx a entendu fonder et qui nous fournit alors une science de la conscience idéologique. Je pourrais en fournir à nouveau de multiples exemples concrets, mais le plus convainquant et le plus célèbre se trouve être celui de la religion, dont il a fait une analyse célèbre dans sa jeunesse en en faisant une « expression de la détresse réelle » du peuple, celui-ci trouvant en elle une compensation imaginaire à cette détresse, y exprimant des désirs de bonheur, de justice, d’absolu, etc., qui ne sont pas réalisés sur terre. C’est en quoi elle le console et lui apporte un bienfait comparable à celui de l’opium quand celui qui souffre d’un mal y recourt, la religion devenant alors « l’opium du peuple »… sauf que ce bienfait, comme dans le cas de l’opium, ne le guérit pas de sa détresse et, tout autant, l’empêche de lui faire face et de vouloir ou de tenter de l’abolir : l’idéologie religieuse montre dans ce cas son caractère socialement conservateur et mystificateur et, tout autant, son caractère d’illusion qui se trompe sur son statut – idée que Freud reprendra à sa manière
On touche alors à la fonction de l’idéologie dans ce contexte, sachant qu’elle peut en changer. On vient de voir que, issue de la société ou produite par elle, elle a un effet en retour sur sa cause socio-historique. Je reprends le terme, elle la conserve ou, si l’on veut, elle contribue à la reproduire et la démonstration concrète pourrait en être faite facilement à propos de toutes les religions, pour l’essentiel en tout cas, dans leur rapport aux différents pouvoirs historiques qu’elles ont soutenus. Or il faut élargir cette caractéristique à beaucoup d’idéologies socio-politiques dans le cadre des sociétés de classes que l’histoire a jusqu’à présent connues : esclavagisme, féodalisme, capitalisme ont engendré des complexes d’idées et de valeurs qui justifiaient avec différents arguments l’ordre socio-politique en place et contribuaient donc à le conserver, à le reproduire… et c’est encore le cas avec l’idéologie libérale dont j’ai souligné le poids actuel.
Je n’en dis pas plus de ce double point de vue, mais il se trouve qu’on est aussi confronté à d’autres aspects ou formes de l’idéologie. Car si l’idéologie a, la plupart du temps, une fonction de justification de l’ordre social pour le conserver au profit des dominants, elle ne peut le faire qu’à l’aide de valeurs (fussent-elles illusoires), donc sur la base d’une dimension normative qui lui est propre, au-delà des pseudo explications de la réalité qu’elles peut en donner. Or justement, cette dimension va aussi pouvoir inverser sa fonction et alimenter sa critique de l’ordre social, surtout si l’on songe que celui-ci est aussi tissé de contradictions, de conflits d’intérêts de classe dans toutes les sociétés que l’humanité a connues jusqu’à présent, pour l’essentiel. Il faut donc savoir que l’idéologie, si elle peut avoir une fonction de ciment social en faveur des dominants et de leurs intérêts – elle est alors l’idéologie dominante – , peut aussi être au service des dominés sur la base de leurs intérêts propres : cela explique les luttes idéologiques dans le cadre de l’opposition des intérêts de classe et cela montre aussi l’origine de l’idéologie dans l’intérêt humain avec ses valorisations propres, fût-il déguisé, masqué ou dénié ! Engels, le collaborateur de Marx, a bien analysé cette dimension normative et même à vocation morale, en distinguant dans l’histoire la succession des trois formes d’idéologie que j’ai déjà indiquées et, c’est important, en y décelant un progrès, terme normatif par excellence : l’idéologie esclavagiste, l’idéologie féodale et l’idéologie capitaliste. Et surtout, il a ajouté que pourrait s’ensuivre une idéologie supérieure, réellement universaliste, au service de tous donc, celle inhérente au projet communiste. On est bien alors dans la morale au sens fort, liée à la valeur de l’Universel, et celle-ci est bien au fondement d’une critique normative du capitalisme, sachant qu’il n’y a pas de critique sans normes !
De ce point de vue, il y a bien eu des philosophies politiques portées par une option idéologique critique et incontestablement progressiste, avant Marx : celles de Kant et de Rousseau, avec leurs conséquences pratiques : la Révolution française pour Rousseau et un projet d’entente des nations et de paix pour Kant, qui fut à l’origine de la SDN. Mais aussi, après Marx, avec Jaurès et, surtout Gramsci qui a élaboré, en Italie et en prison, d’une manière remarquable, la nécessité indépassable de l’idéologie pour unir les hommes en groupe. Sur cette base, il a envisagé un nouveau « sens commun », ce qu’il a appelé « un bons sens » de masse au service des exploités, qui était bien une idéologie, mais progressiste, au service de l’intérêt de tous. On voit donc à quel point l’idéologie est fondamentale pour unir les hommes vers un idéal émancipateur, ici, et Gramsci l’a donc intégrée dans sa « philosophie de la praxis », c’est l’appellation qu’il donnait à son marxisme. Et l’on voit tout autant que l’hypothèse d’un avenir scientifique qui ferait disparaître l’idéologie tel qu’un certain positivisme ou un certain économisme à courte vue pourrait l’imaginer, n’a pas de sens : la science nous dit ce qui est, elle ne nous dit pas ce qui vaut ou doit être, ou encore quelles fins nous devons poursuivre dans la vie et l’action.
Je conclus sans pouvoir développer davantage, spécialement dans le domaine des multiples formes d’idéologies dont je parle aussi dans mon livre comme le racisme, le libéralisme avec son idéologie de la consommation à tout prix et de la production privée qui l’alimente, ou, à l’inverse si je puis dire, le féminisme dans ses diverses variantes ou encore l’écologie, ce mouvement idéologique qu’il faut mettre au premier plan aujourd’hui mais en pointant bien ce qui est vraiment responsable d’une crise qui risque de mener l’humanité à sa perte, à savoir la croissance érigée en absolu dérisoire et dont il faut faire la critique idéologique publique, à nouveau, avec celle du capitalisme qui l’anime. On aura compris que être philosophe c’est aussi être un idéologue ou ce que Julien Benda appelait courageusement être un « clerc » dans sa Trahison des clercs,qu’il dénonçait, donc un « clerc » qui ne trahit pas les idéaux de la justice et de la raison qui sont inséparables de sa fonction. Vive l’idéologie ainsi conçue, avec son pouvoir propre et passée au crible de l’esprit critique !
Yvon Quiniou
BN : Voir donc, pour plus de détails, mon livre L’idéologie et son pouvoir. Essai critique (L’Harmattan), qui vient de paraître. Et l’on aura compris que Médiapart est, comme tout média, un propagateur important de convictions idéologiques ! Autant en avoir conscience!