Que penser de l’artiste Anselm Kiefer ?
L’artiste Anselm Kiefer a acquis une renommée mondiale, tellement grande médiatiquement qu’il en est devenu milliardaire par la vente de ses œuvres un peu partout et alors qu’il approche des 80 ans. Cela n’enlève rien a priori à la valeur de son œuvre gigantesque, sauf que, en tant qu’amateur d’art, je suis choqué par la financiarisation de l’art, pris qu’il est dans le poids insupportable des finances sur les activités humaines dans notre système capitaliste. Passons. Non, ce que je vais questionner ici ce n’est pas la beauté esthétique intrinsèque de cette œuvre, mais son statut idéologique ou anthropologique qu’il assume ou met lui-même en avant du fait de son rapport explicite et revendiqué au passé nazi de l’Allemagne dans son travail. Cela lui a valu des reproches dans son pays, reproches pour l’essentiel (mais pas totalement) absents dans sa notoriété mondiale. Qu’en est-il donc ?
J’avoue l’avoir découvert récemment à travers un livre (élogieux) de Daniel Arasse qui lui est consacré et surtout le film de Wim Wenders qui nous le montre créant à sa manière et évoquant son parcours personnel après la chute du nazisme, nazisme qu’il n’a pas connu mais dont la mémoire historique l’a marqué. Plus précisément, ce passé a été officiellement refoulé en Allemagne et son projet, dans son œuvre artistique justement et curieusement (elle est sans paroles), est de lever le voile ou ce silence pour éviter son retour. Or c’est ici que son positionnement est ambigu, dans ce que le film nous en montre ou dans ce qu’il en dit explicitement.
D’abord on le voit à plusieurs reprises être photographié faisant élégamment le salut nazi, ce qu’il assume pleinement au nom du refus d’un refoulement qu’il juge idéologiquement et politiquement dangereux : les Allemands, sans vouloir le dire, seraient encore imprégnés inconsciemment d’une culture dangereuse, nationaliste, raciste, guerrière et totalitaire, et il préfère la révéler en quelque sorte par courage civique. Or c’est là que se révèle son ambiguïté car il se dit être habité par cette culture idéologique… au point d’avouer que, sur un plan anthropologique, il « est » nazi (je le cite), ce qui ne veut pas dire qu’il s’en réclame politiquement. Mais, et cela est étonnant, il faut clairement admettre que son univers mental ou son imaginaire personnel, qui est à la source de son œuvre, ressemble, fort à l’imaginaire nazi. Il se réfère à des thèmes comme l’appartenance, le milieu, le sol, la forêt, auxquels il oppose tristement sa propre solitude contemporaine ; son esthétique des ruines traduirait alors la nostalgie d’un « art monumental nazi » comme a pu le dire un de ses critiques, Eric Valentin, sans compter qu’on y trouve une « pensée religieuse » fascinée par une transcendance divine abandonnant notre monde à son vide et à sa décrépitude, et, du coup, attirée par « le macabre » et la mort (selon Gerhard Richter, peintre allemand connu, critique virulent de Kiefer). A quoi s’ajouterait le recours de son inspiration à des mythes comme celui des Nibelungen, présent dans une culture allemande passéiste (voir Wagner avec ses conséquences conservatrices) ou encore l’attrait qu’exerce sur lui la version la plus rétrograde de la religion juive dans sa dimension mystique, la Kabbale
Quand on a fait remarquer tout cela, on n’a pas tout dit. En particulier sur l’homme dont la présence dans le film nous révèle un personnage très sympathique et intègre, entièrement pris dans son travail d’artiste et qui ne pourrait vivre sans lui…jusqu’à une fin inévitable, dit-il ! Reste cependant la valeur esthétique de son œuvre et la manière dont il la réalise. Le philosophe de l’art déjà cité, E. Valentin, a écrit un livre entier sur lui qui est en partie critique : il lui reproche son « anti-modernisme », à la fois « hostile aux avant-gardes et à la modernité des Lumières », sa conception de l’art « originale » mais qui en devient alors « mystificatrice ». Je n’ai pas la compétence pour juger à ce niveau de spécialisation esthétique. Mais j’ai le droit de me prononcer à titre personnel et sur la base de ma propre culture artistique comme de ma passion pour l’art, dont j’ai témoigné dans mon livre « L’art et la vie ». D’une part, à voir les photos de ses tableaux dans l’ouvrage de Arasse j’avoue être séduit… sans entrer « en empathie » avec eux, sans qu’ils me touchent dans mon « intimité » comme c’est le cas, exemple extrême, de « La femme en bleu lisant une lettre» de Vermeer ! Ensuite, il y a une chose qui me gêne vraiment et sur laquelle le film de Wenders insiste trop : la manière dont il peint. Je dis « il » alors que, précisément, il n’est pas question d’un « il » au sens habituel de ce terme qui vise un artiste créateur singulier dont l’œuvre porte la marque originale dans ses moyens. Or le film en question nous montre une espèce de machinerie technique immense, que l’on pourrait croire anonyme s’il n’était pas là pour la guider et guider les ouvriers ou artisans qui la mobilisent ; sans compter que « la patte personnelle » de l’artiste habituel (pensons au heures passées pour retoucher un tableau !) y paraît absente : ce sont des volumes d’eau, de couleurs liquides ou de flammes qui sont jetées sur une immense toile pour l’éclabousser à l’aide d’une pompe. Drôle de créativité personnelle ou subjective! Il n’empêche qu’on peut ensuite regarder avec plaisir le « résultat »… mais sans y déceler quoi que ce soit d’intime, sinon cette attractivité du néant ou du désordre dont j’ai parlé et que Kiefer voudrait faire nôtre !
Voila donc ce qu’on a aussi le droit de penser de cet artiste !
Yvon Quiniou
NB : Références :
Daniel Arasse, Amsel Kiefer, Editions du Regard, 2007.
Le livre de Eric Valentin, Anselm Kiefer : une évaluation critique, L’Harmattan, 2022.
Un article intéressant et courageux de Christian Ruby : Anselm Kiefer, un néoromantisme réactionnaire ? dans Nonfiction, 26 avril 2022.