Le sport abîmé par l’argent et la publicité
Je ne pensais pas éprouver le besoin d’intervenir sur la question du sport et de l’argent par les temps qui courent. Hélas, je viens de voir à la mi-temps du récent match de football de l’équipe de France une série d’annonces télévisées d’une longueur insupportable (quinze minutes) dans lesquelles des footballeurs célèbres de cette équipe acceptaient d’être utilisés photographiquement pour faire de la publicité au profit de marques commerciales de divers produits. Toutes ces publicités vantaient des marchandises à stricte rentabilité capitaliste, sans qu’aucune n’évoque éventuellement, par exemple, le soutien à un service d’intérêt général d’aide à des sportifs en difficulté ou, plus largement, le soutien à des œuvres caritatives ou encore ne montre le sport sous son angle le plus beau pour le rendre attractif, tant sa pratique peut être un mode d’équilibre personnel. C’est l’inverse qui était mis en avant, y compris la valorisation d’une marque de parfum à l’aide du visage d’un footballeur spécialement séduisant qui s’en parfumait et qui, ce faisant, manifestait chez lui un plaisir narcissique plutôt effarant, dans la plus totale absence de conscience de ce à quoi il se prêtait.
Or il faut comprendre ce qui est en jeu ici :
1 D’abord l’envahissement du sport par l’argent, sa mercantilisation donc, cas particulier de la domination de cet argent sur l’ensemble des activités sociales dans notre système économique de plus en plus libéral depuis la chute de l’ex-système soviétique, laquelle a terni l’idée même d’une société socialiste que l’Union soviétique prétendait incarner hors de la seule emprise de l’argent et à l’existence de laquelle beaucoup croyaient dans ce régime. Conséquence : chez nous l’argent est devenu roi, tout en restant la propriété importante d’une minorité. D’où ce paradoxe dramatique que l’intellectuel et poète Francis Combes (dont j’ai parlé sur ce blog) a pu définir ainsi : chaque conquête que le mouvement social a pu obtenir pour permettre aux hommes de mieux vivre, au sein même du capitalisme, a été récupérée par celui-ci et à son seul profit mercantile, en en inversant du coup le sens positif pour en faire un lieu supplémentaire de médiocrisation de l’existence – largement en tout cas. C’est ainsi que selon Combes (je le cite librement) « le capitalisme moderne a récupéré le droit aux loisirs, le sport ici, comme il l’a fait de la liberté sexuelle, pour en faire un nouveau territoire marchand » (dans La poétique du bonheur, Delga). J’ajoute, s’agissant du football, que cela se voit même dans les stades où l’on aperçoit de plus en plus des publicités agressives sur leur pourtour et qui me gâchent mon plaisir de spectateur!
2 Cette rentabilité du sport ne sert pas seulement, on l’a deviné, le capitalisme marchand, même si cela est premier, mais il sert aussi les sportifs eux-mêmes comme je l’ai montré d’emblée. Sans compter que le niveau des salaires des « meilleurs » d’entre eux est souvent très élevé – ce qui est assez scandaleux quand on songe au niveau de vie moyen de la population, en baisse, au surplus, ces temps-ci et, plus largement, par contraste à nouveau, à celui des responsables officiels de l’organisation du sport dans différents secteurs, je n’insiste pas !
3 Conséquence ultime, terrible à mon avis : nous assistons en réalité à une dénaturation du sport par rapport à ce qu’il a pu être au départ, dès l’Antiquité grecque, tel qu’il a pu être encore au siècle dernier et tel que son sens est enseigné dans l’Education nationale : il est et devrait être une activité individuelle ayant sa fin en elle-même, à savoir une activité qui épanouit le corps, produit du plaisir, rend heureux et ce même s’il est pratiqué en groupe avec ce que cela peut impliquer de confrontation, mais pacifique et non violente. C’est bien pourquoi le capitalisme marchand l’a aliéné : il l’a rendu autre que ce qu’il pourrait être dans d’autres conditions socio-économiques, il lui a fait perdre sa noblesse liée à sa dimension propre d’émancipation. Pauvre ou triste capitalisme, décidément, avec toute la démesure qu’il comporte dans bien des domaines !
Yvon Quiniou, auteur précisément de L’inquiétante tentation de la démesure (L’Harmattan).