Quelle « décivilisation » selon Macron?
Pour une fois Macron a utilisé le bon terme pour analyser critiquement ce qui se passe dans notre pays en parlant donc d’une crise de « civilisation » et non seulement de société ou de crise sociale, bien que celle-ci soit là aussi. Sauf que son propos est pour moi largement hypocrite étant donné qu’il s’en tient, une fois de plus, à la surface des choses.
Cette surface est bien ce qu’il dit : des violences tous azimuts atteignant non seulement les forces de l’ordre mais, il l’oublie, ceux qui protestent contre leurs exactions visant des militants en colère contre sa politique ; celles qui visent les personnels de santé par des gens excédés de ne pouvoir être soignés et bien soignés à temps ; celle qui touchent les personnels de l’éducation nationale agressés par des religieux fanatiques (voir le meurtre de S. Paty) ou celles que manifestent, mais pacifiquement, des enseignants se contentant de protester syndicalement contre leurs conditions de travail ou de rémunération ; celles que traduisent parfois des écologistes en colère contre sa politique dans ce domaine, quitte à y être poussés par des forces de l’ordre brutales ; et bien entendu, la protestation du monde travail depuis des mois, mais dégénérant là aussi du fait d’abord des policiers ; les violencec contre les hommes politiques ou de leur part, mais verbales, quand ils n’en peuvent plus de ne pas être entendus légalement ou légitimement. A quoi s’ajoute tout ce qui se passe dans la sphères des rapports interindividuels : les agressions sexuelles, les conflits de couple, les meurtres aussi dans ce domaine (même si les médias nous y rendent particulièrement sensibles) et aussi, je le constate, les incivilités dans la vie quotidienne, issues n’une anxiété grandissante, etc. Or je dois le dire, et je répète ainsi ce que j’entends autour de moi, l’intellectuel de conviction communiste que je suis depuis disons cinquante ans, n’a jamais connu cela jusqu’à présent, au point d’en être sinon désespéré, en tout cas déprimé.
Sauf que c’est là la surface réelle des choses dont Macron, mais aussi l’ensemble de la classe politique de droite (extrême-droite comprise) et du centre, ne veut pas voir la cause profonde ou, au minimum, la dénie publiquement. Car tout cela nous renvoie une politique d’ensemble qui s’est mise en place ou accentuée terriblement depuis la déferlante libérale qui a suivi la fin de l’URSS, qui avait elle-même abîmée profondément l’idée communiste au point de la rendre non crédible et non applicable définitivement pour beaucoup. Indiquons donc les traits essentiels et lamentables de cette politique dont Macron nous avait lui-même donné un résumé totalement cynique dans son livre-programme Révolution. Il s’agit essentiellement d’un projet économique libéral, inspiré, mais sans le dire, par le libéralisme américain du théoricien Hayek qui est centré sur la croissance industrielle et le productivisme à tout prix –j’entends le prix humain comme on va le voir. Il s’agit dans cette perspective de laisser libre cours à la concurrence, sur le marché, des individus considérés comme des individus-atomes ayant les même chances au départ, non soumis à des conditions sociales ou de milieu sur lesquelles tous les sociologues ont mis l’accent depuis Bourdieu (et un siècle après Marx). Conséquence : se sont les meilleurs qui sont censés gagner, les classes sociales n’existant pas ! Quant à l’Etat, il doit rester ou, en l’occurrence, devenir minimal, il n’a pas à intervenir pour corriger les injustices et les inégalités sociales et économiques. Cette idée morale d’injustice (et donc de justice) est absente, littéralement, dans son livre et dans ce qu’il fait depuis qu’il est au pouvoir, et le seul bienfait populaire qu’il promet pour sa politique est celle d’un « ruissellement automatique » de la richesse venant du haut –l la richesse des riches ainsi produite sur la base de la recherche du profit capitaliste et sa production par les travailleurs – devant tomber en bas automatiquement, bas qui n’est jamais atteint, en réalité. A quoi s’ajoutent : des réductions d’impôts pour les milliardaires, une atteinte aux services publics tel que le programme du CNR à la libération les avait instaurés et qui profitaient à tous, un accroissement des inégalités et un appauvrissement des classes populaires, sinon même moyennes, du fait en particulier de l’inflation, et, enfin, une politique industrielle centrée sur des installations d’entreprises à l’étranger parce qu le coût du travail y est moindre et la possibilité du profit pour les capitalistes plus grande. Il vient malgré tout de s’en apercevoir et de décider de réindustrialiser la France.
On aura compris la logique « normative », si j’ose dire, de tout cela, résumé ici rapidement : la cause de 1 : la violence sociale, se trouve dans 2 : la réussite économique érigée en valeur inconditionnelle, et je pourrai en faire facilement une démonstration détaillée. Ce qui signifie aussi que cette politique (que l’on retrouve dans bien d’autres pays) se caractérise par une absence totale de projet ou d’éthos moral visant le bien de tous et, comme l’aurait dit Rousseau, Macron (et bien d’autres) « n’entend rien à la politique » puisqu’il la « sépare de la morale ». C’est en quoi, aussi, il ne veut pas voir en profondeur, même s’il emploie le mot, que nous ne sommes pas en présence d’une « crise de société » mais d’une « crise de civilisation » avec tous ses effets sociaux induits mais dont il ne veut pas comprendre ou indiquer la source réelle : un « toujours plus » économique opposé à un « toujours mieux » social ou humain et, en l’occurrence, civilisationnel. Manifestement il n’a pas lu ou compris ce grand penseur marxiste américain (freudien aussi) Herbert Marcuse qui aurait vu dans ce que veut faire Macron, ce qu’il a nommé remarquablement le projet d’un « homme unidimensionnel ». Macron, multipliez donc les dimensions de votre politique en la haussant humainement !
Yvon Quiniou
NB : Pour mieux comprendre cette réflexion polémique, je me permets de renvoyer à deux de mes livres : L’ambition morale de la politique (L’Harmattan) et Qu’il faut haïr le capitalisme (H§O).