Dans ce livre clair et pédagogique, Pour la sociologie (La Découverte), Bernard Lahire nous offre une remarquable et passionnante démonstration en faveur de la sociologie, contre les attaques dont elle est l'objet, à partir de ses nombreux travaux antérieurs, plus spécialisés.
La première de ces attaques vient de la philosophie libérale qui repose sur le postulat d'un sujet libre et autonome, responsable par conséquent de ce qui lui arrive (échec scolaire, chômage, pauvreté, alcoolisme, etc.) et des méfaits qu'il peut commettre (délinquance, criminalité, etc.). Cela permet, bien entendu, d'innocenter la société et de justifier la domination sociale qu'exercent les dominants, avec ses effets délétères, en la masquant comme telle. Quite d'ailleurs à recourir, contradictoirement, à l'idée d'une nature innée, inhérente aux individus, avec les inégalités qu'elle entraîne et qui seraient à la base des inégalités sociales. Lahire rappelle opportunément la manière dont Sarkozy avait cru pouvoir expliquer par la génétique l'hyperactivité de certains enfants, annonciatrice de leur délinquance future, et que seuls des médicaments pourraient soigner! Mais dans les deux cas, libre arbitre ou nature individuelle, le contexte social est bien mis hors jeu par cette philosophie.
Or c'est ici que la sociologie intervient pour détruire cette double illusion théorique, hélas répandue un peu partout, y compris chez les politiques dont il dénonce justement l'inculture généralisée, inculture qui les empêche de comprendre l'ordre social qu'ils sont censés améliorer et donc de le transformer. Cette discipline a pour fonction d'expliquer les comportements humains en mettant au jour les causes qui les produisent, à l'insu la plupart du temps de leurs agents, et elle les fait apparaître comme étant déterminés et, donc, non libres au sens du libre arbitre. Il y a un déterminisme qui est à l'oeuvre dans le champ social comme il y en a un dans la nature physique et vivante, et c'est sa présupposition puis sa révélation empirique qui autorisent la sociologie à se présenter comme une science. Et Lahire, pour montrer l'importance anthropologique de ce point, y voit la quatrième "blessure narcissique" que la connaissance scientifique inflige aux hommes après les trois que Freud avait signalées: l'héliocentrisme avec Copernic, l'origine animale de l'homme avec Darwin, l'inconscient psychique, enfin.
Mais ce qui est original chez Lahire, c'est la conception qu'il se fait de ce déterminisme social, à l'opposé de l'image sommaire que ses adversaires en ont. D'abord et essentiellement, il est multicausal. Il fait intervenir un contexte extérieur à l'individu et dont celui-ci dépend - l'homme est un être relationnel, rappelle-t-il et ce sont les relations qu'il a entretenues dès sa naissance avec son milieu de vie qui l'ont constitué et qui permettent de le comprendre. Or ce contexte externe est composé de multiples facteurs: richesse économique ou pas, aspirations propres au milieu social, donc à la classe d'origine, type d'éducation, niveau de culture, relations familiales toujours singulières, rencontres ausssi, type de société avec ses valeurs spécifiques, etc. On n'en finirait pas de les énumérer! Mais, nouvelle originalité de cette approche, il y a aussi les dispositions internes du sujet, qui peuvent être naturelles, bien sûr, mais qui, surtout, viennent de l'intériorisation durable des influences externes et à propos desquelles la psychanalyse a son mot à dire. C'est admettre du coup que la sociologie telle qu'il l'entend et la pratique, à l'instar de Bourdieu, ne s'intéresse pas seulement à la société vue comme un tout systématique dont l'individu ne serait qu'une variable passive; elle prend en compte l'individualité singulière, le sujet donc avec son activité, mais pas en tant que donné préalable et inexplicable: elle veut au contraire l'expliquer et mettre en avant les possibles que les ciconstances d'une vie contenaient mais que d'autres circonstances ont empêché de se réaliser. Et elle permet aussi de comprendre comment, à l'inverse, ce qui se présentait comme un "destin social" est brusquement bouleversé par un évènement inédit. On voit alors que ce déterminisme n'est pas unilinéaire et mécanique, et qu'il ne permet aucune prévisison sûre, contrairement à ce qui se passe dans les sciences de la nature, seulement des prévisions tendancielles et générales: non à cause d'une mystérieuse liberté par définition imprévisible, mais en raison même de la complexité sociale qui structure l'individu.
D'où le deuxième thème de ce livre, en réponse à la deuxième attaque à laquelle la sociologie est en butte: en expliquant les conduites humaines, les excuse-t-elle quand, manifestement, elles tombent sous le coup d'une condamnation morale? Verserait-elle dans une "culture de l'excuse"? La réplique de Lahire est très claire et se fait en deux temps. D'abord, expliquer ce n'est pas juger: ce sont là deux attitudes ou deux registres différents du fonctionnement de l'esprit et la science, qui dit ce qui est et non ce qui doit être, n'a pas à se prononcer sur ce qui doit être, elle n'engage pas en tant que telle des jugements de valeur (positifs ou négatifs) ou des attitudes normatives, et on ne peut tirer de ses analyses des justifications ou des condamnations. Exit donc l'idée paresseuse que révéler les causes sociales de la délinquance (par exemple) ce serait la justifier et innoncenter le délinquant: le délinquant reste un sujet qui a commis intentionnellement un acte délictueux (même si son intention n'était pas libre) et celui-ci tombe sous le coup de la loi, qui entretient un rapport normatif et non cognitif à l'acte et doit le juger. Par contre, deuxième élément de la réponse, le fait de juger aura été précédé d'une explication causale qui peut avoir des conséquences sur le jugement lui-même: l'instance judiciaire ne pourra pas fonctionner comme si l'auteur de l'acte avait été absolument libre de choisir son acte et donc totalement responsable de lui, elle pourra lui trouver des circonstances atténuantes et même parfois disculpantes, donc modifier considérablement le jugement qu'elle aurait pu porter dans l'ignorance, et elle le fera en connaissance de cause, à savoir en connaissance des causes déterminantes. Nombre de décisions de justice ou d'attitudes qui diabolisent les actes des dominés paraissent alors injustifiables et doivent céder la place, en grande partie, à la mesure et, surtout, c'est à une politique de prévention qu'il faudra alors, en toute logique, s'atteler.
On voit, pour finir, l'importance cruciale de la connaisssance sociologique, dont l'auteur souhaite qu'elle soit davantage enseignée, dans le secondaire mais ausi dans le primaire, et dont il demande vigoureusement que les politiques se l'approprient, y compris ceux qui, se déclarant "de gauche", se sont laissés gagner par la philosophie libérale de la responsabilité absolue des individus et de leur punition drastique en cas de méfaits. Car si elle supprime toute liberté métaphysique en y dénonçant un mythe idéologique, elle nous permet d'envisager une liberté concrète conçue comme la maîtrise des causes qui produisent du malheur humain, collectif ou individuel; et par conséquent, en l'anticipant, elle rend possible de l'empêcher en intervenant en amont, en quelque sorte. Car, et Marx n'est pas loin, une nouvelle fois, on ne peut transformer le monde (ce qui reste une décision des sujets) que si on le connaît rationnellement, en l'occurrence scientifiquement.
Yvon Quiniou