L’étrange talent de Christine Angot
Le besoin de parler de Christine Angot bien après avoir commenté d’une manière critique, ici même, le film Une famille qu’elle a tiré de son livre L’inceste, - ouvrage réussi mais douloureux - m’est venu après la lecture de La nuit sur commande, d’autant plus qu’il était accompagné d’un succès d’écho que tous ses livres rencontrent désormais. Il y a bien là un phénomène littéraire accentué par sa médiatisation (ou inséparable d’elle) et dont l’œuvre sort soit appréciée, soit contestée, vivement dans les deux cas. Alors, qu’en est-il ?
Le livre, même si on ne l’aime pas dans son contenu pour des raisons diverses, est incontestablement bien écrit, d’une manière limpide et vivante, et il est donc facile à lire. Mais cela ne veut pas dire que cette écriture soit expressive, portée par une affectivité qui s’y déploierait et qui nous toucherait d’emblée, nous la faisant aimer et suscitant notre envie de continuer à lire l’ouvrage, en dehors même de son sujet. On doit dire, au contraire, que cette écriture est froide, au service d’une lucidité à l’égard de ce qu’elle raconte et même dénonce, sans la moindre emphase admirative ou critique - ce qu’on peut dire aussi de la prose d’Annie Ernaux. Factuelle si l’on veut, racontant avec précision les évènements de sa vie fascinée par les médias dont elle recherche auprès d’eux le succès et qui la favorisent en retour.
D’où une interrogation sur cette présentation de son existence dans un univers qui est tout de même un peu particulier, sans portée humaine universelle et même, il faut le dire : très superficiel, non seulement dans ses mœurs mais aussi dans sa pratique culturelle. Qu’il s’agisse de l’art pictural (au centre de l’ouvrage), dont les acteurs contemporains sont particulièrement narcissiques et en recherche de gloire et de succès financiers dans tous les lieux d’exposition possibles, ce qui manifestement l’intéresse elle-même, ou du domaine de la littérature dont elle fréquente tout autant les auteurs ou, en tout cas, certains auteurs, dans les deux cas ses échanges restent à la superficie des choses et ce qu’elle dit en porte la marque.
C’est ainsi que l’on sort de cette lecture sans savoir ce qu’est l’Art en lui-même, dans sa finalité propre, en l’occurrence interne. On a pu me rétorquer, pour l’excuser et excuser la production esthétique contemporaine, que cette neutralisation sociale du sens de l’art a toujours existé. Non au sens d’une financiarisation de celui-ci comme aujourd’hui qui fait que l’on achète des œuvres picturales (même si on les aime) pour les faire connaître et les revendre avec profit ensuite (voir François Pinault) comme cela se passe lamentablement à notre époque ; mais au sens où la peinture, donc, a été un phénomène social depuis le Moyen-Âge au sens ou l’on s’appropriait des œuvres, même si on les appréciait réellement, pour marquer ainsi son appartenance à une classe supérieure et en flattant son propre orgueil (je passe sur les multiples exemples du passé). Certes Angot décrit bien, à savoir objectivement, ce qu’elle voit et ceux qu’elle rencontre, sans silence clairement complice, mais à aucun moment on ne la voit dénoncer politiquement ou culturellement cette pratique commerciale de l’art, même si elle paraît ne pas la soutenir. Et sans vraiment s’en excuser, elle affirme cependant que si elle ne le fait pas, c’est qu’elle n’est pas « politique ». Choquant non ?
Il est vrai que ce qui compense tout cela c’est qu’elle exprime dans son ouvrage une étonnante et même exceptionnelle passion pour l’écriture. Celle-ci définit littéralement toute sa vie désormais : elle s’y consacre chaque jour, s’y remet quand un livre est terminé et cela au point de délaisser ses proches comme sa fille qui protestait quand elle se sentait oubliée par sa mère. Elle se retrouve alors dans la posture existentielle et créative des grands artistes (pensons à Balzac ou Proust parmi bien d’autres pour la littérature, mais aussi à bien des peintres), sauf que l’abandon de l’entourage affectif n’est pas toujours le cas : songeons simplement à un Mauriac et son milieu familial ou à un poète comme René-Guy Cadou qui travaillait avec sa femme ! Il y a donc chez elle une espèce d’obsession individualiste, voire égotiste de l’acte d’écrire qui, à ce degré, la singularise.
Enfin, dernier point et qui contraste totalement avec ce que je viens de souligner, c’est sa vie sociale hors de l’écriture. Car elle n’est pas seulement une écrivaine connue et reconnue, enfermée dans son univers littéraire, elle vit aussi hors de chez elle dans une existence médiatique hors du commun et qui la singularise. Elle sollicite les journaux ou répond à leur sollicitation (y compris Elle), fréquente les plateaux de télévision à sa demande autant qu’à leur demande et elle y manifeste une présence qu’on peut trouver et que je trouve souvent humainement désagréable et même déplaisante : c’est ainsi qu’elle y manifeste une assurance rare pour violenter verbalement ses interlocuteurs, sans le moindre signe de regret, quand par exemple il s’agit d’un écrivain qui ne lui plaît pas ou d’une femme blessée sexuellement qu’elle a amenée à pleurer, l’entraînant à quitter le plateau ! Et on l’aura même entendu faire une espèce d’éloge de la condition des esclaves noirs que l’on transportait autrefois de l’Afrique aux Etats-Unis : il étaient bien soignés, entourés et arrivaient en pleine forme en Amérique… alors que c‘était tout le contraire qui se passait ! Scandaleuse inculture manifestée avec une rare placidité, fréquente chez elle quand elle n’est pas en colère, et qu’une historienne de métier a eu le courage de dénoncer publiquement, l’amenant à s’excuser..
Pour conclure, il faut bien s’interroger sur ce qui se cache derrière tout cela, à savoir ce qu’il en est d’une affectivité inconsciente à l’œuvre dans une telle trajectoire de vie qui laisse un peu pantois le philosophe que je suis, sans cesser d’être intrigué, ému, voire apitoyé par celle-ci. En réalité, et paradoxalement si l’on veut, il y a deux choses qui se jouent : 1 Très clairement sa plongée dans l’écriture répond d‘emblée au besoin de vivre intensément et de vivre hors de la vie douloureuse que l’inceste lui a fait connaître. 2 Mais le drame, paradoxal préciséent, est que son travail d’écrivaine la refait plonger dans ce drame passé, en dehors de son seul récit qui aurait pu l’en libérer et on le voit resurgir sous différentes formes où la chose est nommée. C’est en quoi elle constitue aussi un phénomène humain.
Yvon Quiniou
Christine Angot, La Nuit sur commande, Stock