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Billet de blog 27 octobre 2016

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Ken Loach, entre engagement et émotion

Le dernier film de Ken Loach mérite sa palme d'Or de Cannes. Un récit dépouillé et maîtrisé nous démontre les méfaits du capitalisme sur un homme à l'abandon et que l'organisme chargé de l'aider enfonce un peu plus. Sa rencontre avec un femme qui devient son amie ne le fera pas sortir de sa détresse. Tout cela nous est aussi montré avec délicatesse, ce qui éloigne le film de tout didactisme.

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Ken Loach, entre engagement et émotion 

Le dernier film de Ken Loach, Moi, Daniel Blake, réalisé à 80 ans tout de même, lui a valu une seconde palme d’Or à Cannes. On a discuté, ici ou là, s’il la méritait. En réalité, le débat est biaisé, car on peut hésiter entre deux significations à donner à cette récompense. Ou bien on valide un film dont l’inventivité cinématographique est importante, innovante, comme ce fut le cas pour Antonioni pour Blow Up et comme ce n’est pas le cas ici, comme dans toute l’œuvre de Loach, malgré ses qualités techniques évidentes. Ou bien, dans une conjoncture donnée, on applaudit un film qui est plus qu’un film, dont l’importance nous déporte au-delà du cinéma, dans la vie réelle, sociale et politique, avec les effets progressistes qu’elle peut y produire… sans se sacrifier à ces seuls effets et se transformer en  instrument de propagande.  Or c’est précisément l’immense intérêt de cette nouvelle réalisation : je vais dire pourquoi, et pourquoi je dis oui sans réserve à cette palme d’Or.

Ken Loach est un cinéaste engagé, militant même, du côté d’une gauche radicale (socialiste, communiste ou trotskyste, comme on voudra) dans un pays ultra conservateur, ce qui témoigne d’emblée d’un beau courage, constant tout au long de son parcours. Ce film, comme d’autres, a donc pour ambition de démystifier ou démythifier le libéralisme anglais (qui nous menace tous), d’en montrer l’envers sombre et socialement inhumain, impitoyable. Un homme malade du cœur et au chômage, essaie en vain d’obtenir soit une réinsertion, soit des indemnités qui lui permettraient de vivre, en faisant appel à des services dont c’est la fonction officielle, vestiges d’un Etat-Providence en pleine décadence avec l’appui actif des sociaux-démocrates anglais depuis des années. Or les démarches qu’il effectue le laissent démuni : il ne sait pas utiliser Internet pour rédiger les formulaires nécessaire à ses demandes, il va d’un bureau d’aide à un autre, rencontrant l’indifférence de fonctionnaires cyniques et aux ordres,  qui n’ont qu’une idée, celle de le mettre en concurrence avec des travailleurs moins qualifiés que lui et dont la faible rémunération permettra leur embauche facile. Et quand il cherche malgré tout un travail, fût-il misérable, il rencontre le chômage massif et la concurrence libérale des postulants à un emploi. Dans ce contexte de désespérance individuelle, il rencontre une femme, seule avec ses deux enfants, et qui connaît une situation symétrique de la sienne qui la contraint, par exemple, à recourir aux organismes d’alimentation populaire ou à voler dans les magasins pour pouvoir nourrir ses enfants. Une solidarité amicale se noue entre eux et il l’aidera à vivre chez elle en embellissant son pauvre appartement. Mais cela ne leur permettra pas de se sauver : elle  aura recours à la prostitution, perdant ce qui lui restait de dignité, et lui mourra dans les toilettes de l’organisme qui l’accueille enfin correctement, son cœur déjà affaibli cédant à une détresse insupportable. Entre temps, il aura trouvé le moyen d’affirmer son indignation en maculant les murs de l’institution chargée de lui venir en aide de slogans dénonçant la situation qui lui été faite… devant  des badauds  qui, de loin, le soutiennent.

Il faut le dire : cette histoire faite d’évènements successifs et porteurs de souffrance, nous démontre que le système de protection des faibles, en voie de privatisation, est en faillite et qu’il a pour but de « faire croire aux pauvres qu’ils sont des incapables » comme le dit Loach dans une interview à L’Humanité Dimanche. Au-delà, car il en est l’expression, c’est le libéralisme qui est en cause, machine à broyer les hommes et qui semble revenir à ce qu’il était au 19ème siècle, à l’époque où Marx, qui en était le témoin direct et implacable en Angleterre, a su en expliquer les mécanisme et en dénoncer l’inhumanité foncière. « Pauvres chiens, a-t-il pu dire, on vous traite comme des hommes » ! Mais surtout, ce film, nous montre cet état de fait grâce à un art du récit parfaitement maîtrisé. Après un début un peu lent selon moi, il  nous prend constamment et nous ne décrochons jamais, malgré  le climat de douleur permanent qui est celui de l’intrigue. Cela est dû à une autre aspect du film, qui compense cette douleur et nous la rend tolérable : l’émotion qui l’habite, qui tient à l’empathie que Loach a pour ses personnages (et les acteurs qui les incarnent). Elle se traduit par une extrême sensibilité à leurs sentiments – je pense à cette famille aimante et quasiment recomposée que le héros a su mettre en place du fait de sa générosité, comme aux  relations de voisinage, bourrues mais tendres, qu’il a su nouer avec un jeune noir, ou encore aux éléments d’humour ou de vraie sympathie que le film met en scène, discrètement, sans insister ni verser dans le mélodrame ou l’effusion affective. Un seul exemple, délicieux :  la petite fille de son amie vient le voir, inquiète de ne plus le rencontrer chez elle. Et comme elle ne comprend pas qu’il ne veuille pas la recevoir et accepter son réconfort, elle lui dit : « Tu nous a bien aidés, j’ai donc le droit de t’aider, moi aussi » (de mémoire). Comment mieux éclairer un film aussi sombre et dramatique que par la lumière brève d’un propos aussi naïf, sincère et délicat, tout à la fois !

C’est bien pourquoi on peut dire que la force de ce film, plus évidente ici que dans les réalisations antérieures de Ken Loach (sauf peut-être dans  Le vent se lève, quoique très différent), se trouve dans ce mélange de l’engagement et de l’émotion. L’engagement, aussi louable soit-il, peut virer au didactisme ; l’émotion, elle, nous tient en contact avec des personnages qui sont des personnes vivantes que la société (capitaliste) abîme. Loach donne ainsi une chair et un cœur (si j’ose dire, dans ce cas) à ses idées. On peut en sortir en larmes, sans en avoir honte, parce que ce sont aussi des larmes d’admiration.

                                                                             Yvon Quiniou

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