Le Monde, R.-P. Droit et Badiou
On peut me reprocher d’intervenir parfois sur des sujets anodins. Mais là ce n’est pas le cas selon moi : il s'agit de l’article que R.-P. Droit vient de consacrer à Badiou dans Le Monde des livres de cette semaine. Cet article est scandaleux : il ridiculise le dernier livre de celui-ci, dont on trouvera une synthèse dans le magnifique interview qu’il a donné à Télérama au même moment. J’en résume les idées essentielles qui sont déjà, par elles-mêmes, un désaveu de l’attitude de Droit : les énoncer suffit à démontrer la médiocrité de celui qui les tourne en ridicule.
Il y a l’idée que la philosophie ne peut fonctionner que d’une manière critique, étant là pour éveiller l’esprit contre le conformisme ambiant (dont Droit est pleinement partie prenante sous une allure distanciée) au service du capitalisme et qui pèse des tonnes sur les consciences, spécialement sur la conscience des jeunes. D’où sa référence à Socrate qu’on accusait de pervertir la jeunesse, de rompre l’adhésion obligée à la Cité et à ses mœurs par son interrogation intellectuelle permanente ( il en est mort), alors qu’il avait pour seul but de la tourner vers un Bien authentique. Or cette attitude est toujours indispensable vu l’état de déshérence dans laquelle la jeunesse se trouve dans notre contexte social. Comme Badiou le dit très bien, nous sommes dans une absence désespérante de repères normatifs ou d’idéal, le libéralisme actuel ne fournissant que des occasions de « jouissance » et non des « valeurs » (au sens fort de ce terme). Avec en plus, cette double incidente : les plus démunis parmi les jeunes sont à la fois attirés par cet univers marchand dont on les incite quotidiennement à le désirer et, parallèlement, ils en sont exclus, ce qui les entraîne vers les faux-fuyants de la délinquance, de la drogue et de la violence.
C’est ce qui explique, quant au fond selon lui, la montée de l’islamisme radical chez eux… mais qu’il refuse, à juste titre, de qualifier de « radical » : il est tout simplement fasciste et c’est ce fascisme premier qui instrumentalise l’islam. On ne le suivra pas sur ce point tant il est évident que c’est l’islam en tant que tel, si on le prend à la lettre (ce qu’il exige !) qui constitue en lui-même une idéologie (religieuse) de type fasciste ou qui en contient les germes (voir Adonis, Violence et islam). Il ajoute d’autres remarques sur l’absorption des jeunes générations (et pas seulement d’une large partie des adultes de la classe moyenne) par l’univers de la consommation, du profit et de la concurrence dont on ne voit en quoi ou pourquoi on pourrait le valoriser, contrairement à un R.-P. Droit qui paraît fasciné par lui ! Poussé à l’extrême, envahissant la plupart des secteurs de l’existence, il envahit la majorité des politiques proposées, qui ne font que l’accompagner, sans vouloir un seul instant le condamner et le transformer : à quelques choses près (le domaine sociétal) la gauche de Hollande et la droite de Sarkozy – ce « voyou » dit Badiou – auront fait la même politique.
Que lui opposer, sauf à verser dans le nihilisme… lui aussi facteur de dérives meurtrières ? Cette option indissolublement philosophique et politique que représente « l’hypothèse communiste », distinguée clairement de ses errements stalinien et maoïste (dont il aura été victime au demeurant – mais il le reconnaît). Cette hypothèse n’aura pas été démentie ou réfutée par ces errements, puisque ce sont précisément des « errements » (mais il pourrait davantage nous dire comment il les explique), elle se réalisera un jour selon lui car le communisme est le seul modèle de société qui, parce qu’il échappe aux « eaux glacées du calcul égoïste » (Marx) ouvre la voie à la « vraie vie » (la formule est de Rimbaud), mais d’une vraie vie pour tous. Marx, donc, mettant en œuvre Rimbaud : pas mal, non ?
Honnêtement, quand on lit cela, comment ne pas y adhérer fondamentalement et comment ne pas trouver la critique de R.-P. Droit, dans son contenu comme dans son ton ironique de « grand seigneur » au dessus de la mêlée, proprement indigne ? Au dessus de la mêlée, ai-je dit. Pas exactement : Droit n’est pas « au dessus » mais dans et même, si j’ose ce trait, en dessous de celle-ci,et cela, dans un journal, Le Monde, qui offre parfois des tribunes considérables à Badiou. Allez y comprendre quelque chose !
Yvon Quiniou