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Billet de blog 28 septembre 2015

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Non, Régis Debray, tu te trompes

Ta longue apologie ou, si tu préfères, ta justification d’un interdit minimum que la liberté d’expression devrait respecter ou se voir imposer (en dehors des interdictions qui sont déjà prévues par la loi, comme l’injure personnelle) m’a choqué (Le Monde du 22 septembre).

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Ta longue apologie ou, si tu préfères, ta justification d’un interdit minimum que la liberté d’expression devrait respecter ou se voir imposer (en dehors des interdictions qui sont déjà prévues par la loi, comme l’injure personnelle) m’a choqué (Le Monde du 22 septembre). D’abord en raison du contexte actuel et après ce qui est arrivé à Charlie Hebdo, contexte marqué par un retour  fanatique et même meurtrier du religieux, y compris dans les pays musulmans eux-mêmes qui violent régulièrement cette liberté sans que tu y fasses un seul instant allusion. T’es-tu renseigné auprès de Hollande sur ce qui se passe au Maroc (pour ne prendre que cet exemple) puisqu’il est devenu l’ami de son roi ? Y est-tu insensible et est-il opportun d’encourager la haine de ceux qui n’aiment pas qu’on ne pense pas comme eux ?

Ensuite, c’est surtout l’objet de ton indignation qui me choque, la question du sacré. Je sais bien (pour te connaître un peu, t’avoir lu et discuté publiquement) qu’il y a chez toi un retour de flamme spirituel sur le tard, plus ou moins discret ou masqué. Mais là tu exagères : il y aurait des « zones de sacralité » qu’il faudrait respecter et celle-ci se trouveraient dans les « convictions religieuses », lesquelles ne seraient pas de simples « opinions » dont on sait que la loi républicaine garantit la libre expression . Celles-ci se disant « sacrées » ou « d’origine sacrée » (la transcendance divine supposée, en l’occurrence), on n’aurait donc pas le droit d’ironiser sur elles ? Absurde, car tu confonds deux choses : le croyant et la croyance. Tout croyant a droit au respect juridique absolu de croire (comme l’incroyant de ne pas croire) et de manifester sa foi car celle-ci, comme tu le suggères justement mais en te trompant de vocabulaire, est non « expansionniste », ce qui est dangereux, mais expansive, ce qui est normal vu l’importance des valeurs auxquelles elle se prétend associée. Mais la croyance (ou la conviction religieuse), c’est autre chose : toute croyance doit pouvoir être  critiquée dans son contenu et l’histoire de la  pensée depuis les Lumières nous en a offert de magnifiques et courageux exemples (Spinoza, Hume, Kant) puisque cette critique multiple s’est toujours opérée à l’aide de la raison et sur la base de ses valeurs universelles, avec un seul objectif : émanciper l’homme de l’irrationnel, de la superstition et de l’oppression que les religions ont fait peser sur lui. On ne saurait donc passer de la « jouissance paisible de la liberté de religion » qui vise la personne du croyant et à condition qu’elle ne trouble pas l’ordre public, à l’interdiction d’ironiser sur ses croyances elles-mêmes – ce que tu fais dire àla Cour européenne des droits de l’homme. Oserais-tu formuler cette interdiction à Salman Rushdie se moquant du Coran et qui en a subi les conséquences haineuses, en le regardant en face et sans sourciller ? Te suivre, reviendrait à mettre un doigt dans un engrenage liberticide insensé, que  le républicain pleinement laïque que tu es, je l’espère, doit refuser.

Je termine. Il est vrai que pour toi il y a du sacré et que nous avons tous besoin de ce sacré pour vivre ensemble – tu l’as soutenu brillamment ailleurs. Et quand on te lit, il est clair que ce « sacré » a souvent une figure religieuse (ce qui est le cas ici). Or cette thèse est fausse. D’une part les sociétés peuvent vivre sans sacré : il leur suffit d’une idéologie commune et d’exigences morales inconditionnées (comme dirait le vieux Kant) permettant de corriger les effets parfois délétères de l’idéologie. Ce sont ces impératifs moraux qui, eux, doivent être absolument respectés et mis en pratique… et non les croyances religieuses, souvent aliénantes, guerrières et qui se déchirent entre elles ! D’autre part, il faut se méfier du sacré, sous quelque forme qu’il se présente. Au nom du sacré religieux, il y a eu et il y a encore les guerres de religion. Et en politique, considérer une cause comme sacrée (y compris le communisme) a été souvent mortifère et a ouvert la voie au totalitarisme. Si une cause politique est juste, il est nécessaire et suffisant de la dire moralement justifiée et donc obligatoire.

Sacré Debray (si j’ose dire) ! Tu nous as souvent offert des surprises. Mais là, c’est une mauvaise surprise, intellectuelle et morale !

                  Yvon Quiniou, philosophe, auteur de « Critique de la religion. Une imposture morale, intellectuelle et politique »,La Ville brûle, 2104.

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