La morale et la conflictualité de couple
Ce qui vient de se passer à nouveau à Sciences Po de Paris et visant son directeur, M. Vicherat, engage une fois de plus la question de la conflictualité amoureuse ou de couple et du jugement que l’on doit porter sur elle. Celle-ci a bien eu lieu entre lui et sa compagne A. Bonnefond sous la forme d’une dispute dans un café, incontestable, qui s’est poursuivie dans la rue sous une forme qui aurait entraîné d’une bousculade provoquant la chute de la femme (voir la Tribune Dimanche de cette semaine). Une plainte de celle-ci a été déclarée à la justice, puis retirée par elle, ce qui soustrairait l’affaire à cette justice. Reste alors le problème normatif de fond et qui se pose d’autant plus que ce genre d’incident (au minimum) se produit de plus en plus dans une société dont les normes de vie semblent vaciller particulièrement, en dehors des cas d’inceste (voir l’affaire Olivier Duhamel unanimement condamnée, y compris pénalement), dans le registre des rapports amoureux et donc de couple : quel type de jugement doit-on porter dans ce cas, moral simplement ou relevant de la justice officielle, avec sa sanction légitime ?
C’est la une question complexe, contrairement aux apparences par lesquelles nombre de mouvements militants, féministes ou non, se laissent séduire, demandant ici des sanctions administratives contre le directeur de Sciences Po, sur fond d’une indignation radicale. Or la chose n’est pas simple selon moi et le philosophe que je suis, intéressé depuis longtemps par la morale et la politique, va évoquer la manière dont Kant, ce grand philosophe de la morale, a distingué ce qui relevait (dans son langage) de la vertu et ce qui relevait du droit (voir sa Métaphysique des mœurs, pas assez connue) Le droit inscrit dans des lois officielles ce qui contredit incontestablement les lois de la morale, dont la première est le respect de la personne humaine non seulement en soi même mais en autrui, dont la violence exercée à l’encontre de celui-ci en est un exemple parfait, avec, bien entendu, la blessure ou le meurtre. Et la violation du droit, dans ce cas, est suivie d’une punition juridique exerçant une contrainte légitime sur le coupable. La vertu, selon lui, c’est autre chose et l’impératif de la respecter relève donc d’un impératif, moral également, mais dont le non-respect ne saurait être condamnée par la loi officielle et donc sanctionné par elle. C’est ainsi qu’il y a un devoir moral de vertu qui consiste dans la sollicitude ou l’attention, la non indifférence à l’autre, son amour si l’on veut, mais son absence, si elle est condamnable moralement, ne saurait être punie par une quelconque loi juridique.
Alors, de quel genre d’immoralité relèvent les conflits de couple ? Car il faut savoir, sauf à faire l’ange, que la vie amoureuse est souvent, même si ce n’est pas toujours, une vie compliquée sur le plan affectif, comme les désaccords de personnalités ou la jalousie, pour m’en tenir là, et la littérature nous en a donné de nombreux et tristes exemples - sans compter les déchirures dans les milieux artistiques, je n’insiste pas. Et c’est aussi, soit dit en passant, le cas de la vie familiale telle que Freud nous en donné l’explication! Après tout, on voit des mères (ou des pères) donner des « taloches à leurs enfants et des enfants ne pas aimer beaucoup tel ou tel de leurs parents. Alors ces affects, avec leurs débordements dans les comportements, doivent-ils être condamnés par la loi ? Et pour en revenir à la vie de couple, dans quelle mesure et dans quel cas les débordements d’hostilité relèvent-ils d’une loi pénale ? J’avoue d’abord qu’il faut bien comprendre que ces comportements ne dérivent pas d’un choix du libre-arbitre (qui est un mythe philosophique spiritualiste) mais d’un déterminisme psychologique (ou affectif) dans le quel le « coupable » est pris et qui souvent adopte un comportement de réaction à celui qui l’a provoqué : il arrive que des paroles de l’un des membres du couple provoque la réaction violente, conséquence alors d’une déception ou d’une frustration - « elle m’a poussé à bout » peut-on entendre dire- sans qu’on s’en soucie parce qu’elle n’est pas visible et qu’on se soucie pas de cette responsabilité inverse qui entraîne une co-responsabilité dans le conflit violent.
Alors comment se situer, moralement, dans tous les cas ? 1 Ce qui est premier c’est le degré ou la forme de la violence qui est exercée : on ne saurait tolérer une violence qui blesse l’autre, voire le tue, bien évidemment, et ce même si l’on peut faire du mal à l’autre par amour : l’histoire littéraire ou cinématographique nous en a donné de nombreux exemples ! Et c‘est bien entendu le cas du viol (et encore plus de l’inceste) qui, par définition, n’implique aucun consentement de la part de la victime. De ce point de vue la justice doit intervenir même si elle doit prendre en compte la complexité du déterminisme psycho-affectif qui joue dans ces cas et en tenir compte pour décider du degré et de la forme de la sanction. 2 Il reste que l’on ne saurait mettre sur le même plan un geste rageur (comme dans le cas initial cité, celui de Vicherat) ou une injure de colère qui dépasse l’entendement de celui qui la profère, dans le cadre d’une situation amoureuse, même finissante, et la violence réelle d’un acte meurtrissant. La distinction entre l’immoralité dans l’ordre privé de la vertu, non punissable juridiquement, et celle, sociale, de ce qui va contre la loi morale sociale impérative et inscrite dans le droit, devant être punie, elle, trouve toute sa place ici. A la justice d’en tenir compte officiellement pour s’exercer justement, c’est le cas de le dire, c’est-à-dire hors des passions partisanes qui aveuglent. Et aux médias comme aux militants, moralistes enflammés, parfois peu lucides, d’en tenir compte intelligemment et « justement » !
Yvon Quiniou, philosophe.