Communisme, christianisme et morale
Un étonnant dossier de « L’Humanité magazine » (bon journal par ailleurs) vient d’être consacré à la proximité normative possible entre le communisme et le christianisme, en dehors bien entendu de la base matérialiste et historique du premier. Ce propos reprend une orientation lancée autrefois par Maurice Thorez demandant de « tendre la main » aux travailleurs chrétiens au moment du Front populaire de façon à élargir le rassemblement indispensable pour vaincre le capitalisme – à une époque où, il est vrai, le christianisme avait beaucoup d’influence, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.
Dès lors, l’urgence politique actuelle, vu cet effacement, n’est plus de chercher l’alliance avec des catholiques en nombre très réduit et qui versent dans un sectarisme de droite ou d’extrême droite, mais de penser ce qu’est réellement le christianisme en toute lucidité critique, en se basant aussi sur ce qu’a été la vraie pensée de Marx (et d’Engels), contraire à ce que j’en ai lu parfois et qui, ici, à la fois se réfère à des intellectuels communistes d’autrefois comme Jean Kanapa ou le philosophe André Moine, mais relayés aussi par les auteurs actuels de ce dossier. Je vais mettre en évidence deux points essentiels.
1 Le christianisme à l’état pur n’existe pas, il a pris la forme de religions (multiples au demeurant : la catholique, la protestante, l'orthodoxe, sinon la juive, etc.) et celles-ci se sont organisées en « Eglises » dirigées par des prêtres dont le rôle a été historiquement éminemment réactionnaire. Dans leur « éthique » particulière d’abord, déguisée largement en « morale » dite universelle comme dans le catholicisme, laquelle a fait du mal aux hommes : par ses interdits (ou prescriptions) de vie inhibant cruellement la vie individuelle, justement, comme celui frappant le pêché de la chair, le mépris plus large du corps, les restrictions de la sexualité, spécialement avant le mariage, l’interdiction du divorce, la domination du mari sur la femme, et j’en passe : voir le remarquable bilan qu’en fait Belinda Cannone dans son livre Le nouveau nom de l’amour. Mais il y a aussi, et tout autant, le rôle historique malfaisant de la religion tel que Marx l’a magnifiquement analysé et dénoncé dans son premier grand texte de jeunesse où il l’enracine dans la « détresse » humaine d’origine sociale et la considère comme une compensation imaginaire à celle-ci qui empêche le peuple de lutter contre elle et fonctionne donc comme un « opium » : celui-ci soulage mais ne guérit pas, voire détourne de prendre de vrais médicaments ! Or, et j’y insiste, contrairement à ce que j’ai pu lire ailleurs, y compris en réaction à mes analyses, Marx (comme Engels) n’a jamais renié un seul instant ce point de vue, réclamant même dans la Critique du programme de Gotha que les communistes ne cessent pas de s’efforcer de débarrasser la conscience humaine de la « fantasmagorie religieuse » et ce à l’inverse de la position des sociaux-démocrates de l’époque. La position exprimée par L’Humanité magazine tourne donc le dos à cet héritage marxien irremplaçable, comme elle tourne le dos à la critique constante non de la foi subjective avec sa « religion naturelle » (c’est autre chose), mais des religions objectives ou positives formulée par tous les grands philosophes depuis Spinoza, avec Hume, les philosophes des Lumières, Rousseau et même Kant en Allemagne ! A quoi il faut ajouter le procès qu’en font ensuite, sur une base athée, des penseurs comme Feuerbach et, ensuite, Freud. Et j’ose à peine rappeler à quel point les Eglises dites chrétiennes ont été les complices des pires régimes politiques comme la monarchie qualifiée « de droit divin » ou encore des dictatures comme celles de Mussolini, de Franco, de Salazar ou de Pinochet, pour m’en tenir là. Voir aussi, cependant, ce qu’il se passe en Hongrie et en Pologne ces temps-ci. Les penseurs que j’ai cités ont donc tous combattu ce rôle, néfaste et anti-progressiste, des Eglises chrétiennes ! Et comme l’a dit ce grand rationaliste et progressiste que fut Bertrand Russell : « La religion est un facteur de mal pour l’humanité » (dans Pourquoi je ne suis pas chrétien).
2 On voit alors que, sur un plan strictement normatif, on ne saurait s’inspirer vraiment du christianisme pour fournir une base à l’engagement communiste – sauf à se référer au Christ des Évangiles qui appelle à l’amour interhumain et à la paix entre les hommes. Mais il se trouve que ce même Christ n’est pas seulement cet homme paisible que l’on mythifie, il est aussi un homme capable de violence ou d’inciter à la violence comme l’a rappelé un éminent spécialiste du message chrétien et chrétien lui-même, Henri Tincq, ancien collaborateur du Monde et qui rappelle cette annonce célèbre du même Christ affirmant : « Je ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée »! Il suffit de lire plus largement la Bible, avec ses deux « testaments », la Bible pour s’en convaincre facilement et honnêtement. Les communistes devraient-ils être plus complaisants que Tincq dans ce domaine ?
Par quoi alors remplacer cette référence considérée comme voisine sur le plan normatif ? Tout simplement par une instance que je défends depuis longtemps dans mes livres, à savoir la morale humaine à visée universelle telle que Kant l’a portée au concept (indépendamment de son arrière plan idéaliste), qui est immanente à la raison humaine et dont Darwin a su nous fournir l’explication de son existence dans le cadre de sa théorie de l’évolution. Je ne veux pas détailler tout ce que j’en ai dit ailleurs. J’indique seulement qu’il y a bien un fondement moral de sa critique du capitalisme et de son exigence du communisme, qu’il a formulée très tôt dans son texte initial sur la religion, précisément, mais qu’il a refusé d’admettre ensuite réflexivement lorsqu’il est passé à l’explication scientifique du capitalisme et à sa prévision de son dépassement. Car il faut cependant rappeler que cette explication est aussi une critique et que qui dit critique dit nécessairement référence à des valeurs, ici morales et universalistes visant le bien concret de l’humanité tout entière Et je rappelle que pour l’homme (communiste) « l’Etre suprême c’est l’homme » ! C’est ce fondement moral qu’il faut aussi diffuser dans la bataille publique des idées pour motiver l’engagement en faveur de l’émancipation, comme le réclamait Gramsci, et il a pour conséquence de critiquer aussi le christianisme, au moins dans sa globalité et abstraction faite de quelque uns de ses apports concrets de l’ordre de la simple « charité ».
Yvon Quiniou