Redécouvrir le matérialisme historique : un grand livre d’Andréani
Par les tristes temps qui courent il est non seulement urgent mais fondamental de revenir au matérialisme historique de Marx pour comprendre à nouveaux frais ce qui nous arrive – à nouveaux frais, je veux dire contre la domination des idées libérales qui envahissent nombre d’esprits qui se prétendent savants et ne sont qu’ignorants, et qui, du coup, alimentent la catastrophe capitaliste tous azimuts qui s’annonce, crise écologique incluse. C’est l’honneur du philosophe Tony Andréani que de le faire dans son nouveau livre, Matérialisme historique. Les concepts fondamentaux revisités, qui vient de paraître chez L’Harmattan ; mais il le fait, en réalité, en scientifique car il considère, à juste titre, que le corpus théorique que nous a légué Marx est bien de nature scientifique, quitte à ce qu’il faille le renouveler partiellement et surtout l’enrichir avec les nouvelles connaissances dans le champ des science humaines que l’auteur du Capital ne pouvait connaître.
Je ne saurais en parler ici dans le détail, car cela supposerait un article de revue très riche et qu’il faudrait que j’ai eu le temps de le lire, ce qui n’est pas le cas puisque je viens de le recevoir. Mais je connais l’auteur et ses idées depuis longtemps, je les partage et je vais m’inspirer ici de sa préface qui en résume l’esprit et les angles d’attaque, quitte aussi à l’avoir parcouru en diagonale, comme on dit. La thèse essentielle est donc que nous sommes en présence d’une conception scientifique de l’histoire « qui n’a pas de concurrent sérieux » parce qu’elle repose sur une base matérialiste, le développement des conditions matérielles de la production, qui est l’apanage de l’homme distingué des animaux. C’est dire que nous ne sommes pas en présence d’une philosophie parmi d’autres (même si elle a un présupposé philosophique matérialiste, comme toute science), mais d’un savoir qui, comme tout savoir, peut connaître des ruptures et des apports venant des sciences humaines entendues au sens large. L’ouvrage en recense l’essentiel, inspiré d’une très longue thèse de doctorat qu’il avait soutenue il y a longtemps (parue chez Méridiens-Klincksieck), prétendant même nous apporter ainsi « le code génétique du capitalisme », code ouvert, bien entendu, à de nouveaux développements issus des découvertes sur l’histoire non occidentale (qui était le centre du Manifeste) et celle des sociétés primitives, ou d’innovations comme celles de Keynes qui permettent de mieux comprendre l’économie capitaliste aujourd’hui (le livre est très riche d’ouvertures en ce sens). Et puis, bien entendu, il y a les transformations du capitalisme lui-même depuis le 19ème siècle ( y compris sous l’effet des idées marxiennes) et l’approche des autres sociétés du monde, qui amènent Andréani à critiquer ce qu’il peut y avoir de « nécessitarisme » dans l’idée d’un développement historique qui mènerait nécessairement ou inévitablement à dépasser en fait le mode production capitalisme (voir la fameuse Préface de 1859). Du coup, l’auteur ose se dire non un « refondateur » de l’œuvre de Marx – ceux qui ont tenté cela et qu’il cite, ne sont guère convaincants –, mais son « continuateur ».
C’est dans cette perspective où « continuer » ne veut pas dire « répéter », qu’il peut s’ouvrir aux lacunes de ce corpus théorique et, en particulier, mais c’était inévitable selon moi, à son insuffisante approche de la réalité humaine quand on l’envisage sous l’angle des « rapports interindividuels ». C’est ici que son appel à la psychanalyse me paraît décisif, non pour réfuter l’anthropologie marxienne mais pour lui apporter ce qu’elle ne pouvait contenir, à savoir la problématique de l’inconscient et l’idée d’une psychogenèse de l’individualité, qui dépasse son seul enracinement dans l’histoire et la société, et il a raison de s’inspirer aussi de G. Mendel.
Cette liberté d’esprit dans l’examen d’abord fidèle à Marx, lui permet d’énoncer de nouveaux aperçus sur l’histoire contemporaine, y compris sur les régimes qui ont prétendu s’en réclamer et en ont en réalité abîmé l’idée dans la conscience collective, y compris celle d’intellectuels qui auraient pu se montrer plus intelligents ou moins ignorants ! C’est ainsi qu’il rappelle que, en bonne logique « matérialiste historique », il est clair que la révolution soviétique ne s’est pas faite dans les conditions que Marx assignait à une transformation sociale visant le communisme – à savoir un capitalisme développé avec une base ouvrière ou prolétaire, en un sens structurel qu’on oublie –, qu’elle ne pouvait donc réussir en Russie et qu’elle a donné avec le stalinisme le contraire de l’idéal marxien, contraire qui ne pouvait donc invalider l’idée communiste bien comprise « scientifiquement ». On pourrait dire la même chose de la révolution chinoise lors de l’époque de Mao, qu’il aborde brièvement mais lucidement, quitte à montrer, en sens inverse et courageusement, les acquis positifs et novateurs qui se font jour actuellement. De même, mais sur un tout autre plan, on signalera ses éclairages sur les excès du capitalisme néo-libéral dans l’ordre de la production, de la consommation, de l’imposition de besoins ou de désirs artificiels d’une grande médiocrité – tout cela alimentant ce qu’il appelle avec moi une "démesure humaine" assez effroyable.
Dernier point dans ce bref aperçu : le retour, philosophique cette fois, à la morale en politique tel que je le préconise depuis longtemps. Et il a raison à la fois de soutenir que la science, quelle qu’elle soit, ne peut rien nous en dire sur le fond car on est sur un registre qui lui échappe, celui des valeurs, et d’affirmer, tout autant, qu’elle est présente dans la critique du système capitaliste et de son inhumanité comme dans l’adhésion à l’idéal communiste, et ceci au nom de ces valeurs morales essentielles que sont la liberté et l’égalité de tous les hommes, au même titre, ou encore le respect de la personne humaine que son exploitation bafoue. Kant, de ce point de vue et même s’il n’y insiste pas, demeure un penseur fondamental de la morale qu’aucune science ne saurait réfuter.
On aura compris tout l’intérêt de ce livre, malgré la brièveté inévitable de mon propos, et à quel point Andréani donne totalement tort, d’emblée, à certains intellectuels encore à la mode comme Lyotard, Deleuze ou Foucault, partisans irrationnels de la « déconstruction » et de la « post-vérité ». Eh bien non, l’approche « matérialiste-historique » de la réalité, capitaliste en particulier, est tout simplement vraie sur le fond et il faut s’en inspirer, tous enrichissements apportés, pour changer le monde !
Yvon Quiniou
Tony Andréani, Matérialisme historique. Les concepts fondamentaux revisités, 383 p., L’Harmattan.