Marxisme et religion, encore et toujours
On me dira que j’exagère en soulevant à nouveau le débat qui oppose le marxisme à la religion et qui existe au minimum depuis le 19ème siècle. Pourtant, si l’on est un tant soit peu attentif à ce qui se passe sur le plan idéologique en général et dans les marges de la gauche en en particulier, on s’apercevra tout de suite qu’il y a là une vraie question qui agite les esprits dans un sens que je ne trouve guère reluisant et que je voudrais éclaircir un peu, dans les limites d’un billet – sachant que c’est un double thème sur lequel j’ai beaucoup écrit et réfléchi.
Je partirai d’un présupposé à deux faces : 1 Contrairement à ce qu’on croit le marxisme n’est pas mort avec la fin de l’expérience soviétique, qui n’en a été qu’une caricature : il n’est pas mort puisqu’il n’a jamais vécu dans son sens propre et originel et le communisme qu’il projette et anticipe prouve de plus en plus qu’il faudra y recourir si l’on ne veut pas que l’humanité se précipite dans l’abîme. La productivité intellectuelle inédite dans ce domaine de pensée prouve en particulier que certains en ont conscience, même si les médias font tout pour l’occulter. 2 Le phénomène religieux peut paraître lui aussi en déclin, en nombre comme en prestige, en France en tout cas et sous sa forme catholique intégriste. Sauf que trois autres religions existent, que Macron a pu il y a quelques années réunir solennellement et vanter, sans la moindre raison, leur unité à construire parce que la religion serait « un facteur d’ « union nationale » – ce qui est historiquement totalement faux. Et j’ajoute que le déclin français du catholicisme ne doit pas nous faire oublier la recrudescence du phénomène religieux sous ses formes les plus rétrogrades, sinon fascisantes, dans des ex-pays de l’Est comme la Hongrie ou la Pologne. A quoi on ajoutera aussi la présence très forte des religions un peu partout dans le monde (USA, Amérique latine, Inde) sous des aspects politiquement très conservateurs (voir la droite américaine et le Brésil), sans compter, ce qui est peut-être le plus grave, l’expansion mondiale d’un Islam qui est, sur le fond de ses croyances, de son éthique et de son ambition politique, la pire des religions : nul n’est besoin, ici, de faire un dessin ! Or ce qui est grave, très grave à mes yeux et pour s’en tenir à ce dernier point, c’est que toute une partie de la gauche qui se voulait progressiste et laïque dans ce domaine, progressiste parce que laïque, a perdu tout sens critique dans ce domaine et manifeste une complaisance pro-religieuse totalement rétrograde pour une raison qui va bien au-delà d’un effacement idéologique de ses convictions irréligieuses et qui tient avant tout à un électoralisme de bas étage : il s’agit de garder le contact avec les populations pauvres des grandes villes et de leurs banlieues et donc, bien entendu, de conserver leur vote aux élections – même si cela ne se dit pas à voix haute.
C’est sur cette double base que j’ai évoquée – affaiblissement illusoire en partie du marxisme, importance persistante des religions – que je me sens en devoir de rappeler l’importance décisive de la critique que Marx a opérée de la religion dès sa jeunesse et ce jusqu’à la fin de sa vie[1], suivie d’une persistance de celle-ci chez de nombreux théoriciens dès le 20ème siècle, à commencer par Jaurès, Gramsci ou Ernst Bloch. Cette critique figure même au point de départ de son œuvre dans un texte de 1844 où il présente la religion comme un « opium » populaire dont le besoin vient du « malheur terrestre » et qui à la fois le compense dans l’imaginaire et détourne de lutter contre lui. C’est dire qu’il y voit déjà une « idéologie compensatrice » qui aliène les hommes et dont il dira encore, dans sa Critique du programme de Gotha, qu’il faut en débarrasser, pacifiquement bien entendu, la conscience humaine pour permettre aux hommes d’épanouir leur vie « ici-bas ». Cette critique est essentielle, elle transpose sur une base immanente ou empirique la critique venant de la philosophie des Lumières tout en rejoignant celles de Feuerbach, de Nietzsche (en partie) et de Freud. Et surtout, il faut bien comprendre ce qu’elle implique et qui n’est pas souvent mis en avant…. à moins que cette idée ne relève que de ma seule conviction : en tant que critique (et non explication) elle vise les religions d’Eglise avec leurs croyances, leur organisation en institutions et leurs cultes, en priorité. Et si elle vise aussi leurs « éthiques » ou « normes de vie », c’est tout simplement parce qu’elles font du mal à l’homme, trop souvent, en dévalorisant sa vie concrète (le corps, les plaisirs, la sexualité, etc.). Disons, très banalement, que leurs dites « morales » sont en réalité « immorales » au regard d’une morale humaine rationnelle et raisonnable, universelle et universaliste, voulant le bien de tous les hommes. Du coup, on peut mettre en avant le présupposé dont j’ai parlé, valable en droit et trop souvent occulté : la critique de la religion n’est pas nécessairement athée, niant donc l’existence d’une éventuelle transcendance divine, tout simplement parce que la réalité ou l’irréalité de celle-ci est théoriquement indécidable et il y a un philosophe contemporain, Marcel Conche, qui a eu le mérite de le proclamer (alors qu’il n’y croit pas à titre personnel). C’est dire que être irréligieux, parce que critique à l’égard des Eglises, ce n’est pas nécessairement nier l’existence d’un éventuel Dieu, c’est s’abstenir dans ce registre et être a-thée (avec un tiret), sans Dieu donc et non contre un possible Dieu – la condition humaine demeurant alors rigoureusement incompréhensible sur le plan métaphysique et existentiel. Dit autrement, le refus des religions repose seulement sur l’agnosticisme. Où est l’intolérance ou le dogmatisme dont on accuse alors les irréligieux, à ce niveau ?
Pourtant, une autre question se pose, que je trouve gravissime, et c’est ici que la chose se complique. Car les religions, je l’ai indiqué, proposent toutes des systèmes de valeurs, mais on doit modérer la critique qu’il faut pourtant en faire, d’autant que ces valeurs touchent aussi à la politique d’une manière évidente. Or, on ne peut les mettre toutes sur le même plan, de ce point de vue. Et quitte à paraître partisan (ce que je ne suis pas), il est clair pour moi que le christianisme de l’Evangile promeut des normes de vie qu’on ne peut qu’accepter comme l’amour du prochain, de tous les être humains, donc la charité, l’aide à autrui, la bonté, etc., je n’insiste pas (je rappelle que dans l’islam, la sociabilité est interne à la communauté des croyants, l’oumma, et que les athées sont voués à la mort !). C‘est dire que la critique des religions, justifiée par ailleurs, s’arrête devant ces valeurs clairement morales et universelles, on doit reconnaître qu’elles ont joué un rôle positif dans l’histoire (quand elles n’étaient pas bafouées hypocritement) et, surtout, que la politique peut très bien s’en inspirer quand elle se développe dans une perspective progressiste au minimum, au-delà du simple individualisme libéral actuel. On l’a constaté dans les traditions politiques issues de Marx, par exemple avec ce qui s’est passé avec la théologie de la libération en Amérique latine ou avec les mouvements issus de mai 68 en France (prêtres ouvriers, etc.). Et si l’on consulte l’histoire des courants ouvriers et des socialismes[2] depuis le début du 19ème siècle, on s’aperçoit que au-delà des seuls Marx, Engels, puis Lénine, la motivation religieuse dans sa dimension morale a joué un rôle incontestable… au point de voir des militants ou théoriciens célèbres prétendre incarner le « règne de Dieu sur terre » à travers le communisme. On laissera de côté cet aspect historique des choses, pourtant avéré, pour ne retenir que l’idée suivante que je défends depuis longtemps : le marxisme est une doctrine politique double, scientifique et critique, et sa dimension critique est mue par des valeurs clairement morales que trop de théoriciens, par timidité ou manque d’audace intellectuelle, ne veulent pas admettre. Cela avait été dit par Marx lui-même à la fin donc du premier texte que j’ai cité plus haut… même s’il a eu tendance à nier réflexivement cet aspect pourtant essentiel de sa critique du capitalisme et de son projet communiste, par la suite : la critique de la religion débouchait selon lui sur « l’impératif catégorique » (terme kantien) de « renverser les rapports sociaux qui font de l’homme un être humilié, asservi, méprisable » : le communisme, donc, comme conséquence logique et impérative de l’exigence morale » !
Je ne sais pas si ce propos, à peine esquissé, suffira à pousser les chrétiens dans le camp du communisme. Mais il devrait au moins rappeler à ceux qui sont présents dans le camp socialiste et qui se souviennent des deux premières années du projet de Mitterrand (1981-1983), que la politique et la morale sont indissociables dès lors que l’on met au premier plan « l’humain d’abord » (et non la seule production économique, la croissance technique portée par la recherche du profit, le « toujours plus » et non le « toujours mieux », etc.) et qu’on en fait donc une mise en œuvre pratique de l’humanisme, athée ou pas. C’est ce qui manque aujourd’hui à une grande partie de la gauche, un fondement moral universel à son projet, seul à même de nous éviter des catastrophes multiples, hélas prévisibles sans lui et ce, avec ou sans les croyants.
Yvon Quiniou.
N B : Ce texte s’inspire d’une conférence que j’ai donnée récemment à la Sorbonne dans le cadre du séminaire « Le marxisme au 21ème siècle », dirigé par Rémy Herrera.
[1] Voir ce qu’il en dit à la fin de sa Critique du programme de Gotha. Ce point est parfois scandaleusement oublié par quelques « penseurs » qui se disent marxiste ou communistes.
[2] Voir l’Histoire globale des socialismes qui vient de paraître aux PUF, article « Religions »