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Billet de blog 31 juillet 2014

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L'enjeu Jaurès

Dans les limites d'un billet, je voudrais analyser l'enjeu que représente une compréhension exacte de l'apport politique de Jaurès

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Dans les limites d'un billet, je voudrais analyser l'enjeu que représente une compréhension exacte de l'apport politique de Jaurès - apport qui est massivement déformé par la presse, si l'on excepte les commentaires et citations de L'Humanité (journal qu'il a fondé) depuis un mois ainsi que l'excellent article de J.-P. Scot dans Le Monde de ce jour, jeudi 31 juillet, de même qu'il est déformé par le PS actuel, on devinera pourquoi. Je le ferai à travers quelques points simples mais essentiels.

1 Jaurès a évolué, théoriquement et politiquement, des années 1880 aux années 1900, passant d'un engagement de type radical-socialiste à un engagement de plus en plus socialiste et même, il faut oser le dire, communiste. S'appuyant en profondeur sur l'analyse marxienne du capitalisme, qui met au centre de celui-ci les antagonismes de classes liés à la propriété privée de l'économie et à l'exploitation du travail humain, il reprit du coup ses objectifs politiques et, spécialement, celui de l'appropriation sociale des moyens de production et d'échange: voir son "Discours à la jeunesse" de 1903 et son "Discours de Toulouse" de 1908 qui définit la ligne fondatrice de la SFIO et dont les propositions ne souffrent pas la moindre ambiguïté. Jaurès est donc devenu Jaurès et c'est ce Jaurès-là, pleinement socialiste, qui le définit désormais, que cela plaise ou non, et il y a malhonnêteté intellectuelle à le nier, à l'occulter ou à le minorer.

2 Son objectif d'une propriété sociale de l'économie (= le socialisme ou le communisme) est très ouvert: il ne se réduit pas à la propriété étatique puisqu'il inclut la propriété coopérative ou la propriété mutualiste (entre autres) et, surtout, il prend son sens à travers l'idée de démocratie. C'est la propriété qui donne le pouvoir (et non l'inverse), la propriété collective conditionne par conséquent le pouvoir du peuple sur sa vie sociale et la démocratie, cantonnée à la seule sphère des institutions politiques, demeure formelle, elle manque de substance concrète ne cesse-t-il de répéter. C'est donc à la lumière de cette exigence de liberté que l'on doit comprendre sa magnifique définition du socialisme qui en fait "la République achevée" - entendons: la république ou la démocratie poussée jusqu'au bout et investissant les sphères sociale et économique. Sa conception démocratique du passage au socialisme s'en déduit: elle fait appel constamment au suffrage universel, aux élections donc, et elle exclut la violence, même si elle n'exclut pas du tout, c'est autre chose, les luttes sociales. Ses divergences avec Jules Guesde portaient sur ce point fondamental.

3 Son réformisme. Ici aussi le contresens fait rage. Une précision préalable: le mot réforme, quand on l'associe au réformisme, ne peut avoir qu'un sens positif. Il signifie l'obtention d'un mieux, politique, social ou économique, et il implique donc qu'un progrès a été réalisé ou acquis. Jamais il ne saurait équivaloir à une régression ou à une limitation du pire, comme c'est le cas avec le gouvernement actuel dans ses compromis avec le patronat, comme c'était le cas sous Sarkozy et comme ce serait le cas avec le pseudo réformisme libéral fort programmé par Fillon, qui fait froid dans le dos. Dans ces trois cas (et malgré le soutien parfois de syndicats comme la CFDT qui se disent à tort, ici, "réformistes"), il s'agit bien de réformes, mais négatives, et elles alimentent non un réformisme mais ce que j'appelle un "contre-réformisme d'ensemble", plus ou moins réactionnaire selon les cas. On dira donc qu'un gouvernement ou un parti peut être "réformateur" (et même fortement) sans être du tout "réformiste" au sens exclusivement progressiste de ce terme. S'agissant de Jaurès, il était bien réformiste, il ne se serait en rien reconnu dans la politique de régression sociale de Hollande, mais à condition d'ajouter une seconde précisison, essentielle au débat contemporain et qu'il m'est déjà arrivé de formuler.

4 Il y a un réformisme de la fin et un réformisme de la méthode. Le premier renonce à transformer radicalement ou substantiellement la société pour lui en substituer une autre - en l'occurrence le socialisme remplaçant le capitalisme - et il se contente de l'améliorer partiellement, en s'enfermant dans l'horizon de celle-ci sans en changer la structure: ce n'est pas rien... mais ce n'est pas tout et il y a bien mieux! Le second réformisme incarne ce mieux: il s'agit d'aboutir à un changement profond de la société, mais progressivement, par des réformes successives, avec des seuils de rupture (comme les nationalisations),  lesquelles, étalées et aditionnées dans le temps, nous amènent à dépasser l'horizon de la société présente déclarée arbitrairement indépassable. C'est de ce réformisme que Jaurès se réclamait, qui n'est en rien contradictoire avec l'idée de "révolution", sauf à réduire à tort celle-ci à une transformation totale mais ultra rapide (voire violente) de la société. Il s'agit au contraire d'un réformisme révolutionnaire, formule qui  n'est en rien un oxymore, qu'il appuyait sur une idée empruntée à Marx lui-même, celle d'évolution révolutionnaire, laquelle indique d'une façon matérialiste le temps que demandent les transformations historiques importantes. C'est aussi l'affirmation d'un radicalisme politique, qui ne cède rien sur la fin poursuivie, mais qui se veut en même temps réaliste, non volontariste ou utopique...et démocratique. On voit que parler du réformisme de Jaurès pour l'opposer au courant révolutionnaire n'a strictemenet aucun sens rigoureux et n'a d'autre but que de justifier des renoncements graves à l'aide d'une référence prestigieuse que l'on manipule sans scrupule.

5 Cependant et pour faire vite, l'originalité de Jaurès par rapport au marxisme orthodoxe qui pèse malheureusement sur les esprits, que ceux-ci soient pro ou anti-marxistes, aura été d'introduire une dimension d'idéal moral dans sa conception de la politique (tirée pourtant de Marx), qu'il refusait de résumer à l'addition d'une analyse scientifique de la société et d'une action politique qui s'en déduirait mécaniquement. C'est dire que le socialisme (ou le communisme, je le répète) incarnait selon lui des valeurs de justice qui transcendent, en quelque sorte, leur concrétisation dans un projet précis et qui peuvent servir à en dénoncer les défauts ou les dérapages lors de sa mise en oeuvre. Il a pu ainsi dire que la lutte des classes, orientée vers la justice sociale, avait "un fondement moral"- affirmation étonnante que je fais pleinement mienne, que j'ai théorisée dans mes travaux sur une base matérialiste et qu'il me paraît essentiel d'avoir présente à l'esprit si l'on veut éviter, à gauche, les dérives du totalitarisme stalinien.

6 Dernier point, sur lequel on se dispute en vain: Jaurès aurait-il fait le choix de la transformation de la SFIO en PCF lors du congrès de Tours de 1920? Plus précisément: aurait-il soutenu la révolution bolchevique? On peut penser que l'intensité (y compris affective) de son engagement en faveur d'un socialisme d'inspiration marxiste et son sens de l'injustice l'auraient porté de ce côté... comme on peut penser, à l'inverse, que sa conception de l'histoire et de l'évolution révolutionnaire, avec son refus de la violence, l'aurait conduit à être plus prudent et à refuser l'aventurisme. La seule chose qui soit sûre, c'est qu'il n'a pas connu les conséquences catastrophiques de cette révolution (= le stalinisme) et qu'il les aurait absolument condamnées en raison de son humanisme profond et de son souci de la morale en politique. On ne peut donc le mettre rétrospectivement en présence d'un choix en faveur ou non d'une révolution dont personne ne connaissait les effets dramatiques à terme, et le faire parler du fond de sa tombe.

                                                                 Yvon Quiniou

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