AndréSenik contre le Manifeste communiste
Ce titre visant son livre Le Manifeste du Parti communiste aux yeux de l’histoire (Pierre- Guillaume de Roux) est restrictif parce qu’il ne rend pas hommage à la clarté, à l’information et à l’habileté de l’ouvrage. Ni à sa forme d’honnêteté : l’auteur est devenu anti-communiste (après avoir été communiste et même dirigeant de l’UEC dans sa jeunesse) et son livre a la cohérence de cette position radicale, partagée hélaspar beaucoup aujourd’hui. Mais elle est assumée pleinement ici, puisqu’il est de droite désormais, alors que ce n’est pas le cas d’un Joffrin, qui en a fait l’éloge dans Libération,en contradiction totale avec son identité revendiquée d’homme de gauche
Malgré tout, c’est là que le bât blesse. Car l’anti-communisme premier et absolu d’A. Senik constitue un prisme idéologique et politique à travers lequel il lit le Manifeste communiste et cela l’entraîne à ne pas le comprendre, ce qui est un défaut intellectuel rédhibitoire à mes yeux. Car on peut refuser le message de ce grand texte, admiré par beaucoup (comme Max Weber, Umberto Eco, Stéphane Zweig, Lilan Kundera, qu’il cite), mais encore faut-il le comprendre objectivement et ne le juger qu’après en avoir restitué la vérité interne, comme ont pu le faire un Aron ou un Gauchet. Ce qui n’est pas le cas ici. Je ne voudrais pas alourdir excessivement l’accusation, mais ce livre fourmille de contresens, de déformations, d’approximations, voire de contradictions, qui décrédibilisent la dénonciation permanente qu’il fait de ce texte éblouissant qui a joué un rôle fondamental dans l’histoire du 20ème siécle, fût-ce à l’inverse de qu’il préconisait. Quelques exemples seulement de ces défauts, car on en trouve pratiquement à chaque page. Marx nierait les droits de l’homme dès La question juive, sous prétexte qu’il aurait une vision sociologique de l’homme, occultant son statut d’individu : faux ! L’idée que l’homme soit conditionné historiquement et aliéné par son appartenance de classe – ce qui est un faitavéré – ne l’empêche pas de considérer la démocratie politique héritée de 1789 comme un « grand progrès » et « un intermédiaire nécessaire » sur la voie de l’émancipation humaine, sauf qu’elle ne doit pas nous faire oublier qu’elle n’est que partielle et qu’elle doit être complétée par une démocratie sociale et économique qui émancipe l’homme complètement. Et la prise en charge de l’épanouissement de l’individu est essentielle chez lui : « Les prolétaires doivent abolir l’Etat bourgeois pour réaliser leur personnalité » dit-il dans L’idéologie allemande (affirmation oubliée par l’auteur), ce quiexclut d’emblée l’idée soutenue par Senik d’un communisme totalitaire, antihumaniste et anti-individualiste. D’ailleurs, n’a-t-il pas critiqué très jeune, dans les Manuscrits de 1844, l’idée d’un « communisme grossier faisant abstraction du talent » et n’a-t-il pas mis d’emblée au centre de ses préoccupations la fin de l’aliénation individuelle, et pas seulement celle de l’aliénation socio-historique de classe – thème qu’on retrouve dans le ch. 2 du Manifeste ? Autre exemple : l’idée que la révolution serait ou devrait être nécessairement violente selon Marx. C’est oublier tout ce qu’il dit de cette révolution comme processus mis en œuvre par « l’immense majorité » et pas seulement « dans son intérêt » – ce qui ouvre une perspective inévitablement démocratique à la révolution : la démocratie n’est pas seulement son but mais la forme sous laquelle elle doit se réaliser – ce que Senik nie contre les formulations mêmes du Manifeste (ch. 1). D’où aussi dans sa lecture de celui-ci, l’idée totalement fausse d’une théorie du Parti anticipant celle de Lénine, celle d’un Parti d’avant-garde imposant ses vues au mouvement ouvrier : c’est le contraire que soutient Marx dans la 3ème partie du Manifeste, faisant des communistes seulement, mais fortement, la fraction « la plus active » et la plus éclairée du mouvement ouvrier, ce qui n’a rien à voir avec le léninisme et ses risques potentiellement dictatoriaux, le Parti se substituant alors au mouvement populaire « de l’immense majorité ».
Dernier exemple, qui sous-tend tout l’ouvrage de Senik. La conception de l’histoire de Marx relèverait de la spéculation philosophique et non de la science historique (p. 93 sq.), et elle serait animée par un prophétisme téléologique et messianique, religieux autant qu’hégélien, et ignorant toute dimension morale de l’action politique (cet argument revient souvent dans le livre). C’est vraiment faire preuve de mauvaise foi ou d’incompréhension. Marx n’a cessé de critiquer la vision idéaliste de l’histoire de Hegel, toute son œuvre de la maturité repose sur des études empiriques et scientifiques de la réalité sociale et économique, et si son œuvre comporte des formulations relevant d’un nécessitarisme historique, aux accents hégéliens, qui n’est pas recevable, il faut justement l’en débarrasser au nom même du matérialisme qui est le sien… et non condamner celui-ci ! D’ailleurs, Jaurès lui-même, auquel l’auteur fait allusion pour récuser Marx, ne s’est pas contenté de faire une analyse critique du Manifeste sur certainspoints, surtout celui de la méthode d’action révolutionnaire ; il a salué d’une manière dithyrambique le fait qu’il ait pour la première fois voulu comprendre scientifiquement l’histoire et mis fin ainsi à l’utopisme politique, dont le messianisme de type hégélien est une figure déguisée (voir « Question de méthode » dans L’esprit du socialisme », p. 29. Il y parle même à ce sujet, de « la gloire de Marx »).
Enfin, il y a la question de la morale et de l’anti-humanisme marxien, à propos desquels Senik continue de commettre des contresens pour mieux justifier son anticommunisme de base. Qu’il y ait un anti-humanisme marxien au plan théorique, comme l’a soutenu Althusser, est évident : ce n’est pas en partant de l’Homme en général que l’on comprendra l’histoire, mais des conditions matérielles de la production et des hommes qui y sont agissants tout en étant conditionnés par elle. Qui le niera aujourd’huiau regard du poids écrasant de l’économie dans notre monde ? Mais cela ne signifie en rien un quelconque anti-humanisme pratique, au contraire, même si un pareil humanisme pratique est difficile à concevoir ou à élaborer intellectuellement à partir de Marx, faute de pouvoir se référer à un Sujet humain abstrait qui le fonderait et j’accorde à Senik cette idée. Or, cet humanisme, ou ce souci fondamental de l’humain, existe pourtant incontestablement chez Marx, il anime même, à mon sens, toute son œuvre, sans annuler son registre scientifique, et ce point rejoint la question de la morale, dont Senik nie la présence chez l’auteur du Manifeste, ce qui lui facilite sa mise en accusation. Il refuse en effet de voir dans le projet communiste (contrairement à Aron, à nouveau) des intentions généreuses, « universalistes et humanistes » (p. 30) pour n’y voir qu’une vision économiste et productiviste de la vie humaine. Or cela est totalement faux, même si le discours explicite de Marx est ici ambigu.
D’une part, il est vrai que Marx, dans le discours réflexif qu’il tient sur ce thème, récuse la plupart du temps l’instance de la morale, y voyant même « l’impuissance mise en action », et il entend lui substituer une fondation de la nécessité du communisme liée à la seule compréhension scientifique du devenir historique du capitalisme, à partir de l’analyse de ses contradictions économiques et sociales factuelles. Ici, il faut être honnête : Senik pointe une vraie difficulté de la pensée de Marx (y compris dans le Manifeste) et s’il avait raison, le marxisme porterait en lui-même un danger totalitaire car il ferait abstraction de la moindre préoccupation morale de respect de l’humain, non dans ses fins, mais dans les moyens de son action politique. Je vais même plus loin : l’immoralisme théorique, pour le nommer ainsi, est pour moi l’un des facteurs idéologiques de la tyrannie criminelle du stalinisme, peu soucieux de respecter la vie humaine et ses droits propres en chaque individu. Avec de lamorale ou plus de morale, on aurait fait moins de morts ! Mais cette appréciation philosophique d’immoralisme (ou d’a-moralisme) me paraît inexacte sur le fond. Car il y a bien une exigence morale constante à l’œuvre chez Marx, tant dans sa critique du capitalisme (sans valeurs, point de critique) que dans sa revendication du communisme. Elle a été formulée très tôt, dans un texte de jeunesse que Senik occulte (Introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel), où il affirme que la critique de la religion, qu’il vient d’opérer, débouche sur « l’impératif catégorique de renverser tous les rapports sociaux qui font de l’homme un être humilié, asservi, abandonné, méprisable » : c’est du Kant à l’état pur, mais appliqué à la condition sociale concrète des hommes ! Et l’on retrouve ce souci moral formulé dans d’autres textes, mais trop rares. Toujours est-il que le communisme, contrairement à ce qu’a dit Marx et qui est repris par Senik pour mieux dénoncer sa pensée, est aussi « un idéal (moral - Y. Q.) sur lequel la réalité devra se régler »… mais avec l’accord des hommes. Et cette dimension irrécusable d’idéal, Jaurès, toujours lui, l’a mise en avant pour justifier sur un proprement plan normatif le projet communiste, donc l’accepter et le faire accepter pleinement : pourquoi Senik ne le rappelle-t-il pas ?
D’autre part, s’agissant du contenu de cet idéal dans sa forme politique concrète, il est faux aussi de soutenir qu’il centré sur la seule vie économico-sociale de l’homme. C’est au contraire cette réduction, laquelle prend la forme d’une marchandisation généralisée de l’existence dans le capitalisme, que le Manifeste dénonce magnifiquement (ch. 1) – ce que l’auteur ne nie pas –, qui est fondamentalement refusée par Marx pour l’avenir ! Et comment pourrait-il penser autrement vu la critique féroce et justifiée qu’il en a opérée ? C’est ainsi que, dans sa jeunesse à nouveau, il a refusé un communisme qui se contenterait de diffuser auprès de tous les catégories de l’avoir et de la consommation telles que le capitalisme nous en offre en permanence la proposition médiocre, ce qui est d’une actualité absolue ! Dans le Manifeste et sur la même ligne théorique, il dénonce ce que la bourgeoisie fait de la culture, à savoir « pour l’immense majorité un dressage pour en faire des machines » (ch. 2) : n’est-ce pas là ce qui se passe sous nos yeux aujourd’hui, avec la subordination de l’enseignement à des objectifs économiques et, en compensation, une culture cinématographique ou télévisuelle de masse, importée des Etats-Unis, dont l’horizon anthropologique est d’une médiocrité rare ? Et plus tard, dans Le Capital, sans rupture donc, il proposera comme mode idéal de vie « conforme à la nature humaine », non une existence consacrée exclusivement à la production matérielle mais, au contraire, une existence visant « le développement des capacités humaines considéré comme fin en soi » (je cite de mémoire, mais l’essentiel est là). Et il ajoute quelque part que cela suppose que l’on réduise le temps journalier du travail productif, pour que l’homme, chaque homme individuel, puisse jouir de sa vie en dehors des contraintes aliénantes de celui-ci. Où voit-on ici le moindre éloge de l’homme réduit à sa fonctionéconomique productive, comme le prétend Senik (voir, par exemple, p. 89) ?Il confond ici ce que le capitalisme fait de l’homme et ce que le communisme veut en faire, qui en est l’exact opposé. Sauf que, bien entendu et hors de toute utopie, seul un développement suffisant des forces productives permettra à l’homme, à tous les hommes, de s’émanciper du poids de la production économique dont ils restent ainsi, mais paradoxalement, dépendants dans leur liberté même.
Je ne saurais terminer, sauf à me renier moi-même dans mon exigence de probité intellectuelle, sans revenir sur des procédés habiles, incontestablement, de cet examen critique du Manifeste, qui pourraient échapper au lecteur non informé. Il constituent la plupart du temps, fût-ce à l’insu de leur auteur que je crois sincère, je l’ai déjà dit, en des déformations de la pensée de Marx. Quelques exemples seulement, à nouveau, Parlant de l’opposition des classes telle qu’elle s’exprime littéralement dans le Manifeste (ch. 1), Senik, sous le prétexte des traductions dominantes, traduit ce terme par celui d’antagonisme : ce n’est pas en soi scandaleux – les oppositions de classes reposent bien sur des antagonismes d’intérêts – mais cela tend à suggérer que Marx aurait une vision excessivement violente des rapports sociaux, oubliant leur complexité et leur pluralité dans une société démocratique !Chacun appréciera ! De même, parlant de la manière dont Gauchet indique, sobrement et prudemment, que Marx n’est pas l’ancêtre de Lénine et qu’il n’y a, tout au plus, que des « virtualités » de pensée totalitaire chez le premier, il transforme cette idée mesurée en l’affirmation que « la pensée de Marx serait intrinsèquement ambivalente » (p. 122), ce qui ne correspond en rien à ce que dit Gauchet, hostile à Lénine mais pas à Marx ! Enfin, il y a un thème qui traverse bien entendu tout l’ouvrage : celui que Marx, dans le Manifeste mais aussi au-delà, aurait été partisan d’une révolution violente (j’y ai déjà fait allusion plus haut), idée qui aurait été la matrice de la révolution bolchevique et dont le Manifeste aurait donc été l’origine idéologique. Or cela aussi constitue une déformation de la conception de Marx (et d’Engels). La notion de « dictature du prolétariat » a fait écran ici. D’abord, prise à la lettre, c’est celle d’une « immense majorité » : en quoi est-ce alors une dictature au sens courant du terme qui désigne le pouvoir absolu et contraignant d’un seul ou d’une infime minorité sur une large majorité ? Ensuite, c’est une thèse portant sur le fait que le pouvoir d’Etat est toujours celui d’une classe, quelle que soit la forme concrète qu’il prend, et qui peut être formellement démocratique : n’y a-t-il pas une dictature de la bourgeoisie et des marchés financiers aujourd’hui, fut-ce à travers des institutions juridiquement démocratiques ? La dictature du prolétariat (au sens subtil qu’il lui donne et qui désigne le pouvoir d’une « immense majorité » populaire) n’en est que l’inverse… sauf qu’elle devait avoir une forme réellement démocratique, à l’opposé de ce que le terme de dictature a pu suggéré au 20ème siècle. L’admiration de Marx pour la Commune de Paris, saluée plus tard par Engels comme ce que l’on devait entendre par « dictature du prolétariat », en est la preuve concrète, comme elle est la preuve concrète que Marx était un authentique démocrate, ce que Senik oublie totalement ou occulte délibérément, contraint qu’il serait alors de renoncer à son procès injuste contre Max et le Manifeste. Il rejoint ici l’air du temps, avec ses dangers propres que Senik ne semble pas soupçonner et dont il pourrait être un jour, malgré ses idées libérales, la victime… si l’extrême-droite arrivait au pouvoir faute d’une vraie alternative de gauche au système actuel. Contrairement donc à ce que toute l’argumentation de ce livre tend habilement, mais faussement, à démontrer, le Manifeste, concentré indubitable de la pensée communiste de Marx, n’est en rien responsable de ce qui s’est fait en son nom (voir aussi mon précédent billet). Il nous aide au contraire à en comprendre l’échec tragique et à rouvrir l’avenir au-delà de cet échec, en son nom même, quitte à en rectifier ou en enrichir plusieurs de ses propositions à l’aide des savoirs contemporains.
Mais je m’arrête là, ne voulant pas transformer mon blog en blog marxiste (ou marxien) et « anti anti-communiste » !
Yvon Quiniou