Par Marina Mafra Garcia, EHESS, Paris
Marina Mafra Garcia fait partie de l'Institut de Recherche sur les Musiques du Monde, partenaire de Zone Franche, le réseau des Musiques du monde (http://www.zonefranche.com - https://www.facebook.com/reseau.zonefranche)
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La Conférence générale de l’UNESCO, qui s’est réunie à Paris du 29 septembre au 17 octobre 2003 lors de sa 32ième session, a adopté la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Fruit de plusieurs débats et efforts engagés de longue date, cette convention
constitue le premier traité international créant un cadre juridique, administratif et financier permettant de sauvegarder ce patrimoine. Depuis lors, c’est le principal outil juridique mobilisé par l’UNESCO afin de promouvoir la diversité culturelle.
Avec la rédaction du texte de la Convention (2002 – 2003), l’UNESCO a institutionnalisé la notion de « patrimoine culturel immatériel », légitimant à l’échelle mondiale une nouvelle catégorie patrimoniale. Celle-ci est définie dans la Convention de 2003 de la façon suivante :
Article 2 : Aux fins de la présente Convention,
1. on entend par "patrimoine culturel immatériel" les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine.
Les efforts diplomatiques considérables déployés pour faire émerger cette configuration patrimoniale inédite trouvent leur fondement dans l’intérêt porté à la pluralité des cultures et des peuples du monde. Dans cette perspective, un travail généralisé de sauvegarde et de mise en
valeur des pratiques culturelles dans le monde entier semble, du point de vue de l’Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture, le moyen de construire de façon consensuelle un objectif commun : la préservation de la diversité culturelle de la planète. Ainsi,
prenant en considération l’idée des dangers liés aux modes de vie contemporains et au processus de mondialisation, la Convention porte essentiellement son attention sur les actions de sauvegarde et sur l’échange de bonnes pratiques qui visent à la promotion et à la préservation de la diversité culturelle du monde.
Ce nouvel élan planétaire et l’adhésion partagée aux concepts apparus à travers l’action normative de la Convention de 2003 expriment l’effort engagé en commun afin de construire une approche universelle du « fait culturel » et révèlent en même temps l’ambition affichée par
l’UNESCO d’une plus grande « représentation des cultures du monde ». En reconnaissant la variété des identités et des expressions culturelles, l’UNESCO entend approfondir la compréhension de l’interaction de toutes les cultures et sauvegarder « le fait même de la
diversité » (Lévi-Strauss, 1952 : 85), vu comme source de progrès et de créativité. Toutefois, ces politiques de patrimonialisation ne forment-elles pas elles-mêmes une boucle étrange qui nous ramène aux principes mêmes de leurs conception, comme l’escalier dessiné par l'artiste néerlandais Maurits Cornelis Escher (1898-1972) nous ramène au point de départ alors que nous pensions bien l’avoir gravi ? C’est le principe tautologique que Claude Lévi-Strauss nous aide à comprendre : la diversité devient une fin en soi, elle devient elle-même «patrimonialisable ».
Dans un mouvement paradoxal, cette généralisation des politiques de sauvegarde qui caractérise le régime patrimonial renforce les craintes de la disparition des cultures du monde. Assurément, cette problématique n’est pas récente. Les paradigmes de « l’objet en voie d’extinction », de la « langue à sauvegarder », des « coutumes en danger qui s’effacent devant le char de la modernité » sont constitutifs du regard ethnographique. Ces paradigmes ont stimulé, justifié, accompagné les campagnes de collecte de données ethnographiques et de témoignages
matériels depuis la fin du XVIIIe siècle. Leur renforcement dans la pensée altruiste ont été vécus comme un contrepouvoir à l’uniformisation du monde. Rien de bien différent, en somme, de l’effort engagé aujourd’hui par l’UNESCO.
Le paradoxe de la diversité culturelle Renversons la perspective et plaçons-nous maintenant, non pas du côté de ceux qui produisent ces catégories patrimonialisantes, mais du côté de ceux (bien plus nombreux) qui les reçoivent et vont en user dans un jeu de miroir. Dans son très précieux article Vues de l’esprit, art de l’autre, l’ethnologie en pays de savoir, l’ethnologue Gérard Lenclud cite en exergue cette
anecdote rapportée par l’anthropologue britannique Radcliffe-Brown :
Un habitant du Queensland rencontra un Chinois qui portait un bol de riz sur la tombe de son frère. L'Australien, en plaisantant, lui demanda s'il pensait que son frère viendrait le manger. Le Chinois répondit : « Non, nous offrons du riz aux gens pour exprimer notre amitié et notre affection. Mais, d'après votre question, je suppose que, dans ce pays, vous mettez des fleurs sur la tombe d'un mort parce que vous croyez
qu'il aimera les regarder et sentir leur parfum » (Radcliffe-Brown, 1968 : 217).
Comment construire une diversité culturelle qui ne se réduise pas à un jugement dogmatique porté sur le psychisme d’autrui ? Il est bien difficile de généraliser, mais on peut noter que, dans ce vaste mouvement caractérisé par une production réciproque d’altérité, c’est au
XIXe siècle que les sociétés humaines, contestant ou prenant à leur compte le portrait d’ellesmêmes dressé par l’autre, conçoivent la possibilité et l’importance d’une préservation et d’une transmission de leurs héritages. Devant la reconnaissance de la variété de l’homme et des changements « inévitables et nécessaires » du développement, les individus ont commencé à sentir l’obligation d’agir pour une préservation des cadres de transmission de leurs pratiques culturelles. Une « ethnologie de l’urgence » s’est développée en réponse à cette peur liée à une possible « disparition » des pluralités culturelles. Collecter, conserver, préserver les informations et les produits de l’activité humaine menacés de disparition, tel était le crédo de ceux dont la conversion à la cause des offensés et des humiliés de l’histoire tenait lieu de principe épistémique de connaissance.
Ce fort « sentiment d’urgence » gagne en intensité à mesure de l’avancée dans le siècle. Il oriente dorénavant les activités de collecte. En écho à la pensée de l’anthropologue américain Jacob W. Gruber (1959), on peut caractériser ce sens de l’urgence à partir de deux facteurs. Le
premier est la reconnaissance de la diversité de l’homme, quelle que soit la spécificité de son origine. En opposition à l’homme universel des Lumières, on reconnaît désormais que l'être humain est segmenté en plusieurs groupes distincts.
Le second facteur est la prise de conscience par les Occidentaux de leur impact sur la nature et sur la culture. La destruction des monuments naturels est depuis longtemps perçue comme l'inévitable prix du progrès et de la prééminence du système industriel. De même, la «civilisation européenne» aperçoit alors que l’impact de sa civilisation de conquêtes fragilise les peuples indigènes et leurs cultures. Cette considération s’accompagne alors, auprès de certains, d’un sentiment de culpabilité et de surprise. L’effort généralisé de patrimonialisation est une réponse à cette double crainte, et peu importe qu’il s’agisse alors de biens monumentaux et historiques ou de biens symboliques et immatériels. L’attention portée aux fragments de cultures qui peuvent encore évoquer l’abondance des expressions et identités du monde constitue l’essence de ce nouveau modèle de politique culturelle « tutélaire ». En encourageant des mesures en faveur de la sauvegarde des biens culturels de l’humanité, les institutions patrimoniales tentent de légitimer universellement l’impérieuse nécessité de faire en sorte que ces cultures perdurent dans leur diversité. Ce qui est en jeu est la valorisation d’un monde qui se dit pluriel, fait d’identités multiples. Mais face à cet éloge de la diversité de cultures, quelle serait la grande mission des institutions et des organismes qui se consacrent à la diffusion et la promotion des manifestations culturelles ? S’agissant des organisations qui définissent un « style de pensée » pour traiter des schémas d’interaction entre les peuples, on pourrait dire que l’idéal nomologique de telles organisations est d’accorder à tous les groupes humains des conditions telles qu’ils puissent exprimer et négocier leur identité culturelle au sein de ce monde qui se souhaite divers à multiples niveaux (Arizpe, 2004).
Le paradoxe est le suivant : comment faire en sorte que la défense d’une effervescence des cultures et la promotion des patrimoines ne viennent pas durcir un conservatisme qui se figerait dans une perspective fixiste des cultures humaines ? Théoriquement, les stratégies et les
politiques culturalistes célèbrent la diversité et l’harmonie entre les peuples, mais, concrètement, elles courent le risque de nier les spécificités locales et de renforcer le conformisme. L’anthropologue islandais Valdimar Tr. Hafstein (2011 : 90) nous incite à penser que les
programmes réservés à la visibilité et à la diffusion du patrimoine immatériel et des « cultures du monde » offrent aux communautés des outils pour s’organiser en espaces d’identification. Mais ici pointe le paradoxe : en principe, ils promeuvent l’ « unité dans la diversité » et célèbrent la différence et l’harmonie ; en pratique, ils risquent de renforcer la conformité au sein des diverses communautés auxquelles ils s’appliquent. Ces formes d’encadrement finissent par homogénéiser et niveler sur un même plan juridique et symbolique un répertoire immense de marqueurs culturels assez distincts.
Quels défis pour l’avenir ?
Plus qu’un simple sujet d’étude, la notion de diversité est devenue une valeur mobilisatrice, capable d’activer un univers extraordinaire de politiques culturelles partout dans le monde. Les catégories de « culture traditionnelle », « patrimoine immatériel », « musiques du monde » se sont converties en recours symboliques, politiques et juridiques pour parler de la diversité culturelle, au même temps qu’en objets de protection et de promotion, indispensables pour la manutention de la diversité de cultures.
Face à cette configuration inédite consacrée à l’exaltation des « cultures du monde », la question qui s’impose est de savoir comment éviter que les expressions culturelles deviennent tout simplement un objet de gestion, désormais tributaire de connaissances techniques
spécialisées. Par conséquent, il faut surtout trouver une perspective qui tienne compte du fait que la perpétuation de la diversité ne dépend pas d’un ensemble de politiques protectrices et immuables, communes à tous les individus qui partagent une même culture. De nombreuses
études montrent que les groupes sociaux participent de codes culturels divers et parfois contradictoires. À ce titre, il est nécessaire que les mesures de revitalisation reconnaissent le fait que la « culture n’est pas un donné, établi, ou encore que l’on peut dilapider, mais plutôt un objet de constante réinvention, recomposition, investi de nouvelles significations ; il faut de plus en saisir la dynamique, la production culturelle » (Carneiro da Cunha, 2009 : 239).
Isoler une pratique vivante du reste du monde en figeant artificiellement une vérité à son sujet, une authenticité et une marque identitaire préétablies ne garantit pas sa pérennité culturelle. Comme le souligne l’anthropologue brésilien Hermano Vianna, « la diversité se maintient ainsi, dans la transformation produite par des mélanges de toutes sortes – fruits de cultures qui n’ont pas peur du pouvoir de transformation du mélange (parce qu’elles-mêmes sont mélangées et hétérogènes) – et non par l’affirmation d’un régime qui maintient à tout prix les différences».
(Vianna, 2005 : 313).
Ainsi, il conviendrait de faciliter la circulation des pratiques vivantes à l’intérieur du grand réseau des cultures et de promouvoir de nouvelles connexions et de nouvelles interactions entre les éléments. Nul ne l’exprime aussi clairement que l’anthropologue Gérard Lenclud : On insiste, à juste titre, sur le fait que les cultures se font et se défont, qu’elles sont toujours “étrangères” d’origine et jamais véritablement autochtones, qu’elles sont le produit d’un processus de formation et de déformation, sans cesse en cours, dans lequel la relation avec les autres cultures est non seulement déterminante mais fondatrice (Lenclud, 2009 : 228).
Une fois admise la culture comme continuellement en mouvement, dans un système d’interaction et d’échanges permanents, il devient impossible de concevoir la mort culturelle dans la mesure où il existe toujours un mécanisme d’improvisations et de récréations multiples. De cette manière, plutôt que de parler de sauvegarde des patrimoines culturels immatériels en voie de disparition, il serait convenable de considérer les processus de circulation et d’échange culturels comme un mécanisme de mise en valeur plus adapté à la nature dynamique
des expressions vivantes. L’idée de flux est inhérente au patrimoine culturel immatériel et lui donne support et vigueur. Promouvoir la diversité signifie créer des conditions pour qu’un plus grand nombre de connexions et de rencontres puisse avoir lieu, c’est augmenter le nombre de possibilités sur la planète et dans la vie.