Marcello Vitali Rosati
Publié dans Constellation.
Le virtuel apparaît à nos yeux comme une grande mer. Concept aux valeurs sémantiques multiformes et aux différents emplois, sa signification est floue, son sens en mouvement perpétuel. Dès que l’on prononce ce mot, des scénarios de science-fiction se présentent à nos yeux, fascinants mais en même temps inquiétants. Le virtuel semble occuper progressivement notre quotidien et le façonner et pourtant, dès que l’on utilise cet adjectif, on est égaré : nous sommes face à lui comme un marin au milieu de la mer.
La métaphore de la navigation est récurrente dans ce domaine : on navigue sur Internet, l’espace ouvert par les nouvelles technologies est souvent appelé cyberespace, l’espace de celui qui gouverne le bateau. Comme la mer, le virtuel est le lieu du mouvement et de la connexion. Au milieu du virtuel on est nulle part parce que son territoire est indifférencié et homogène et en même temps partout, parce que ce concept est l’élément suprême de connexion.
Ces quelques pages se veulent une préparation à la navigation que l’on devra affronter lorsqu’on décidera de parcourir l’espace théorique ouvert par ce concept. En bon chef de bord, la carte à la main, l’expérience et la prudence toujours présentes à l’esprit, et je me propose de signaler les rochers, les bas-fonds, et les routes qui caractériseront la navigation.
Il faut d’abord être conscient que nous sommes comme le marin au milieu de la mer, sans aucun repère ; nous ne pouvons décider de notre route ; pour parcourir le virtuel il faut d’abord pouvoir s’orienter : trouver l’orient, un point fixe à partir duquel dessiner une cartographie de cette notion. Et en revanche, le virtuel est en mouvement continu, ne laisse pas deviner ses frontières, ni son dehors.
Le premier problème auquel il faut faire attention lorsqu’on débarque dans le virtuel est donc que ce mot a une valeur sémantique très large et des significations souvent contradictoires.
On peut repérer trois significations principales du mot : la première est née dans le domaine purement philosophique et les deux autres plutôt dans le champ de la physique et notamment de l’optique et de la mécanique. Dans son sens philosophique, le concept de virtuel est l’héritier du dunaton grec. Dunaton avait en grec une valeur sémantique assez large, il signifiait banalement « possible », mais aussi, et notamment dans la philosophie aristotélicienne, « potentiel ». Pour saisir la signification exacte du virtuel il faut donc s’immerger dans la question passionnante du rapport entre possible, réel, actuel et potentiel. Dans le sillage de Deleuze, mais grâce aussi à l’apport fondamentale – et jamais étudié de près – de Merleau-Ponty, on arrive à une définition philosophique du virtuel en tant que force dynamique qui caractérise le réel en tant que flux.
Selon sa signification philosophique, comme le soulignait déjà Deleuze, le virtuel n’a donc rien d’irréel. Mais ceci ne rend pas compte de notre ressenti à propos de ce concept. Quand on parle de virtuel on pense tout de suite à quelque chose de fictif, d’illusoire ou au moins de simulé. Et cette idée dérive d’un emploi du concept dans le domaine de la physique. C’est au XVIII siècle que l’optique s’approprie le mot pour parler du foyer virtuel et de l’image virtuelle. Dans le sens optique, le virtuel est donc une représentation illusoire de la réalité. Peu de temps après, un autre domaine de la physique changera encore la signification de notre terme : la mécanique définira le virtuel toujours en opposition au réel mais en tant que multiplicité qui existe avant la réalité et dont celle-ci est une cristallisation en une unité.
On comprend ainsi que toute définition de virtuel dépend d’une conception préalable de la réalité. D’une part on peut concevoir le réel comme un flux en mouvement continu : dans ce cas le virtuel fait partie du réel, et même il est l’élément qui le caractérise le plus. D’autre part, le réel peut être pensé comme un arrêt sur image, statique et immobile : ce qui est actuellement devant nous à un instant défini. Dans ce cas le mouvement du virtuel vient avant le réel et s’y oppose.
Un premier amer, donc ; virtuel peut avoir deux signification dont une comprend deux nuances différentes :
1. Une signification philosophique : il est la force dynamique qui caractérise le réel en tant que flux 2. Une signification physique : il est une cause idéelle qui s’oppose à la réalité (a) ou bien – dans le sens optique – en tant qu’illusion qui représente la réalité (b) ou bien – dans le sens mécanique – en tant que multiplicité qui existe avant l’actuel et dont l’actuel est une cristallisation On peut avancer l’hypothèse que les deux significations physiques dérivent de la première à la suite d’un glissement sémantique. Reste que toute analyse du concept de virtuel devra se poser la question du rapport entre ces différents sens.
C’est à partir de cette base qu’il faut prendre en compte l’emploi du concept dans le domaine des nouvelles technologies, pour voir en quel sens elles ont quelque chose de virtuel. À partir de la mémoire virtuelle, développé dans les années 70, le mot a commencé à être utilisé dans le domaine du numérique. Dans le domaine des nouvelles technologies, les trois significations du mot virtuel sont souvent entremêlées et confondues : pour s’orienter dans le virtuel il faut préciser le sens de l’emploi du mot et surtout veiller au fait qu’il ne devienne pas, banalement, synonyme de numérique.
Une fois posés les repères sémantiques qui nous permettrons de voir plus clair dans la mer homogène du virtuel, ce sont les enjeux politiques liés à notre concept qui s’imposent à l’attention. Le concept de virtuel semble avoir un lien fort avec un sens politique déjà à son origine étymologique : dans les définition d’Aristote, le dunaton effleure le concept de pouvoir, ce qui est transposé dans le mot d’origine latine avec la référence au concept de vis, force. Le virtuel, force dynamique et multiple selon sa définition philosophique, est en même temps une capacité de cristallisation, d’immobilisation de ce qui bouge. À partir de cette considération théorique, il est nécessaire de prendre en considération les implications sociales et politiques des aspects virtuels des nouvelles technologies.
Le sens politique des identités virtuelles, des communautés virtuelles, de la réalité virtuelle sera toujours affecté par une ambiguïté de fond : la virtualité de ces technologies sera d’une part une ouverture à de nouvelles possibilités de liberté et d’autre part une clôture, celle du contrôle et de la gestion des individus par un pouvoir centralisé.
En quoi ces outils augmentent-ils notre liberté, en quoi créent-ils une dépendance ? Quels sont les nouvelles technologies du pouvoir dans le domaine des nouvelles technologies ? Et finalement : faut-il « résister » au virtuel ? Une navigation dans le virtuel devrait essayer de donner une réponse à ces questions et rendre donc capables les équipiers de s’orienter dans le virtuel, de se repérer dans le monde fluide et égarant généré par cette notion.
Nous pouvons ainsi lister ce que nous préconisons pour le marin qui désire s’aventurer dans la mer du virtuel. En premier lieu, il faut tenir compte des différentes significations du concept. Toute analyse de la notion de virtuel doit démarrer d’un préalable questionnement sur la conception de la réalité. Différentes idées du réel impliquent différents enjeux liés au virtuel. Dans le domaine des nouvelles technologies, la notion de virtuel peut être comprise de plusieurs manières : le chercheur devra essayer d’établir dans laquelle de ses acceptions le concept de virtuel aide à cerner ce nouveau domaine. En second lieu il faudra toujours se rappeler que ce concept est affecté par une ambiguïté constitutive : entre liberté et contrôle, entre mouvement et immobilité.
C’est seulement à partir de cette ambiguïté qu’il sera possible de penser les enjeux politiques du virtuel.