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Billet de blog 19 avril 2022

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Capitalisme ou barbarie ? Ce que voter peut vouloir dire

Entre l’élection présidentielle de 2002 et celle de ces prochains jours, ce que l’on appelait autrefois « barrage républicain » contre l’extrême-droite est non seulement mort et enterré, mais s’est même renversé. Le barrage se dit donc aujourd’hui, fait radicalement nouveau, en deux sens, et cette division traverse et abîme le mouvement social lui-même. Par Valentin Schaepelynck

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

            Capitalisme ou barbarie ? Ce que voter peut vouloir dire

                                                                                              Valentin Schaepelynck

            Là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve, F. Hölderlin

            Entre l’élection présidentielle française de 2002 et celle de ces prochains jours, ce que l’on appelait autrefois « barrage républicain » contre l’extrême-droite est non seulement mort et enterré, mais s’est même renversé, au point que nombre d’électeurs semblent prêts désormais, par rejet massif du président sortant, à se décider pour un bulletin en faveur de Le Pen. Le barrage se dit donc aujourd’hui, fait radicalement nouveau, en deux sens, et cette division traverse et abîme le mouvement social lui-même. Il n’est donc sans doute pas surprenant, qu’au fur et à mesure que se sont banalisées, au fil des décennies précédentes, les idées lepénistes, se soit également progressivement défait le cordon sanitaire dressé contre elles, qui pouvait rassembler occasionnellement forces et opinions politiques divergentes, des différents bords de la droite et de la gauche institutionnelles jusqu’à l’extrême gauche anticapitaliste. N’est pas certain non plus que l’on ait encore pris tout à fait la mesure de la violence de ce qui s’est banalisé et dédramatisé, lorsque l’on se rappelle ce que ces idées nous racontent, de la torture pleinement assumée par le lieutenant Le Pen pendant la guerre d’Algérie à la série d’agressions et de meurtres racistes, faits divers macabres qui ont régulièrement accompagné régulièrement les rassemblements du Front national, en passant par le négationnisme et l’antisémitisme décomplexé, ou la série de passages à l’acte islamophobes dont beaucoup témoignent sur les réseaux sociaux ces derniers jours.

            Ce que l’on appelle banalisation doit se comprendre à la fois comme diffusion et relativisation large, micropolitique, de la gravité de cette violence. Elle a posé les conditions d’un fascisme à visage humain, acceptable, voire cordial, qui n’est plus fondé sur un encadrement partidaire de fusion collective des masses, comme au siècle précédent, mais bien plus sur l’atomisation, la dissolution des solidarités, des collectifs et des communs. Une contre-révolution moléculaire en somme qui suppose, pour reprendre une expression de Jean-Pierre Faye, une « mise en acceptabilité »[1] des énoncés meurtriers jusque-là typiques de l’extrême droite qui les intègre à une nouvelle normalité du discours public.

            La responsabilité de l’extrême-centre macroniste n’est pas nouvelle si l’on se réfère aux précédents gouvernements, mais elle est bien entendu écrasante dans l’accélération de cette confusion et de cette pente vers l’abîme, et cette responsabilité a été bien et si continuellement documentée par des militant.es, des journalistes et des chercheur.es, qu’il est sans doute inutile d’y insister. Un article du Guardian s’en est à nouveau récemment fait l’écho[2]. Les violences policières systématiques couvertes ou niées par le pouvoir, les clins d’œil du président sortant à des journaux ou autres polémistes fascisants ou carrément fascistes, sa réhabilitation de Maurras et de la figure de Pétain pour les intégrer à un « roman national », la dissolution sans frais d’associations musulmanes ou de lutte contre l’islamophobie, les surenchères de son ministre de l’intérieur face à la candidate d’extrême-droite, la loi « asile et immigration », la loi « séparatisme », la persécution des migrant-e-s, ainsi que le mépris, l’arrogance de classe et l’autosatisfaction du président parallèlement à l’agonie et à la destruction des services publics pendant la pandémie de covid-19, et au-delà, ses propos contradictoires sur à peu près tout et n’importe quoi, ont largement contribué à rendre de plus en plus imperceptible à quiconque la différence entre ce qu’est vivre sous un néolibéralisme autoritaire mais conservant certains traits institutionnels fondamentaux de la démocratie libérale, et ce que serait vivre sous un régime d’extrême-droite fasciste ou illibéral, sur le modèle de la Hongrie ou de la Pologne. La liste semble bien longue : nous avons toutes raisons d’être a priori lassés de toute énumération des illustrations de la violence symbolique et physique exercée par ce capitalisme césarien, mélange improbable de start-up et de bonapartisme, qui semble tout faire pour nous rappeler à chaque instant qu’il n’est rien d’autre qu’un algorithme sans vie, un automate froidement programmé pour user de sa matraque au service du capital.

            Les corps mutilés des manifestants auront, on n’a aucune peine à l’imaginer, quelque difficulté à glisser dans l’urne un bulletin Macron sans penser au LBD ou à la grenade qui les a visés. La culpabilisation et la soi-disant responsabilisation de l’électeur face au danger fasciste risque de rester sans effet, voire de nourrir l’agressivité et la rage. Pire, sans doute, que d’être face à un non choix ou une fausse alternative : avoir l’impression de devoir voter pour son bourreau. Des électeurs de gauche et des militants impliqués sur le terrain des mouvements sociaux peuvent également hésiter devant un vote « barrage » face à l’extrême-droite, sans pour autant avoir été directement visés par la répression policière, parfois pour avoir simplement subi les effets dans leur quotidien de la politique économique conduite ces dernières années, ou exerçant au sein de l'une de ces nombreuses professions, de l’école à l’hôpital en passant par l’université, la justice ou la psychiatrie, qui n’ont cessé d’être maltraitées par l’actuel gouvernement d’une manière encore plus radicale que par les précédents. On comprend donc que les discussions sur l’abstention, la tentation de renvoyer dos à dos deux maux, que le « Ni Macron, ni Le Pen », énoncé autour duquel se retrouve la mobilisation étudiante ces derniers jours, soit plus forte que jamais, et qu’elle alimente disputes et clivages parmi celles et ceux qui se revendiquent de l’émancipation politique, de l’écologie, du féminisme, de l’antiracisme, de la justice sociale ou du socialisme.

            Si de telles discussions s’intensifient, ce n’est pas à propos des qualités du président sortant et de son mandat, à propos desquels tous s’accordent négativement, mais parce que les préoccupations de ce second tour vécu comme fausse alternative ne sont pas les mêmes pour toutes et tous, y compris parmi celles et ceux qui partagent certains principes et espérances politiques. D’aucuns font remarquer que les violences de la police française, à laquelle Le Pen voudrait, si elle était élue, n’accorder rien de moins qu’une « présomption de légitime défense », ont de longue date visé les populations racisées des quartiers populaires, qui quant à elles n’ont sans doute jamais eu, c’est le moins que l’on puisse dire, le moindre espace pour exprimer et partager leurs dilemmes électoraux, ou même se plaindre de devoir choisir entre des candidat-e-s qui ne les représenteraient pas. La gravité ou l’urgence de ce second tour, le dilemme éthico-politique qu’il peut représenter, renvoie donc à des expériences politico-subjectives très différentes, voire très divergentes, et si pour certain.es, ce choix électoral n’est rien d’autre que la violence d’une impasse politique imposée, d’une fausse alternative ou d’un braquage institutionnel, pour d’autres, ce moment peut signifier, pour les personnes racisées, étrangères, ou qui assument publiquement de ne pas s’identifier à une norme hétérocentrée, l’attente angoissante d’un potentiel résultat qui détruirait rien moins que leurs droits quotidiens les plus élémentaires sur le territoire, voire leur droit à l’existence. Certaines d’entre elles votent, d’autres n’en ont pas le droit, mais toutes ont sans nul doute raison de vivre ce second tour de manière angoissante, constatant en plus comment d’autres citoyen.n.es sont capables de mettre leur vie en balance en fonction d’un rejet du pouvoir en place, qu’ils peuvent tout à fait partager mais qui peut à bon droit leur paraître autocentré et indifférent, dans son expression, à ce qui pourrait leur arriver. Il faut se représenter la brutalité d’une élection lors de laquelle on dispute tranquillement pour savoir si votre tête peut être coupée, où la légitimité même de cette discussion n’est pas même mise en doute ou mise hors circuit, voire considérée comme secondaire par rapport à la nécessité de déloger l’actuel locataire de l’Elysée, aussi détesté soit-il. Certains éditorialistes continuent, comme à leur habitude, de s’en donner à cœur joie durant cette campagne, débattant désormais pour savoir si Marine Le Pen est d’extrême-droite. L’inénarrable Marcel Gauchet, que les discours anti-immigrés ne semblent pas dérider, est venu apporter sa caution à ce défilé de cuistrerie médiatique, affirmant que Le Pen lui rappelle la droite gaulliste de sa jeunesse[3]. Son propos tombe à pic pour relativiser la gravité des dernières attaques de la Cocarde étudiante contre les étudiant.es mobilisé.es et plus généralement de toutes les violences qui se commettent et se commettront avec la montée du RN dans les sondages. Au regard de la dégradation du discours public ces dernières années, la question de savoir si, par le truchement de la préférence nationale, il est souhaitable de priver des millions d’habitants de ce pays de tout moyen de subsistance, est devenue, pour certains intellectuels de plateau qui se présentent comme centristes et consensuels, débattable et raisonnable.

            Il semble que les divisions actuelles à gauche, se manifestant dans les échanges de manière parfois très agressive, font assurément partie intégrante de la catastrophe de ce second tour comme fausse alternative, vécue d’autant plus comme telle lorsque l’on se souvient qu’elle fut annoncée de longue date par la plupart des sondages et des médias dominants. L’impression de trucage antidémocratique n’en est que plus insupportable. Mais ces conflits rongent la possibilité de futures et nécessaires alliances contre les effets d’une nouvelle intronisation, probable, du macronisme. Car au-delà du racisme spectaculaire et programmatique du RN, qui reste sa marque de fabrique, à côté de cet autre parti qu’un éditorialiste de télé négationniste et médiocre a eu l’idée de lancer de son côté, les atteintes aux libertés démocratiques élémentaires ainsi que la guerre contre les pauvres et la protection des intérêts du capital, sont également pleinement à l’ordre du jour de son projet.

            Il est significatif que de telles divisions puissent aussi radicalement traverser le mouvement social et la gauche face à la nécessité de faire barrage à l’extrême-droite. Une des raisons en a été sans doute la manière dont la répression des Gilets jaunes, mais aussi dans certains secteurs professionnels – la santé également, que l’on se rappelle de nombreuses épisodes de répression de soignant.es en grève, la veille héroïsés en pleine pandémie - a offert sur un plateau d’argent au « Front » relooké en « Rassemblement » la possibilité inespérée de jouer la carte d’une opposition aux violences policières lorsque celles-ci visent ce « peuple » dont elle prétend épouser les intérêts. Marine Le Pen ou Jordan Bardella n’ont pas perdu une occasion de rappeler que c’est sous Macron et Darmanin que l’on avait tiré au LBD sur les Gilets jaunes ou « jeté les policiers contre les pompiers », les munitions devant selon eux, bien entendu être réservées à ceux qu’ils qualifient de « racailles ». La possibilité de conduire une critique de l’usage des forces de l’ordre sans pour autant cesser de soutenir de manière inconditionnelle la corporation policière, qui la remercie dûment par son vote clairement majoritaire, en ajoute à la confusion et discrédite l’idée que l’extrême-droite serait une force anti-démocratique. En ce sens, la séquence française du néolibéralisme autoritaire de ce dernier quinquennat a approfondi la banalisation de l’extrême-droite jusqu’à lui permettre de se présenter non seulement comme une force politique anti-oligarchique, défenseuse des libertés publiques et plus généralement du peuple face à une élite économique cosmopolite et déconnectée, mais en plus a eu pour effet de disqualifier ou du moins de rendre incertaine l’idée qu’elle serait incompatible avec le parlementarisme et les droits démocratiques fondamentaux, en dépit de sa longue tradition violente, insurrectionnelle et antiparlementaire. Le « tout sauf Macron » s’offrait dès lors à elle sur un plateau d’argent, à partir du jeu d’échec cynique et risqué du macronisme lui-même. D’où il apparaît que le « tout sauf Macron », brandi par la nébuleuse Le Pen, loin d’être hétérogène à Macron et à son monde, en est bien plus l’une des lignes de fuite, et n’est rien d’autre que l’un des prolongements possibles et prévisibles du piège qu’il nous tend.

            Ce n’est donc pas tellement le caractère « attrape tout », idéologiquement ambigu, voire plus, des récentes mobilisations, leur distance à l’égard des organisations de gauche ou leur absence de stratégie claire, ou même les limites de la stratégie populiste de la France insoumise et sa manière d’avoir évacué des signifiants « gauche » ou « classe » au profit de ceux de « peuple » ou de « nation », autant de signifiants explosifs du vocabulaire politique en France, qui ont favorisé en elle-même cette récupération. On ne s’attardera pas non plus ici sur les responsabilités des différentes organisations de gauche au premier tour ni sur l’utilité de tel ou tel vote qui aurait pu éviter ceci ou cela. Pour que cette emprise de l’extrême-droite soit devenue ce qu’elle est aujourd’hui sur le devenir de l’élection présidentielle, polarisant toute la campagne dès le premier tour, il a fallu que son répertoire d’idées et d’actions soit disponible et suffisamment développé pour faire feu de tout bois. Les explications socio-historiques de ce phénomène doivent aussi inclure bien évidemment la dynamique propre de la mouvance d’extrême droite dans notre pays, son histoire, ses ancrages et son agenda politique, et plus largement le développement et le renouvellement de vocabulaire et de stratégie impliqué par le développement d’une alt-right transnationale de Trump à Poutine, de Modi à Bolsonaro en passant par Orban. Que le conspirationnisme ait pu s’emparer du désarroi collectif face aux nombreuses incohérences gouvernementales dans la gestion de la pandémie de covid et traverser aussi dans certaines de ses composantes le mouvement des Gilets jaunes, ne s’explique pas seulement par un manque de stratégie ou par la crise des partis traditionnels ou des anciennes modalités d’encadrement du mouvement ouvrier. C’est sans doute que l’extrême-droite semble s’être mise à jouer de plus en plus un rôle de garde du corps et de protection rapprochée des politiques néolibérales, ce qui est perceptible jusque dans la manière dont Macron s’est appuyé, tout en poursuivant la destruction des services publics, sur une police qui vote majoritairement pour Le Pen.  

            Comment, dès lors, ne pas haïr ce régime, son style, sa méthode, l’ensemble de ses pratiques de mépris ? Il y a plus de quinze ans, Jacques Rancière, avait publié un petit livre clair et percutant, comme à son habitude[4], dans lequel il remarquait la montée, dans le discours public et parmi toute une constellation d’intellectuels médiatiques, parfois eux-mêmes anciennement gauchistes ou marxistes, d’une condamnation de ce que serait l’appétit infini des classes populaires et des minorités – de genre, de race – pour de nouveaux droits et de nouveaux espaces de visibilité. Pour Rancière, cette dénonciation d’un prétendu appétit insatiable de droits, de cette démocratisation comprise comme un processus sans sujet irrésistible qui viendrait menacer la France, la République, et pourquoi pas l’ordre symbolique fondateur de la possibilité même de l’humanité, démontrait ce qu’il nomme une « haine de la démocratie ». La démocratie honnie en question n’est pas ce régime institutionnel déterminé dans lequel nous votons, cette forme de pouvoir institutionnalisée dans l’Etat et la lutte des partis pour le conquérir, mais un scandale, celui de la capacité de quiconque à faire de la politique, sans en avoir de titre, de compétence ou de destination particulière pour cela, hypothèse d’une égalité des intelligences face aux hiérarchies naturalisées de l’ordre social. Cette conception que l’on pourrait dire « populaire » de la démocratie a plus à voir avec l’insubordination indissociable de l’histoire ouvrière et des luttes des subalternes de genre et de race. Elle annonçait aussi sans doute à sa manière, sans le savoir, la longue séquence transnationale des mouvements sociaux autoorganisés et horizontaux qui ont surgi par la suite dans le monde[5].

            Le soi-disant combat contre le prétendu « wokisme », le « politiquement correct » ou « l’islamogauchisme », que les ministres de l’enseignement supérieur et de l’éducation nationale ont mené, illustre parfaitement cette « haine » élitiste ordinaire étudiée par Rancière. Il constitue ainsi, à sa manière, un rappel à l’ordre face aux possibilités toujours renouvelées des insubordinations populaires. Plus généralement, le régime macroniste s’est continuellement évertué à attaquer, à harceler même – comment ne pas voir dans l’affaire Benalla l’un des épisodes les plus évidents de ce harcèlement, avec un conseiller du président qui descend lui-même directement dans la rue tabasser du manifestant ? - les mouvements sociaux populaires, tout en organisant de « grands débats » et de « conventions citoyennes », comme autant de spectacles vides et de voies de garage. Cette politique du mépris – « il suffit de traverser la rue pour trouver du travail », lançait le président à un chômeur qui l’interpellait à propos de ses difficultés à trouver un emploi – étant détestable, la haine qu’elle produit immanquablement n’a rien qui puisse étonner. Elle est haine de la haine de la démocratie que l’on lui oppose. Le problème, c’est que la négation de la négation n’engendre pas automatiquement une affirmation. La dialectique n’est pas une pensée magique.

            L’un des pièges dans lequel cette haine de la haine peut dès lors tomber, est celui d’une autocontemplation narcissique, dont le dilemme entre « voter pour Macron pour faire barrage » ou s’abstenir pour sanctionner une politique haïe est l’une des expressions. Ce n’est pas manquer de respect à une rage légitime, que de lui rappeler ses limites ou de lui signaler qu’elle va dans le mur, et de plus quand elle a de telles implications collectives. Se sentant prisonnier du fonctionnement de l’institution électoral comme dans une cage d’acier wébérienne[6], certain.es semblent considérer le vote Macron comme le signe d’une défaite personnelle et d’une impuissance insupportable. Pourtant, il est bien possible que, pas plus que l’extrême-droite au pouvoir, nourrir de tels dilemmes ne soit dans l’intérêt de quiconque se sent proche de la perspective d’une politique émancipatrice. En effet, si c’est la politique macroniste qui nous a entraînés jusque-là, creusant la confusion et s’amusant avec le fascisme comme avec un jouet, pourquoi devrions sauter à pieds joints dans les risques qu’elle nous fait courir ? S’abstenir n’est pas tirer la langue à Macron pour lui dire « tu ne nous a pas eus ! », car tandis qu’on lui fait la grimace, c’est une autre bête qui derrière notre dos affûte ses griffes et ouvre sa gueule pour nous avaler, pendant que l’actuel président s’en lavera les mains et poursuivra sa glorieuse carrière dans un cabinet de conseil ou dans le monde des bullshit jobs ultra payés.

            Quant à une résistance collective face à un appareil d’Etat aux mains du clan Le Pen, faut-il à ce point préjuger de ses forces ? Même si le RN ne parvenait pas à mettre en œuvre tous les aspects de son programme et à manœuvrer en vue d’un coup d’Etat constitutionnel, autant de projets qui semblent bien pour lui à l’ordre du jour selon les informations et analyses de certains journalistes de qualité, il n’en soumettrait pas moins l’ensemble du social à un choc permanent, et surtout à la nécessité de se défendre sans arrêt contre des attaques menées sur tous les fronts simultanément, que ce soit celui du racisme, des institutions démocratiques, de la guerre aux pauvres, du sexisme, de la destruction de l’environnement, de l’autoritarisme éducatif. Ce serait sans commune mesure avec le macronisme qui, certes, comme les précédentes mandatures, ronge de l’intérieur l’Etat de droit en le soumettant à ses impératifs gestionnaires et sécuritaires, et prépare les conditions d’un tel basculement, mais situe encore son action dans le cadre des institutions libérales et de la séparation des pouvoirs. Même si les deux programmes sont sujets à caution, ils ne sont d’ailleurs pas les mêmes de ce point de vue et n’annoncent pas le même type de rupture.  La répression macronienne a beau être violente, elle s’inscrit dans ce qu’un certain marxisme pourra sans problème identifier comme l’histoire longue de la répression violente des mouvements ouvriers ou anticoloniaux. Le basculement dans un régime illibéral, nationaliste, réhabilitant officiellement le vichysme, le colonialisme, le bellicisme, et pourquoi pas le parcours de Jean-Marie Le Pen lui-même et de ses sbires – peut-être bientôt des documentaires à sa gloire diffusés dans les lycées ? - légitimant institutionnellement le racisme et l’homophobie, cherchant diplomatiquement des alliances en Hongrie, Pologne et Russie, serait d’un tout autre ordre qualitatif.

            Nous pouvons avoir un certain avant-goût de ce que représenterait un tel basculement sur le plan socio-historique, en observant les effets du gouvernement Bolsonaro au Brésil depuis 2019 : la résistance devient alors surtout absorption dans la nécessité de répondre quotidiennement et en permanence aux pires et inimaginables destructions, aux plus violentes absurdités, tant dans le discours que dans les actes, et rend l’opposition pleinement otage de l’agenda de la clique nouvellement en place, compromettant ainsi les chances de ripostes et d’organisations. Certes, le bolsonarisme a toutes chances d’être éliminé lors de la prochaine élection d’octobre, mais au prix de quatre ans d’agression inouïe de la mémoire collective concernant les crimes de la dictature militaire, de destruction de l’environnement, de nécropolitique dans la gestion du covid, de destruction des institutions et des droits des minorités, d’extension de la misère. Avons-nous vraiment le temps de cette option. Veut-on imaginer ce que serait en France un pouvoir lepéniste appuyé sur un appareil répressif galvanisé et au-dessus des lois ?

            D’autant que cet épuisement de la société n’empêchera pas les affaires, loin de là, et le business – l’exemple de Bolloré est là pour nous le rappeler crument - trouvera largement à s’épanouir au milieu de cette confusion, aggravée par les clivages et règlements de compte qui ne manqueront pas de se réveiller au lendemain d’une victoire de l’extrême-droite, où chacun se renverra la balle de la responsabilité de ce qui est arrivé. Pour ces raisons, aussi étrange que cela puisse paraître, mettre un bulletin Macon dimanche prochain dans l’urne, n’est rien d’autre que freiner le train de la catastrophe où cette classe dominante nous plonge au nom de la défense, à court terme, de ses intérêts.

            En ce sens, il ne s’agit pas de voter « pour » Macron, mais plutôt de se défendre face au désastre au bord duquel lui-même nous a conduits. Dès 2017, celui-ci avait été élu sur la base de cette alternative, aujourd’hui réactualisée avec d’autant plus d’urgence que sa capacité à remporter l’élection une nouvelle fois s’est affaiblie : « Si ce n’est pas moi, vous aurez Le Pen ! ». Cet anti-lepénisme nébuleux, que d’aucuns pourront qualifier « d’antiracisme moral » sans consistance politique, ne jurait d’ailleurs pas avec les professions de foi des fronts républicains des précédents scrutins. On pourra ironiser sur ceci que lorsque le risque d’une victoire du FN était nul, des millions de personnes avaient manifesté dans les rues contre sa présence au second tour en 2002, et que maintenant que sa victoire est possible, on ne voit rien poindre de cette ampleur. Il n’a donc jamais été aussi clair que les barrages consensuels n’ont jamais endigué la montée en puissance de la haine raciste organisée en parti, ni la confusion qui a érodé encore plus l’antifascisme comme culture commune, consensuelle, depuis les lendemains de la seconde guerre mondiale. La diffusion du lepénisme et sa normalisation se sont imposées comme désorientation de toute opposition de gauche radicale, imposant durablement des thèmes comme la sécurité, l’immigration ou l’islam, enfourchés avec enthousiasme par la plupart des notables politiques et médiatiques, y compris à la gauche institutionnelle de l’échiquier politique. Mais plus largement, et depuis cinq ans, s’est en quelque sorte préparé, autour du « tout sauf Le Pen » une autre alternative électorale, qui aurait renversé l’adage de Rosa Luxemburg et qui pourrait s’énoncer de la manière suivante : « capitalisme ou barbarie ». Le capitalisme n’ayant évidemment pas convaincu de sa capacité à conjurer la barbarie, celle-ci ne cesse de se presser à la porte du pouvoir.

            Voter, dans une telle conjoncture, n'est pas un geste paternaliste de blancs pour sauver les racisés ou autres exclus du vote, mais plutôt participer à un acte modeste mais en même temps indispensable, d’autodéfense collective, afin de ne pas se livrer collectivement à ce danger, face auquel il sera bien plus difficile de faire croître ce qui sauve, selon le mot de Hölderlin. C'est aussi cesser d'entrer dans le piège d'une banalisation du fascisme que nous tend la classe dominante en nous entraînant elle-même vers un abîme qui n'est pas pour elle, mais pour nous, avec lequel on peut parier qu’elle saura toujours s’arranger, sans grand dommage pour elle-même et ses intérêts. A sa manière, le « Ni Macron, ni Le Pen », pour légitime qu’il soit, passe à côté des enjeux, en identifiant ces deux pôles l’un à l’autre. Il ne permet pas de saisir ce qui fait la singularité de leur articulation et comment le premier s’appuie sur la seconde. Plutôt que de ressasser une impuissance collective face à la situation électorale qui conduit à des disputes sans issue et qui sont surtout sans aucun effet politique, tentons d’affiner nos diagnostics de la situation pour nous préparer, le lendemain de l’élection, à une riposte et surtout à la refondation d’une culture antifasciste commune, pour notre temps.

[1] Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, Critique de la raison narrative, Hermann, 1972.

[2] Pauline Bock, “Here’s the truth about Emmanuel Macron : he helped to create this far-right monster”, 11 Avril 2022 https://www.theguardian.com/commentisfree/2022/apr/11/emmanuel-macron-far-right-le-pen-zemmour

[3] Au micro de Sonia Mabrouk sur Europe 1, ce mercredi 13 avril 2022 https://www.europe1.fr/politique/le-vote-marine-le-pen-cest-la-prise-de-risque-maximale-estime-marcel-gauchet-4105441

[4] Jacques Rancière, La haine de la démocratie, La Fabrique, 2005.

[5] Yves Cohen, « La double intervention », Chimères n°100, à paraître, 2022.

[6] Michael Löwy, La cage d’acier, Max Weber et le marxisme, Stock, 2013.

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