« Des dizaines de morts dans le bombardement de la gare de Kramatorsk », « Le pouvoir russe est déterminé à un conflit majeur avec l’Occident », « renverser l’ordre mondial », «soif de vengeance de l’armée russe », « continuum de terreur et d’horreurs propre à l’armée rouge »…, ce ne sont pas les titres gras de Mediapart qui mettront en doute la thèse développée ici, à savoir le début de la fin de l’Europe au mieux, la fin de l’humanité au pire.
Là où le bat blesse, c’est évidemment du coté de l’analyse politique et économique des facteurs qui ont conduit à cette crise. Il va sans dire que la vision simpliste à la bisounours (nous les bons, eux les mauvais) promue par Mediapart est d’une cécité confondante et particulièrement malvenue, pour autant que le but recherché soit autre chose que la guerre totale.
Aujourd’hui, l’économie planétaire est divisée en 2 parties : l’une sous contrôle direct des structures économiques mises en place par l’empire américain depuis la seconde guerre mondiale, avec le $ comme arme de destruction massive (et instrument du principe d’extraterritorialité de la justice américaine) et l’autre, représentée principalement par la Chine et la Russie qui résiste à l’empire du $ dans la mesure où aucune grosse entreprise russe ou chinoise n’est sous contrôle des capitaux US, et c’est exactement ici que se trouve l’origine de la crise : les énormes réserves énergétiques et minérales de la Russie aussi bien que le développement exponentiel de l’économie chinoise représentent des profits fabuleux qui échappent aux capitaux occidentaux et à leur domination planétaire alors que leurs propres marges stagnent, les délocalisations ayant atteint leurs limites...
Évidemment, on m’objectera que, au-delà de cette perspective ramenée à l’économie, nous vivons ici en Occident pas trop mal (jusqu’à présent) dans un monde libre où des élections ont effectivement lieu, ce que je ne conteste pas. Mais des élections pour quoi faire ? La réponse est très simple : pour à peu prêt rien, car toute déviation par rapport aux desiderata des actionnaires est destinée à l’échec. Quand Macron déroule le tapis rouge devant Fink, le CEO de Blackrock (le plus puissant fond d’investissement US), il a en face de lui un type qui dirige plus d’actifs que le budget de la France. Alors, venir parler de démocratie dans un système économique tel qu’un quidam non élu que personne ne connaît a plus de pouvoir que celui qui l’a été, est au mieux une farce, au pire un silence complice. Et quand je dis pouvoir, il faut entendre surtout pouvoir de nuisance, car les délocalisations et autres plans sociaux pour augmenter les marges, ce n’est pas Macron qui les a décidés ni promus, il n’a fait qu’entériner la décision prise par des conseils d'administration dans une opacité la plus totale.
Quel rapport avec l’Ukraine ? La stratégie américaine consiste à écarter les alliés économiques les plus probables de la Chine, en particulier la Russie, l’Asie centrale, l’Asie du Sud et l’Asie de l’Est. La question était de savoir par où commencer le découpage et l’isolement.
La Russie était considérée comme présentant la plus grande opportunité pour cette opération d’isolement, à la fois de la Chine et de la zone euro de l’OTAN. Une séquence de sanctions de plus en plus sévères contre la Russie a été élaborée pour empêcher l’Europe de commercer avec elle.
L’escalade de la nouvelle guerre froide aurait pu être déclenchée au Proche-Orient – à cause de la résistance à l’accaparement américain des champs pétrolifères irakiens, ou contre l’Iran et les pays qui l’aident à survivre économiquement, ou en Afrique de l’Est.
Mais l’Ukraine, soumise à une guerre civile soutenue par les États-Unis depuis huit ans, depuis le coup d’État de Maidan en 2014, a offert la chance de remporter la plus grande première victoire dans cette confrontation contre la Chine, la Russie et leurs alliés.
Ainsi, les régions russophones de Donetsk et de Louhansk ont été bombardées avec une intensité croissante, et alors que la Russie s’abstenait toujours de répondre, des plans auraient été élaborés pour une grande confrontation qui devait commencer fin février – en commençant par une attaque éclair de l’Ukraine occidentale organisée par des conseillers américains et armés par l’OTAN dans le but de reprendre la Crimée.
La défense préventive par la Russie des deux provinces ukrainiennes orientales et sa destruction militaire subséquente de l’armée, de la marine et de l’aviation ukrainiennes au cours des deux derniers mois ont été utilisées comme excuse pour commencer à imposer le programme de sanctions conçu par les États-Unis, celui que nous voyons Mediapart promouvoir aujourd’hui.
L’Europe occidentale a consciencieusement suivi tout le script qui lui a été imposé. Au lieu d’acheter du gaz, du pétrole et des céréales alimentaires russes, il les achètera aux États-Unis, ainsi que des armes. Mais ce n’est pas tout. ll convient donc d’examiner comment cela est susceptible d’affecter la balance des paiements de l’Europe de l’Ouest et donc le taux de change de l’euro par rapport au dollar.
Le commerce et les investissements européens avant la guerre pour imposer des sanctions avaient promis une prospérité mutuelle croissante entre l’Allemagne, la France et d’autres pays de l’OTAN vis-à-vis de la Russie et de la Chine.
La Russie fournissait une énergie abondante à un prix compétitif, et cette énergie devait faire un bond en avant avec Nord Stream 2. L’Europe devait gagner les devises nécessaires pour payer ce commerce d’importation en hausse en exportant davantage de produits industriels vers la Russie et devait fournir des capitaux d’investissement dans le développement de l’économie russe ; par exemple par les constructeurs automobiles allemands et les investissements financiers.
Ce commerce et ces investissements bilatéraux sont maintenant arrêtés – et le resteront pendant de très nombreuses années, compte tenu de la confiscation par l’OTAN des réserves de change russes conservées en euros et en livres sterling, et de la russophobie européenne attisée par les médias de propagande américains dont Mediapart fait partie.
À sa place, les pays de l’OTAN achèteront du gaz de schiste américain, beaucoup plus cher et polluant, – mais ils devront dépenser des milliards de dollars pour construire une capacité portuaire suffisante, ce qui pourrait prendre jusqu’en 2024. (Bonne chance jusque-là). La pénurie d’énergie augmentera fortement le prix mondial du gaz et de l’huile. Les pays de l’OTAN augmenteront également leurs achats d’armes au complexe militaro-industriel américain. L’achat quasi-panique augmentera également le prix des armes. Et les prix des denrées alimentaires augmenteront également en raison des pénuries désespérées de céréales résultant de l’arrêt des importations en provenance de Russie et d’Ukraine d’une part, et de la pénurie d’engrais ammoniaqués à base de gaz.
Ces trois dynamiques commerciales renforceront le dollar vis-à-vis de l’euro. On pourrait se poser la question de savoir comment l’Europe équilibrera ses paiements internationaux avec les États-Unis (Maintenant que l’Europe a définitivement cessé d’être une entité politiquement indépendante, elle commence à ressembler davantage au Panama et au Libéria – des centres bancaires offshore « pavillon de complaisance » qui ne sont pas de véritables « États » car ils n’émettent pas leur propre monnaie, mais utilisent le dollar). Pour l’Europe, l’alternative est que le coût en dollars de sa dette extérieure contractée pour financer son déficit commercial croissant avec les États-Unis pour le pétrole, les armes et la nourriture explose. Le coût en euros sera d’autant plus élevé que la monnaie baisse face au dollar. Les taux d’intérêt augmenteront, ce qui ralentira les investissements et rendra l’Europe encore plus dépendante des importations et des desiderata US, ce qui bien évidemment implique une politique sociale encore plus répressive pour contrer les réactions à l'appauvrissement général et éviter les inévitables conséquences style gilets jaunes.
En conclusion, si l’Europe parvient à éviter l’escalade qui pousse Poutine dans ses derniers retranchements, la zone euro va se transformer en zone économique morte. C’est pour cela, et quoi qu’en dise Plenel, que Mélenchon est le seul pour qui il vaut la peine de se rendre aux urnes.
Ce texte est inspiré par la lecture de l'économiste Michael Hudson : https://michael-hudson.com/