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Billet de blog 1 avril 2025

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Brasillach, Sansal et la liberté d’expression : Un héritage ambigu

En 1945, sous De Gaulle, Robert Brasillach est exécuté pour avoir exprimé son soutien à l’ennemi nazi. En 2024, sous la présidence de Tebboune, Boualem Sansal est emprisonné, accusé de porter atteinte à l’unité nationale. Deux écrivains, deux contextes, mais une même question : jusqu’où peut aller un État dans la pénalisation de la liberté d’expression des intellectuels ?

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Une figure tragique : Robert Brasillach, écrivain et condamné

Robert Brasillach, né le 31 mars 1909 à Perpignan, fut exécuté le 6 février 1945 au fort de Montrouge. Journaliste et homme de lettres, il s’était engagé activement à l’extrême droite durant l’Occupation. Il est condamné à mort pour intelligence avec l’ennemi au terme d’un procès expéditif de six heures. La délibération ne prend que vingt minutes.

Brasillach est loin d’être un inconnu : finaliste du prix Goncourt en 1939 avec Les Sept Couleurs, son influence littéraire était réelle. Et c’est précisément cette notoriété qui aggrava son cas. De Gaulle, malgré une pétition signée par de grands intellectuels comme Camus, Paul Valéry, Jean Cocteau ou Colette, refuse de le gracier. Dans ses Mémoires, il écrit :

« Le talent est un titre de responsabilité. »

Il ajoute que les mots d’un intellectuel sont des « flèches », des « balles », capables de transformer l’esprit public. À ses yeux, un écrivain n’est pas moins, mais plus responsable que les autres. Son exécution, loin d’être une erreur judiciaire, est alors conçue comme un acte politique fondateur pour une République renaissante.


Illustration 1
Boualem Sansal : écrivain dérangeant dans une Algérie en mutation

80 ans plus tard, l’Algérien Boualem Sansal, romancier reconnu en France est emprisonné sous la présidence de Abdelmadjid Tebboune. Il est accusé d’« atteinte à l’unité nationale » ainsi que de contacts ou propos jugés hostiles à la stabilité du pays. Ce chef d’inculpation, inscrit dans le code pénal algérien, s’ajoute à des accusations de proximité idéologique avec certaines figures controversées ou puissances étrangères.

Sansal, qui se veut critique du régime algérien, s’est aussi illustré par des positions ambiguës ou tranchées sur l’islamisme, l’histoire coloniale, et les conflits idéologiques franco-algériens. À travers ses textes et interventions publiques, il a alimenté une controverse dont la portée dépasse la simple sphère littéraire.

L’État algérien, quant à lui, se perçoit toujours en état de vigilance postcoloniale, dans un contexte régional instable et face à des défis de gouvernance interne. Dans ce cadre, la parole publique d’un écrivain, surtout lorsqu’elle touche à la mémoire, à l’histoire ou à la souveraineté, peut être perçue comme une atteinte politique.


Responsabilité intellectuelle : ce que disait John Stuart Mill

Dans De la liberté, John Stuart Mill écrivait que « la seule liberté digne de ce nom est celle de poursuivre notre propre bien à notre manière ». Il ajoutait que les idées, même fausses, doivent pouvoir circuler, car leur confrontation avec d’autres nourrit la vérité. Mais Mill n'était pas naïf : il savait que certaines idées, tenues pour incendiaires ou déstabilisantes, peuvent faire de l’intellectuel un « faiseur d’opinion », parfois redouté.

Mill aurait probablement défendu la liberté de Brasillach de parler — mais pas son impunité. Il aurait plaidé pour un débat public, un procès équitable, mais non pour l’exécution d’un écrivain. Il aurait également regardé avec méfiance tout système dans lequel la loi ne distingue pas clairement la critique légitime de l’atteinte à l’État.


Conclusion

L’affaire Brasillach en 1945 et l’emprisonnement de Boualem Sansal en 2024 posent une même question : à quel moment un État décide-t-il que la parole d’un écrivain devient une menace à sa survie ? Si les contextes sont incomparables — une France démocratique sortant de l’Occupation, une Algérie indépendante en phase de construction démocratique après 132 ans de colonisation — le débat sur la liberté d’expression intellectuelle y prend une gravité semblable.

Robert Brasillach fut exécuté dans un pays qui affirmait incarner les droits de l’homme. Boualem Sansal est emprisonné dans un pays encore jeune, confronté à des enjeux de souveraineté et de stabilité politique. Dans les deux cas, l’État estime que l’écrivain, par ses prises de parole, outrepasse les limites du tolérable.

Alors, De Gaulle a-t-il été plus radical que Tebboune ? D’un point de vue judiciaire, oui : la peine capitale dans un État démocratique renaissant frappe plus fort qu’une peine de prison dans un pays en transition. Mais dans les deux cas, une constante demeure : l’écrivain, parce qu’il prend la parole, n’est jamais perçu comme inoffensif.

Pour aller plus loin ,  Boualem Sansal pour les nuls : mes deux billets de Blog

Daoudix et Sansalix au service de sa Majesté

Pourquoi Boualem Sansal est-il devenu le fantasme de la littérature germanopratine ?

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