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Billet de blog 1 décembre 2025

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Une enquête sous haute tension, l'Université face au spectre du fichage politique

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En décidant de lancer une enquête pour mesurer l’antisémitisme dans les universités, le ministère de l’Enseignement supérieur a jeté un pavé dans la mare.

La démarche est présentée comme un "programme d’étude inédit" confié au Cevipof, (avec l’aide de l’institut de sondage Ifop). Elle est destinée à "comprendre, mesurer et prévenir les manifestations de l’antisémitisme" dans les universités et établissements de recherche.

Le questionnaire, auto-administré en ligne, requiert des répondants, étudiants comme personnels, de se prononcer sur des "opinions parfois entendues à propos des juifs", (par exemple des stéréotypes). Tout en précisant des données sensibles : âge, genre, région, type d’établissement, fonction, mais aussi orientation politique. 

Une initiative inédite qui suscite l'inquiétude

Cette initiative a provoqué un tollé parmi une large partie de la communauté universitaire, suscitant même une vive inquiétude. Au point, que certains responsables d’université refusent de la diffuser.

Dès l’annonce de l’enquête, un climat de suspicion s’est installé : suspicion sur l’objectif réel, suspicion sur la méthode, suspicion sur l’usage politique possible des données. Ce qui est à l'origine du trouble provoqué, n’est pas seulement le sujet, l’antisémitisme étant évidemment un problème réel, mais la manière dont l’État décide de le mesurer. De même, que l’ampleur du dispositif et surtout l’absence de mesures équivalentes sur d'autres formes de discrimination comme l’islamophobie, pourtant documentée sur les campus.

Que voit-on apparaître derrière l'idée de ce sondage? Sans aucun doute possible, une hiérarchie implicite des discriminations. Celle-ci interroge la cohérence des politiques publiques et contribue à un sentiment d’asymétrie, voire d’instrumentalisation.

Plusieurs voix ont exprimé leurs craintes de manière extrêmement directe. Un professeur émérite a ainsi déclaré : "Je ne comprends pas l’intérêt que peut porter le ministère à mes opinions sur ces sujets. D’autant plus que, sans identification du répondant, pléthore de personnes hors enseignement supérieur vont interférer sur les résultats. Aucune crédibilité ne pourra donc être apportée à l’opinion qui sera dite générale."

Des voix critiques, parmi lesquelles des syndicats, des associations de sociologie et de science politique, et des organisations en charge de la liberté académique dénoncent un sondage dont le format, la méthode et l’objectif soulèvent de sérieuses questions. A la fois, sur les libertés individuelles, l’anonymat, la neutralité de l’État et le respect du principe de laïcité.

En effet, "recueillir, à partir de questions orientées, des opinions dont les usages à venir ont de quoi inquiéter dans le contexte actuel d’attaques répétées à l’égard de l’Université". Cela est perçu comme "beaucoup plus préoccupant" que l’idée même d’étudier l’antisémitisme.  Plusieurs arguments illustrent ce malaise. L’enquête associe dans ses tableaux des "positions politiques" et des "propos ou actes antisémites". Ce croisement introduit une dimension politique et idéologique dans ce qui devrait relever d’une analyse sociologique neutre. Il risque de politiser artificiellement un sujet sensible. De plus, le recueil d'informations, telles que, (fonction, type d’établissement, orientation politique, etc.) rend potentiellement possible le recoupement des données. Autrement dit, la réidentification des répondants, malgré les garanties d’anonymat.

Le fait que plusieurs structures représentatives du monde universitaire appellent à ne pas répondre au sondage n'est pas anodin. Cela, illustre la peur d’un contrôle idéologique ou d’un fichage des opinions plutôt que d’une réelle volonté de documenter un phénomène. Dans un contexte déjà tendu, marqué par des débats sur la laïcité, la liberté académique, la neutralité de l’État, cette initiative ne peut apparaître comme un instrument de recherche neutre.

D'autant, qu'il n'existe pas d’équivalent, ou du moins de choix manifeste de mener en parallèle une enquête sur l’islamophobie dans l’enseignement supérieur. Or, le racisme, les discriminations et les formes de haine envers les musulmans existent bel et bien dans les universités françaises. Plusieurs événements récents, dans certaines universités, montrent que des accusations d’islamophobie peuvent entraîner des polémiques importantes, des pressions médiatiques, des suspensions. 

Cette enquête est non seulement jugée intrusive, mais elle est également perçue comme scientifiquement fragile.

Pourtant, le Cevipof, chargé de mener l’enquête, affirme au contraire que la méthode est irréprochable. L’enquête reposerait selon lui sur « une méthodologie classique et éprouvée », censée garantir la robustesse des résultats. Le problème est que cette affirmation rassure peu dans un contexte où la confiance institutionnelle s’est érodée. Une partie du monde académique estime que la robustesse méthodologique ne peut pas compenser des choix politiques opaques. Beaucoup de questions se posent. Pourquoi demander des informations sensibles comme l’orientation politique ? Pourquoi croiser des opinions politiques avec des stéréotypes antisémites ? Pourquoi choisir aujourd’hui de traiter uniquement ce sujet ?

Cette réaction est lourde de sens. Elle exprime la crainte que l’enquête ne soit pas seulement une étude, mais un dispositif politique qui peut être utilisé contre les personnels eux-mêmes.

Une enquête controversée, entre suspicion et défiance

Plusieurs collectifs d’universitaires vont même jusqu’à appeler au retrait pur et simple du sondage. Ils invoquent "des dangers graves" en raison de questions orientées, du croisement de données sensibles et du contexte politique tendu. Ils considèrent que l’enquête n'est pas à un outil de lutte contre le racisme. Mais une tentative de cartographier les opinions politiques des enseignants-chercheurs et des étudiants.

Beaucoup rappellent que les discriminations visant les musulmans sont documentées, qu’elles provoquent des polémiques récurrentes dans les universités, que plusieurs affaires ont éclaté.

C'est le cas, à Grenoble, où une polémique liée à l’islamophobie a conduit à des conflits internes et médiatiques. Elle illustre que le sujet existe et fracture profondément les campus.

C'est ainsi, que l’absence de dispositif similaire pour l’islamophobie crée une situation de "deux poids, deux mesures", dans la manière dont l’État traite les différentes formes de racisme, alimentant un sentiment d’injustice et de soupçon.

Alors une question s'impose. Pourquoi une enquête lourde, intrusive, nationale, pour l’antisémitisme, mais rien pour l’islamophobie ? Une discrimination serait-elle jugée prioritaire, politiquement utile à mesurer, quand une autre resterait dans l’ombre?

Certains universitaires vont plus loin, estimant que l’enquête ne vise pas tant à "mesurer" l’antisémitisme. Elle sert surtout à produire un discours politique sur l’université elle-même. Le sondage apparaît comme un objet étranger au fonctionnement habituel de l’enseignement supérieur. Non pas par déni du problème de l’antisémitisme, mais parce qu’il semble conçu et imposé de l’extérieur. De façon brutale. sans concertation, sans nuance, et dans un climat où la liberté académique est déjà fragilisée par des polémiques médiatiques permanentes.

Il est évident, que loin de rassembler ou de produire un diagnostic partagé, l’enquête a exacerbé la défiance. En ne traitant qu’un seul pan du problème, l’État produit un déséquilibre symbolique lourd de conséquences. Ainsi, il court le risque d’alimenter les fractures plutôt que de les apaiser.

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