Zouhir Satour 38

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Billet de blog 3 juillet 2025

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« La France des honnêtes gens » : la morale comme instrument de tri social

En créant une catégorie de citoyens jugés « honnêtes », on trace mécaniquement une frontière avec ceux qui, sans être nommés, deviennent les « non-honnêtes » : une déviance construite socialement par le langage, et non par le comportement réel.

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Dans une déclaration, prononcée lors du Conseil National des Républicains, Bruno Retailleau, affirmait que son parti représente " la France des  honnêtes gens".

Derrière l’apparente évidence de cette formule, qui semble relever du bon sens ou de la vertu civique, se joue en réalité une opération discursive complexe.Celle-ci tente de masquer la dimension politique des rapports sociaux en donnant l'illusion que les différences sont le fruit de l'effort et du mérite. Alors qu'elles sont le produit d'un ordre social structuré par des rapports de domination.

En s’emparant d’un terme à la charge morale forte, ce type de déclaration engage une vision du monde qui articule des dimensions à la fois politiques, sociales et symboliques.

Nous pouvons observer que ce discours fonctionne d’abord comme un outil de distinction morale. En effet, il oppose implicitement une majorité silencieuse, travailleuse et stable, à d'autres groupes perçus comme marginaux, déviants ou menaçants. Les groupes visés par Bruno Retailleau incluent les assistés, les jeunes des quartiers populaires, les militants contestataires, ou certaines minorités visibles.

La notion d'"honnêteté" ne renvoie pas tant à une conduite juridique, c'est-à-dire au respect de la loi, qu'à une forme de conformité sociale aux normes dominantes. Ces normes incluent le travail, le respect de l'ordre, la loyauté nationale et la discrétion politique.

Dans cette perspective, Pierre Bourdieu parlerait d’une violence symbolique : celle qui consiste à naturaliser une hiérarchie entre les individus en masquant sa dimension politique.

En se présentant comme le parti des honnêtes gens, Les Républicains revendiquent un capital symbolique, celui de la respectabilité, qui fonctionne comme un mécanisme d’exclusion implicite. Ce faisant, ils n’expriment pas une réalité sociologique, mais imposent une représentation légitime de la société, au service d’intérêts sociaux spécifiques.

La formule de Retailleau active également un processus d’étiquetage, tel que décrit par le sociologue américain Howard Becker dans son ouvrage "Outsiders".

En créant une catégorie de citoyens jugés "honnêtes", on trace mécaniquement une frontière avec ceux qui, sans être nommés, deviennent les "non-honnêtes" : une déviance construite socialement par le langage, et non par le comportement réel. Le langage politique devient ici un outil de classification et d’assignation identitaire.

Enfin, à la lumière de Michel Foucault, on peut lire dans cette déclaration un discours de normalisation. Elle ne se contente pas de décrire : elle prescrit un modèle de conduite et légitime, par contraste, des dispositifs de contrôle. En définissant qui est un "bon citoyen", elle autorise symboliquement à surveiller, discipliner, voire exclure ceux qui s’en écartent. Le pouvoir s’exerce moins par la répression que par la capacité à définir le normal.

Le recours à cette morale publique, souvent présentée comme neutre ou universelle, occulte ainsi les clivages structurels qui traversent la société française. Elle évite de nommer les causes sociales et économiques des tensions (inégalités, discriminations, précarité), pour leur substituer une opposition simplifiée entre les "bons" et les "mauvais" citoyens. Cette logique binaire permet de transformer une crise sociale en une crise morale, et de délégitimer toute contestation sous couvert d’ordre républicain.

En somme, la référence aux "gens honnêtes" ne dit pas seulement quelque chose de ceux qui sont nommés : elle organise le monde social, en le hiérarchisant selon des critères moraux qui dissimulent des intérêts politiques. Derrière la morale, une stratégie d’alignement électoral ; derrière l’évidence, un ordre.

Ce n’est pas la première fois que la droite française mobilise cette rhétorique, de Pétain à Jean Marie Le Pen, en passant par une partie du gaullisme conservateur, mais sa résurgence actuelle doit alerter : le langage de la vertu peut aussi être un langage de l’exclusion.

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