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Billet de blog 11 octobre 2025

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Robert Badinter au Panthéon : l’universalisme républicain et ses silences

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Décédé en février 2024, Robert Badinter est rentré au Panthéon le 9 octobre 2025. Une cérémonie solennelle pour l’ancien garde des Sceaux qui est resté dans la mémoire collective, comme l’homme qui a aboli la peine de mort, et plus largement, comme une conscience morale de la République.

Pourtant, à l’heure de l’hommage national, certaines questions continuent de m’interpeller .

Peut-on célébrer un "homme de justice" sans interroger ses silences face aux injustices mondiales ? Peut-on l’ériger en symbole universel des droits humains, quand certains combats majeurs de notre époque, notamment celui des Palestiniens, ont été absents, ou ignorés, de son parcours intellectuel et politique ? Ce questionnement est d’autant plus nécessaire qu’il touche au cœur d’une contradiction française : celle d’un universalisme républicain qui se veut intransigeant… mais oublie certaines luttes fondamentales.

Certes on ne peut nier à Robert Badinter le projet courageux d'abolition de la peine de mort qu'il a porté et défendu devant l'Assemblée nationale en 1981, dans une société encore majoritairement favorable à la peine capitale. Pour autant, la force symbolique de la reconnaissance de "son apport à la République", à travers sa panthéonisation appelle une lecture critique. Car si l'homme est présenté comme une figure universelle, il convient d’examiner ce que cet universalisme a exclu ou passé sous silence.

Un silence pesant sur la Palestine : la limite d’un engagement sélectif

Il faut rappeler ici, que cet Homme de loi, intellectuel, philosophe engagé,n’a pourtant jamais dénoncé clairement les crimes commis contre le peuple palestinien par l’État d’Israël. Contrairement à des figures comme Stéphane Hessel (résistant, diplomate, auteur de "Indignez-vous !") ou Desmond Tutu, il n’a jamais pris de position claire contre l’occupation israélienne, ni en faveur d’une solution équitable pour les Palestiniens

De confession juive, il s’est engagé à de nombreuses reprises contre l’antisémitisme, ce qui est en soi une posture louable et nécessaire. Mais force est de constater, que cette lutte ne s’est jamais accompagnée d’une critique des massacres d’un État qui agit pourtant au nom du "peuple juif".

Il a souvent été sollicité sur des questions internationales, mais a toujours gardé une réserve quasi totale sur la politique d’Israël, y compris lors des guerres à Gaza, des opérations militaires meurtrières ou de la répression des civils. Pas un mot sur les centaines de milliers de Palestiniens expulsés de leurs terres, ni sur ceux qui croupissent dans les prisons israéliennes sans jugement, parmi eux, des femmes et des enfants, exposés à la torture, aux violences sexuelles et aux traitements inhumains.

Dans un article intitulé, " Quand Badinter pensait contre lui-même" paru le 13 février 2024 dans Politis et signé par Denis Sieffert, on peut lire à son propos : "Interrogé sur Israël, il eu un jour cette réponse : Même si mon frère à tord, c'est mon frère". D'ailleurs, l'auteur de l'article regrette que Badinter n'ait pas une prise de parole forte sur des sujets comme le racisme du gouvernement israélien, contre l'apartheid et la colonisation.

Un point clé : en 2020, il a exprimé en sa qualité de juriste, un avis selon lequel, la Cour pénale internationale (CPI) n’aurait pas juridiction sur certains faits allégués concernant les territoires palestiniens, en particulier parce qu’il estimait que la Palestine n’était pas, selon le droit international, un État souverain dans le sens requis par l’Article 12(2)(a) du Statut de Rome pour que la CPI engage des enquêtes.

Cette déclaration suggère que ses positions pourraient tendre à favoriser Israël, ou du moins que son argumentaire sur la compétence de la CPI a été perçu comme défavorable aux plaintes palestiniennes. 

Cette attitude prend un relief particulier au moment où :

- Toutes les organisations internationales qualifient les politiques israéliennes de ségrégation systématique, voire d’apartheid .

- Des centaines de milliers de civils palestiniens ont été tués, déplacés ou enfermés dans des territoires sous blocus, dans des conditions que de nombreux juristes considèrent comme contraires au droit international humanitaire .

- Les voix critiques se font réprimer, censurer, ou délégitimer en France même, au nom d’une conception biaisée de la "lutte contre l’antisémitisme".

Dans ce contexte, le silence de Robert Badinter n’est pas neutre. Il n’est pas un oubli banal, mais un choix politique. Il s’est tu non pas par ignorance, mais par refus de rompre avec un tabou républicain, celui de critiquer Israël dans les cercles officiels.

J'observe dans ce positionnement, une contradiction criante : comment peut-on défendre la dignité humaine, la justice et les droits fondamentaux, tout en restant indifférent à l’oppression de millions de Palestiniens depuis des décennies ?

Il me semble important de préciser, que Robert Badinter n’est pas un cas isolé. En effet, il incarne une posture typique de l’intelligentsia française universaliste. Celle-ci revendique les Lumières, la Déclaration des droits de l’homme, la laïcité, mais son "humanisme" s’arrête là où commence l’intérêt géopolitique occidental ou israélien.

Cette sélectivité morale est une faute politique et intellectuelle. Elle trahit une hiérarchisation implicite des vies humaines. Certaines sont dignes de compassion et de défense, d’autres sont marginalisées, effacées, ou simplement sacrifiées sur l’autel des alliances stratégiques.

L’universalisme républicain à l’épreuve de ses contradictions

La panthéonisation de Badinter révèle aussi, en creux, une crise profonde de l’universalisme républicain français.

En célébrant sans nuance une figure qui a défendu les droits humains, surtout "chez nous", tout en les ignorant ailleurs, la République française cautionne une vision partiale et hypocrite de l’engagement moral. Un universalisme sans courage, qui évite les conflits éthiques trop dérangeants, surtout ceux qui impliquent des alliés comme Israël.

Cet universalisme-là est en réalité une idéologie de confort. Il permet de se penser juste sans prendre de risques, de se présenter en "conscience morale" sans jamais heurter les intérêts dominants ou ceux de sa communauté.

Il est urgent de démystifier cette posture, qui donne une apparence d'intégrité morale à ce qui n’est, trop souvent, qu’un silence complice ou une indifférence stratégique.

Oui, Robert Badinter a marqué l’histoire française. Oui, son rôle dans l’abolition de la peine de mort est un jalon fondamental. Mais cela ne doit pas empêcher une lecture critique de son legs global.

Sa panthéonisation soulève une série de paradoxes :

Comment faire entrer un homme présenté comme "juste", quand il est resté muet face à l’une des plus longues injustices contemporaines ?

Comment le célébrer au nom de l’universel, quand ses combats étaient majoritairement franco-centrés, et souvent alignés sur des postures politiques prudentes ?

Peut-on dire qu’il a incarné la justice, quand il s’est tu sur tant d’injustices dont les victimes ne parlaient ni français, ni ne vivaient sous la République ?

Il ne s’agit pas de nier ses mérites. Il a été un homme d’État respectable, un juriste de grande rigueur. Mais il n’a pas été, malgré ce que certains voudraient faire croire, une conscience universelle.

Son silence persistant sur la question palestinienne, son refus d’affronter certains pouvoirs, son absence dans des luttes internationales majeures font de lui un homme moralement courageux sur certains terrains, mais clairement limité sur d’autres.

Panthéoniser Robert Badinter, c’est honorer un pan de l'histoire de France. Mais prétendre qu’il incarne l’universalité des droits humains, c’est travestir la vérité.

Il est temps que la République française cesse de confondre fidélité à ses héros et aveuglement historique.

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