Dans le débat public, la question de la dette française revient régulièrement au cœur de l’actualité. Politiques et experts se succèdent sur les plateaux de télévision pour réitérer l’impératif de sa réduction, tout en écartant catégoriquement toute augmentation de la fiscalité sur les ultra-riches. Ils expliquent qu'une taxation accrue des grandes fortunes freinerait inévitablement les investissements, compromettant ainsi la vitalité économique du pays.
Mais qu'en est-il réellement de cette menace brandie comme un épouvantail ? Est-elle véritablement fondée, ou est ce plutôt un mythe savamment entretenu pour perpétuer un ordre économique inégalitaire ?
La réponse à cette question se trouve dans l'argumentaire sous-tendant cette position, ancré dans la tradition intellectuelle et politique libérale. Il repose sur une série de présupposés hautement contestables, voire fallacieux, qu'il convient d'examiner avec une rigueur implacable.
Nous sommes frappés par la récurrence obsessionnelle avec laquelle cette menace est agitée dans le discours libéral pour justifier des politiques fiscales ouvertement favorables aux plus aisés. François Bayrou, comme la plupart de ses prédécesseurs, ne dérogent nullement à cette règle établie. Ils recyclent un narratif qui, sous couvert de pragmatisme économique, masque une idéologie profondément biaisée en faveur des privilèges établis.
Le mythe de l’investissement vertueux des grandes fortunes
Le refus obstiné de taxer les hauts patrimoine est fondé sur l’idée que ces élites seraient essentielles à l’investissement productif. Comme si seules elles pouvaient faire tourner l’économie.
Pourtant, les faits, têtus et irréfutables, contredisent cette vision romantisée et nous donnent à voir une réalité bien différente que je résume en ces termes : ces fortunes sommeillent dans des placements stériles et spéculatifs, immobilier de prestige aux rendements gonflés par la bulle immobilière, collections d'art transformées en actifs de spéculation, ou encore actions d'entreprises multinationales déjà surcapitalisées qui, loin de stimuler l'innovation technologique, la recherche et développement, ou la création d'emplois durables, se contentent de parasiter des valeurs existantes sans générer de réelle valeur ajoutée.
Nous le voyons bien, la taxation des actifs inertes ne menace en rien l'économie réelle ; bien au contraire, elle peut libérer des ressources aujourd'hui captives dans des circuits improductifs et spéculatifs, les réorientant vers des investissements publics ou privés plus vertueux.
A l'appui de ces éléments, peut-on douter encore que, cette rhétorique repose sur l'idée trompeuse que les ultra riches réagiraient à toute hausse fiscale par un désinvestissement massif ou un exode fiscal dramatique ?
Non, car cette vision apocalyptique est très discutable, pour ne pas dire fantasmagorique et, elle n'est corroborée par aucune donnée empirique solide.
Je citerai à titre de contre-exemple, la suppression de l'Impôt de Solidarité sur la Fortune en 2018, substitué par un Impôt sur la Fortune Immobilière bien plus clément. Celle-ci n'a provoqué aucune vague de retours triomphaux d'investisseurs exilés, ni aucune hausse significative de l'apport de capitaux des ménages les plus aisés dans des projets productifs.
Et, ce n'est pas tout. Les rapports de l'INSEE, montrent, que cette réforme a principalement bénéficié à une poignée de multimillionnaires sans effet multiplicateur notable sur l'économie globale.
Ce phénomène n'est pas propre à la France. D'autres pays qui ont allégé ou aboli leur fiscalité sur la fortune, comme la Suède en 2007 ou l'Autriche en 1994 , n'ont enregistré ni afflux massif de capitaux rapatriés, ni boom économique attribuable à ces mesures. Au lieu de cela, ces réformes ont souvent exacerbé les inégalités sans dynamiser la croissance, révélant l'argument de l'exode comme un leurre idéologique plutôt qu'une réalité tangible.
Fiscalité équitable : un levier pour une croissance durable
Je voudrais insister ici sur une réalité que l'argument libéral ne prend jamais en compte. J'entends par là, la manière dont les recettes fiscales issues d'un impôt sur la fortune pourraient être réinjectées dans l'économie pour en amplifier les bienfaits.
Lorsque l'État prélève davantage auprès des ultra-riches, il dispose de moyens accrus pour financer des services publics essentiels, des infrastructures modernes, ou encore la transition écologique urgente.
D'ailleurs, ces constats sont confirmés par des études documentées montrant que les investissements publics ont un effet multiplicateur sur la croissance, bien supérieur à celui des capitaux privés concentrés.
En effet, les modèles keynésiens actualisés, montrent que chaque euro investi dans les infrastructures génère jusqu'à 1,5 à 2 euros de PIB supplémentaire à long terme. À l'inverse, la concentration de richesses entre les mains d'une minorité élitiste tend à asphyxier la demande globale, car les fortunés consomment proportionnellement moins que les classes moyennes et populaires.
Une redistribution plus équitable, via une fiscalité progressive, stimulerait ainsi la consommation, améliorerait les conditions de production, (par une main-d'œuvre mieux formée et en meilleure santé), et favoriserait un investissement plus inclusif et soutenable, loin des mirages spéculatifs.
Enfin, il convient de souligner que cette menace de désinvestissement fonctionne avant tout comme un outil idéologique sophistiqué, destiné à légitimer un système où l'accumulation de capital reste peu contrainte, au détriment de l'équité sociale.
Nous voyons bien, comment elle construit l'image trompeuse d'une richesse des élites comme fragile et précieuse, un bien commun qu'il faudrait protéger à tout prix, occultant ainsi les rapports de force sous-jacents et les préférences politiques pour un néolibéralisme débridé.
En réalité, cette peur instrumentalisée sert à bloquer toute réforme fiscale ambitieuse, même lorsque celle-ci, est impérieusement justifiée par des objectifs d'équité, pour corriger les distorsions croissantes des inégalités, ou d'efficacité économique, pour financer une croissance inclusive et résiliente. Elle perpétue un narratif où les riches sont dépeints comme des atlas portant le monde sur leurs épaules, alors qu'ils en extraient souvent les bénéfices sans en assumer les coûts sociétaux.
Une meilleure redistribution permettrait donc non seulement de réduire les injustices, mais aussi de relancer la consommation et l’investissement. Enfin, il faut bien voir que cette peur du "désinvestissement" est surtout un outil politique. Elle permet de maintenir un système où les plus nantis échappent en grande partie à l’effort collectif. Elle donne l’image d’une élite fragile qu’il faudrait ménager, alors que dans la réalité, elle continue de profiter d’un modèle taillé sur mesure. Ce discours sert à bloquer les réformes qui remettraient un peu d’équité dans le jeu fiscal. Il se fonde sur une vision du monde où les riches seraient indispensables à tout, alors qu’ils tirent souvent profit du système bien plus qu’ils ne le soutiennent.
Je ne nie pas que la fiscalité puisse influencer certains comportements économiques. Mais croire que les milliardaires sont les seules à pouvoir porter l’investissement utile est un raccourci dangereux. Leurs choix sont influencés par de nombreux facteurs, opportunités, stabilité, cadre réglementaire, et pas uniquement par l’impôt. Et surtout, les recettes issues d’un impôt plus progressif peuvent être un levier puissant pour construire un avenir plus juste, plus résilient, et plus solidaire. Il est temps de sortir de cette logique de peur entretenue autour des riches. On ne résoudra pas la question de la dette en protégeant indéfiniment les intérêts d’une minorité. La cohésion sociale et l’efficacité économique exigent un changement de cap.
En définitif, je ne conteste pas que la fiscalité puisse influencer les comportements des agents économiques, y compris les plus fortunés. Je pense qu'il est crucial de préciser que les grandes fortunes ne détiennent pas un monopole sur l'investissement utile et innovant. Leur comportement est dicté par une multitude de facteurs bien au-delà de la seule fiscalité, (comme les opportunités de marché, la stabilité politique ou les incitations réglementaires) . Et surtout, de rappeler, que les recettes publiques issues d'une fiscalité plus progressive représentent un levier puissant et démontré pour un développement économique et social équilibré.
Plutôt que de céder à cette rhétorique alarmiste, il serait temps d'adopter une approche critique qui priorise l'intérêt général sur les privilèges d'une élite.