En juin et juillet 2025, l’Institut israélien pour la démocratie et le quotidien Maariv ont révélé, à travers deux sondages marquants, le visage d’une société israélienne en pleine mutation. Leurs résultats dessinent le portrait d’une population totalement indifférente face à l’une des pires crises humanitaires que subit le peuple palestinien. Ils trahissent une remise en cause du rapport à la vérité et une dilution de la responsabilité collective.
Une société face à la famine : entre déni et indifférence
En effet, 47 % des Israéliens considèrent que la famine à Gaza est un mensonge, une invention du Hamas. Ceci montre bien plus qu’un scepticisme politique, une stratégie de déni volontaire, voire idéologique. Que traduit cette négation des faits, pourtant documentés par des organismes internationaux crédibles? Une volonté de ne pas voir, de ne pas savoir, de se retrancher dans une narration protectrice face à une réalité trop dérangeante. Ce chiffre, à lui seul, est un signal d’alarme démocratique : près de la moitié de la population choisit de se couper délibérément d’un consensus humanitaire et factuel. Mais ce qui pose problème, ce n’est pas seulement le déni. En effet, les sondages révèlent également que 18 % des Israéliens reconnaissent l’existence de la famine, mais déclarent s’en moquer.
Ce segment de la population n’est plus simplement dans l’ignorance ou dans le doute. il affirme une indifférence cynique face à la mort lente de civils, dont une majorité d’enfants. Il ne fait aucun doute, que ce désintérêt affiché envers des souffrances humaines extrêmes, connues et visibles, indique une forme de déshumanisation de l’ennemi intégrée et normalisée. Et, on ne peut s'empêcher de faire le parallèle avec les thèses des historiens des génocides. Elles montrent que les processus de violences de masse s’appuient toujours sur une construction idéologique préalable : avant de tuer, il faut nier l’humanité de ceux qu’on extermine. Or, cette négation est bien visible ici, non seulement dans les discours politiques ou médiatiques, mais dans l’opinion publique elle-même, désormais majoritairement anesthésiée face aux effets de la politique de son propre État.
L’Institut israélien pour la démocratie confirme ce basculement moral par un chiffre encore plus accablant : 79 % des Israéliens juifs se disent indifférents aux informations sur la famine à Gaza. En clair, quatre citoyens sur cinq n’éprouvent aucun trouble face à une famine officiellement reconnue, face à des enfants réduits à l’état de squelettes vivants, face à des civils contraints de se battre pour un sac de farine. Plus qu'un manque d'empathie, ce chiffre reflète une rupture avec les normes morales fondamentales d’une société dite démocratique. Il montre, et ce n'est pas nouveau, qu’en Israël, la compassion est sélective. Elle s’applique exclusivement à l’intérieur du groupe national, voire ethnique, (ici les Israéliens juifs), en excluant radicalement l’autre, surtout lorsqu’il est arabe et palestinien. Cela s'accompagne d’une perception de soi héroïque, avec 79 % des sondés affirmant qu’Israël fait des « efforts substantiels » pour soulager les souffrances des Palestiniens. Cette conviction auto-justificatrice est l’illustration parfaite du processus de dissonance cognitive : on reconnaît à demi-mot l’existence de la souffrance, mais on se persuade qu’on fait tout pour l’éviter. L’atrocité devient ainsi acceptable, car elle serait "involontaire", ou causée par les autres. C’est une absolution morale collective, qui empêche toute remise en cause de l’action de l’armée, du gouvernement ou même du citoyen moyen, dans une société où le militarisme est profondément intégré à l’identité nationale.
Les racines d’un aveuglement collectif
Cette dissonance est renforcée par plusieurs facteurs structurels :
- Le ralliement autour du drapeau , qui a massivement fonctionné après le 7 octobre 2023. Mais cet effet classique en période de guerre a pris une forme particulièrement durable et radicale en Israël, notamment en raison de la construction historique de l’État comme "refuge du peuple juif persécuté". L’attaque du Hamas a été perçue comme un épisode existentiel, et non comme un événement inscrit dans une longue histoire coloniale et conflictuelle. "Le passé traumatique" a ainsi été réactivé, ou plutôt orchestré pour neutraliser toute critique et sanctuariser la réponse militaire, même lorsque celle-ci devient insoutenable moralement.
- La droitisation accélérée de la société israélienne, particulièrement marquée depuis la seconde Intifada et les échecs du processus d’Oslo. Cette évolution politique a installé un climat où la paix n’est plus considérée comme désirable ou possible, et où le narratif sécuritaire justifie tout. De même, cette normalisation de la violence étatique, couplée à au refus de la coexistence, a conduit à une société qui ne se pose plus de questions sur les Palestiniens en tant que peuple ou en tant qu’individus. C'est ainsi, que la mort de civils est perçue comme un dommage collatéral nécessaire, ou comme une conséquence exclusive de la stratégie ennemie.
- Le rôle des médias, massivement alignés sur les récits militaires et gouvernementaux, qui invisibilisent les Palestiniens, les réduisent au statut de " terroristes " et ignorent les témoignages internes sur les crimes de guerre. Plus grave encore, le mot "palestinien " lui-même tend à disparaître du discours public. Tout est fait, pour tenir les israéliens à l’écart de la réalité.Les victimes palestiniennes ne sont pas nommées, leurs visages ne sont pas montrés, leurs histoires individuelles sont effacées. Le seul récit dont ce public se nourrit est celui d'une armée héroïque, tandis que les Palestiniens "mentent, manipulent et utilisent leurs enfants comme boucliers humains". Ce rétrécissement du champ perceptif est la condition même du consentement populaire à la violence.
- À cela s’ajoute l’instrumentalisation de la guerre par les élites, notamment le Premier ministre Benyamin Netanyahou, qui utilise le conflit comme levier politique pour retarder ses procès, ressouder sa coalition et conserver le pouvoir. Il en va de même pour les élites militaires, qui cherchent à éviter toute enquête sérieuse sur les échecs du 7 octobre. C'est cette convergence d’intérêts politiques, militaires et idéologiques qui empêche l’émergence d’un espace critique au sein du débat public israélien, déjà totalement verrouillé.
- L’obsession de la critique extérieure joue un rôle majeur dans la polarisation de l’opinion. Ce réflexe défensif alimente une paranoïa collective, où la reconnaissance de la souffrance palestinienne devient suspecte, et où les ONG israéliennes elles-mêmes sont perçues comme des traîtres. Cette fermeture identitaire achève d’étouffer toute capacité de remise en question.
Il me semble important de préciser, au terme de cette analyse, que les chiffres du sondage ne relèvent pas seulement d’un moment de confusion ou d’aveuglement temporaire. Ils reflètent une réalité profonde et dangereuse de la société israélienne où, la guerre n’est plus seulement une stratégie militaire, mais une idéologie structurante, où la négation de l’autre n’est plus une dérive marginale, mais une norme partagée.
Ces sondages montrent d'une façon éclatante, que l'écrasante majorité de la société israélienne adhère à cette logique. Il y a Certes, des voix critiques qui subsistent, notamment dans les milieux intellectuels, artistiques, et certaines ONG, mais elles restent très minoritaires, marginalisées, voire menacées. Leur très faible impact sur l’opinion publique montre à quel point la machine de désensibilisation nationale a fonctionné.
Aujourd’hui, face à une famine provoquée, à des civils massacrés, à des discours génocidaires banalisés, la majorité de la société israélienne choisit de détourner le regard, voire d’applaudir. Ce choix collectif, qu’il soit actif ou passif, fera date. Et le jour où la guerre prendra fin, ce ne sont pas seulement les responsables politiques ou militaires qui devront rendre des comptes. Ce sera toute une société qui sera confrontée à son silence, à son aveuglement, à son consentement.
Nous le disons avec force. La leçon des grands crimes collectifs n’est pas que, "cela ne doit plus jamais arriver", mais que cela recommence toujours autrement, ailleurs, avec d’autres justifications.
Ce que révèlent ces sondages, c’est que la société israélienne a choisi de se situer du mauvais côté de l'histoire.