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Billet de blog 17 décembre 2025

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Grenoble et ses quartiers " assignés à résidence "

Dans ces quartiers, ce qui frappe d’abord quand on discute avec des parents, ce n’est ni la plainte, ni la résignation : c’est la stratégie quotidienne qu’ils élaborent pour protéger leurs enfants dans l’espace urbain, tout en gardant ouverte la porte d’un ailleurs.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

À Grenoble, dans les quartiers prioritaires, l’espace de vie des adolescents et de leurs familles change depuis des années, mais de façon discrète, presque invisible.

Les chiffres montrent tout de suite une situation sociale difficile. Dans les seuls quartiers de la Villeneuve et du Village Olympique, plus de 45 % des habitants vivent sous le seuil de pauvreté, environ 28,2 % des familles sont des familles monoparentales et près de 25 % des jeunes de 16 à 25 ans ne sont ni en emploi ni en formation, selon le Système d'Information Géographique de la Politique de la Ville. Ces données ne montrent pas seulement une situation économique fragile : elles décrivent un contexte où les déplacements des jeunes deviennent une question de négociation permanente.

Dans ces quartiers, ce qui frappe d’abord quand on discute avec des parents, ce n’est ni la plainte  ni la résignation : c’est la stratégie quotidienne  qu’ils élaborent pour protéger leurs enfants dans l’espace urbain, tout en gardant ouverte la porte d’un ailleurs.

"Mon fils me demande souvent de l'autoriser à partir au centre‑ville avec ses amis. Il me dit qu’il veut voir autre chose, mais il me demande toujours : "on y va à quelle heure ?" Et à quelle heure on doit rentrer? Parce qu’il sait déjà que, s’il traverse seul, il peut être arrêté, mal regardé ou vivre une situation qui, au final, le ramènera ici, chez nous."

C'est ce que me confie, en fin d’après‑midi, sur la place centrale du Village Olympique, Sofien, la cinquantaine, père de deux adolescents.

Derrière les paroles de cet habitant, je vois des trajectoires et des espoirs qui se construisent dans un environnement où la mobilité des jeunes n’a rien d’un simple enjeu d’autonomie. Car, ici pour se déplacer, il faut composer chaque jour avec les regards et les frontières invisibles. Dans ces quartiers, c'est peut-être même plus que cela : une question de survie sociale.

Je découvre, ainsi avec surprise dans le langage des familles, que le mot sécurité dépasse largement l’idée de simple absence de danger. Il englobe bien plus que ce que j'avais imaginé : le besoin d’échapper à la stigmatisation, d’éviter la confrontation, de se sentir légitime dans la ville. C’est une dimension qui façonne concrètement les mobilités et les pratiques, mais que les diagnostics urbains prennent malheureusement rarement en compte.

J'observe que la cartographie sociale des quartiers grenoblois confirme ces observations de terrain. Selon l’ADES (Association Démocratie Écologie Solidarité), les quartiers prioritaires présentent des indices de jeunesse supérieurs à ceux du reste de la métropole. Forte proportion des 0‑24 ans, ainsi qu’un taux élevé de bénéficiaires de prestations sociales (entre environ 61 % et plus de 80 % selon les secteurs).

La part d’immigrés y est par ailleurs  significativement plus élevée que dans d’autres zones.

Je pense  que ces chiffres traduisent un équilibre humain délicat, où la jeunesse, la diversité et la précarité façonnent les dynamiques sociales du territoire.

Ces réalités reflètent parfaitement la manière dont les parents deviennent, au fil du temps, de véritables "urbanistes invisibles".

C'est le cas de Sofia, mère de trois enfants rencontrée à Teisseire qui m'explique que : " Pour ne pas enfermer mes enfants à la maison, je suis obligée de choisir les trajets qu'ils doivent emprunter."

Je trouve que ce témoignage révèle une dimension cachée des politiques de mobilité : "la mobilité ressentie". Elle est chargée d’émotions, de craintes, mais aussi de stratégies fines et solidaires.

Dans ce cadre, la ville cesse d’être un terrain neutre . Elle devient un espace à apprivoiser, à négocier sans cesse, où chaque déplacement est un choix réfléchi. Mais Grenoble n'est pas la seule ville concernée. En effet, des recherches internationales, notamment celles portant sur les inégalités en matière de mobilité urbaine, montrent combien les pratiques de déplacement des groupes défavorisés varient d’un quartier à l’autre. Elles révèlent de grandes fractures socio‑spatiales. D’autres travaux montrent que les routines de circulation, selon l’âge, le genre ou la situation économique, produisent des géographies urbaines inégales, directement corrélées à la ségrégation et à l’accès différencié aux ressources de la ville.

Et, les familles doivent s’adapter à ces contraintes en fonction de leurs moyens : revenus modestes, dépendance aux prestations sociales , et tensions sociales palpables. Elles développent ce qu’on pourrait appeler un "capital territorial familial", c'est à dire, une connaissance intuitive, presque cartographique, des zones “acceptables” ou “à éviter”.

Les parents conseillent à leurs enfants d’éviter cette rue après la nuit tombée, certains bus, ou de rentrer plus tôt. Une véritable stratégie de survie urbaine. Certes, même si elle limite parfois l'accès aux activités éducatives et culturelles situées hors du quartier, elle représente un réel savoir du territoire, fondé sur, l’expérience et l’entraide.

Le témoignage de Karim, 17 ans, habitant de Villeneuve est à ce titre édifiant : "Quand je sors avec mes copains, on évite souvent les grands boulevards.Mais si on va plus loin, on sent qu’on est tout de suite 'les gars du quartier et on n’a pas envie de finir dans un contrôle ou une dispute."

Ces mots traduisent une logique sociale et cognitive du territoire, c'est-à-dire, une certaine façon de comprendre et de vivre le territoire. C'est ainsi que certains espaces deviennent familiers, d’autres perçus comme risqués, parce qu’ils sont traversés de mémoires, d’incidents, et d'expériences d’exclusion.

Dans ce contexte, les parents jouent tour à tour les rôles de protecteurs et d’éducateurs, tout se conformant aux règles fixées par les institutions. Leur engagement est pourtant réduit à une série de chiffres, taux de réussite, de participation ou de fréquentation. Autant d’indicateurs qui traduisent mal la complexité de leurs efforts quotidiens Ceci montre clairement que les politiques publiques n'arrivent souvent pas à saisir ces réalités fines du vécu urbain.

La stratégie “Grenoble 2040” évoque bien la création "d’espaces favorables à la santé et au lien social", mais elle ne dit rien sur la manière d’intégrer les représentations et les pratiques sociales des habitants.

Je pense qu'au fond, les fractures sociales ne s’expriment pas seulement dans les chiffres mais dans les gestes quotidiens : dans les itinéraires choisis, les lieux fréquentés ou évités, les distances mentales et affectives qui dessinent la carte vécue d’une ville.

Il me semble important de comprendre cela  pour regarder la ville autrement. Une ville, qu'il ne faut pas voir comme un simple espace géographique, mais plutôt  comme un champ d’interactions, de négociations et d’expériences.

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