" La première fois que je suis allée à l’école pour mon fils, j’ai eu l’impression de redevenir une élève qui avait fait une bêtise ", confie Samira, mère de deux enfants, le sourire aux lèvres. Autour de la table, les autres mères hochent la tête. Elles comprennent immédiatement. Cette scène, certes banale en apparence, dit beaucoup de la place occupée par les femmes dans la relation à l’école.
Ici, dans les quartiers populaires de Grenoble, ce sont bien souvent les mères qui assurent le lien avec l’institution scolaire. Elles accompagnent les enfants, vérifient les cahiers, se rendent aux réunions, répondent aux convocations. Cet "engagement maternel" relève d’une répartition socialement construite des rôles éducatifs, où le suivi scolaire fait partie du travail invisible assigné aux femmes.
Samira ajoute : " Ce jour-là, j’avais préparé des questions, mais quand la prof a commencé à parler, j’ai tout oublié. J’étais comme muette." Ce silence évoque une gêne palpable. Elle est partagée par beaucoup de parents des quartiers populaires, mais concerne d’abord les mères, car ce sont elles qui se retrouvent en première ligne face à l’école.
Le poids du regard scolaire sur les mères des quartiers populaires
Leur silence n’exprime ni désintérêt ni découragement. Il est plutôt l’expression d’un rapport de domination, voire d’un sentiment d’infériorité : peur de mal parler, de ne pas comprendre le vocabulaire scolaire, de confirmer l’image d’une mère "défaillante", peur que l’évaluation porte autant sur leur enfant que sur elles-mêmes, sur leur capacité à être de "bonnes mères" selon les normes scolaires.
Dans ces territoires, l’échec scolaire ne se résume jamais à une simple difficulté d’apprentissage. Il s’inscrit dans une expérience sociale plus large, où l’école apparaît aux parents, en dépit des efforts de nombreux enseignants, comme un espace qui juge, classe et décide, souvent sans expliquer ses règles. Les mères comprennent très tôt que tout le monde ne part pas avec les mêmes ressources pour faire face à ces exigences. Le langage scolaire, les normes de comportement favorisent celles qui en maîtrisent déjà les codes. Cela, elles l’ont bien compris et elles le disent avec leurs mots : "À la réunion de rentrée, par exemple, j’étais assise au fond, je regardais des parents parler avec la maîtresse. Ils savaient exactement quoi demander, quels mots utiliser, ils parlaient du "projet pédagogique"… Moi, je me sentais un peu perdue."
Les autres intériorisent peu à peu un sentiment d’illégitimité. "Quand on te répète sans cesse que ton enfant “n’a pas le niveau”, tu finis à un moment par y croire. Et c’est comme si tu n’avais plus rien à dire", confie Nadia. Ce sentiment de culpabilité est renforcé par la société, qui rend les mères responsables, en première ligne, de la réussite ou de l’échec de leurs enfants.
Du silence à la parole : comment les mères politisent leur vécu scolaire
C’est précisément contre cette fatigue morale, cette culpabilité et ce sentiment d’impuissance que s’inscrit le travail mené par la MJC Prémol dans le cadre de son projet d’accompagnement à la scolarité.
Les mères qui arrivent du Village Olympique, de Villeneuve, sont souvent inquiètes, car convaincues de ne pas faire "comme il faut".
L’association ne se contente pas de proposer une aide scolaire aux enfants : elle offre surtout aux mères un espace de parole et de reconnaissance. Celles-ci découvrent que leurs difficultés ne sont ni isolées ni personnelles : bulletins scolaires incompréhensibles, orientations de leurs enfants subies sans que leurs centres d’intérêt soient pris en compte, réunions parents‑enseignants vécues comme des épreuves. Les récits se ressemblent.
"Quand j’ai entendu les autres mamans raconter la même chose que moi, je me suis dit que je n’étais pas nulle", raconte Leïla.
Le passage du vécu individuel au vécu collectif permet aux mères de sortir de l’auto‑culpabilisation. Leur rapport à l’école cesse d’être uniquement émotionnel ; il devient progressivement réfléchi. Et ce que ces femmes pensaient être une incapacité personnelle apparaît de façon éclatante comme le résultat de mécanismes institutionnels et sociaux. Il s’agit d’une vraie prise de conscience qui ouvre la voie à une politisation du vécu scolaire, discrète mais réelle.
Cette notion mérite qu’on s’y attarde, car non seulement le vécu scolaire est devenu, pour ces femmes, un sujet de discussions, mais aussi un moyen de mobilisation, voire de revendications, autour de l’égalité des chances, de l’orientation, de la sélection, des conditions d’étude…
Par ailleurs, les rencontres organisées par la MJC Prémol jouent un rôle central dans ce processus. Elles permettent aux mères de mettre des mots sur des sentiments longtemps tus : la honte de ne pas comprendre, la colère face à certaines décisions, la peur de nuire à leur enfant en parlant.
"Ici, on peut dire qu’on ne comprend pas, explique Samira. Et personne ne nous juge."
En travaillant sur le fonctionnement de l’école, sur l’orientation, sur les droits et devoirs des parents, l’association contribue à réduire la distance symbolique entre les mères et l’institution scolaire.
Pour les mères voilées, ce rapport déjà asymétrique à l’école est souvent redoublé par une expérience spécifique de stigmatisation. Le voile agit comme un marqueur visible, qui précède parfois toute interaction et enferme ces femmes dans des représentations négatives : soupçon de communautarisme, d’incompétence éducative ou de refus des valeurs scolaires. Le sentiment qui domine chez ces femmes est que leurs paroles sont moins écoutées et leurs inquiétudes interprétées comme une remise en cause de l’institution. "Moi, je fais attention à tout, explique Leïla : à comment je parle, à ce que je demande. J’ai toujours peur qu’on pense que je ne suis pas intégrée."
Une vigilance de tous les instants qui renforce le stress lors des rencontres avec l’école.
Ces femmes décrivent également des situations où la neutralité de l’institution est vécue comme une injonction silencieuse à l’effacement. Certaines ne vont pas aux sorties scolaires ni aux réunions collectives, par crainte du regard des autres ou de certaines remarques. Le voile devient alors un obstacle symbolique à la reconnaissance de leur rôle de mère d’élève à part entière. Là où l’école se présente comme un espace universel, elles font l’expérience concrète d’une citoyenneté conditionnelle, où leur légitimité éducative semble toujours devoir être prouvée davantage que celle des autres mères.
Cette situation, loin de les décourager, les incite, au contraire, à participer avec les autres mères à l’élaboration de nouvelles formes de coopération avec l’institution scolaire.
Celles‑ci s’appuient sur le renforcement du rôle maternel dans la réussite scolaire. Face à un discours institutionnel centré avant tout sur l’aide aux devoirs et la performance scolaire, les mères affirment une autre conception de leur engagement. "Mon rôle, ce n’est pas de faire les exercices à la place de mon fils… D’ailleurs, j’en suis incapable… C’est plutôt de l’empêcher de croire qu’il est nul et qu’il n’y arrivera jamais" , affirme Fatou.
En mettant en avant le soutien affectif, la stabilité et l’encouragement, elles révèlent ainsi des compétences éducatives essentielles, souvent méconnues par l’école. Cette reconnaissance leur donne de la force pour dialoguer avec les enseignants, avec plus de sérénité, dans un objectif de complémentarité.
Une relation à l’école réinventée
J’observe cette évolution également dans la relation entre les mères et leurs enfants. Lorsque les mères osent prendre la parole face à l’école, questionner une orientation ou demander des explications, elles transmettent à leurs enfants une autre image positive de l’institution. C’est ainsi qu’ils découvrent un lieu où leurs parents sont écoutés et respectés, quel que soit leur parcours. « Le jour où j’ai parlé devant la prof, mon fils était fier de moi », raconte Aïcha. Ces moments renforcent l’estime de soi des enfants et leur montrent que les décisions peuvent être discutées et comprises.
Plus qu’un lieu de rencontre, l’association devient un espace de médiation entre les familles et l’école. Elle permet aux parents de se former à la confrontation d’idées, de partager des expériences stimulantes, de développer leurs compétences éducatives et leur capacité d’agir. Elle permet également aux mères, en particulier, qui occupent une place centrale mais souvent invisibilisée dans le suivi scolaire, de s’engager dans une relation plus apaisée et plus coopérative avec l’école.
En rendant visibles les parcours de mères qui apprennent à comprendre, à parler et à discuter avec l’institution scolaire, le projet montre que l’échec scolaire n’est ni une fatalité individuelle ni une défaillance maternelle, mais un enjeu profondément social.
À travers la solidarité, la parole partagée et la valorisation du capital culturel familial, souvent disqualifié, ces femmes apprennent à construire avec l’école, pas à pas, une relation faite d’ajustements et de malentendus, au service de leurs enfants.