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Billet de blog 25 septembre 2025

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Fast-food intellectuel : la dévaluation du savoir à l’ère des experts médiatiques

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Crise sanitaire, guerre, inflation, terrorisme, immigration, faits divers... Dans le paysage médiatique contemporain, il devient presque impossible d’échapper à la prolifération d’experts omniprésents . Quelle que soit l’actualité, une armée d’intervenants labellisés,"politologue", "géopoliticien", "criminologue", "analyste" ... est mobilisée pour livrer une lecture prétendument éclairée de la situation.

Je pense que, cette omniprésence installe l’illusion d’une société gouvernée par le savoir, où chaque événement trouverait son explication rationnelle . Pourtant, derrière cette mise en scène, c’est moins le triomphe de la raison qu’une forme raffinée de spectacle idéologique qui semble s’imposer. L’expertise médiatique, loin d’éclairer réellement le débat, en devient souvent un outil de formatage des opinions, de normalisation des récits et, parfois, de dissimulation des enjeux politiques.

Le premier paradoxe que je relève, est flagrant. L’expert est convoqué au nom de la complexité, mais sommé de s’exprimer dans des formats qui la proscrivent.

Résultat : loin du chercheur rigoureux, il se transforme en performeur du savoir, contraint de parler vite, de captiver, de trancher. Ils devient un acteur, un personnages médiatique, jugé non pas sur la rigueur de ses propos, mais sur leur capacité à produire des formules chocs.

Le savoir, dans ce contexte, est dégradé. Il devient un bien de consommation, un fast-food intellectuel conçu pour répondre à l’urgence médiatique, et non à une exigence de compréhension.

L’expert médiatique, une autorité fabriquée plus que méritée

Je doute que cette logique de rentabilisation du discours expert soit anodine. En réalité, elle traduit une mutation profonde de la place du savoir dans l’espace public. "Le spécialiste" n’est plus garant d’une connaissance fondée, mais un rouage dans la machine spectaculaire de l’actualité.

En effet, il faut bien voir, que son autorité repose moins sur sa compétence réelle que sur sa capacité à "passer à l’écran", à satisfaire les attentes éditoriales, voire à se conformer aux dogmes implicites de la chaîne qui l’invite. Plus que cela, sa reconnaissance ne vient pas toujours de la justesse de son analyse, mais de sa fréquence d’apparition. Certains deviennent des figures quasi permanentes du paysage médiatique, appelés à commenter l’ensemble des sujets de société, souvent bien au-delà de leur champ d’expertise. Je vois dans ce glissement, une confusion dangereuse entre légitimité et visibilité, entre réflexion et spectacle.

Ce brouillage est d’autant plus préoccupant que le public, soumis à une avalanche de discours, peine à faire le tri. La scénographie du plateau, le ton professoral, le jargon utilisé . Tout concourt à produire une illusion de maîtrise et à verrouiller le débat. La parole de ces figures médiatiques est trop souvent reçue comme une vérité incontestable. Or, cette autorité n’est que rarement questionnée. Pourtant, bien souvent, elle évacue le dissensus, évite les contradictions et, pire, participe à une dépolitisation rampante. Les enjeux collectifs sont requalifiés en problèmes techniques, à résoudre par des "spécialistes", sans débat démocratique réel. Le discours d’expertise devient prescriptif . Il dit ce qu’il faut penser, faire, croire, au nom d’un savoir supposé neutre, mais souvent inféodé à des logiques politiques ou économiques.

De la parole savante au discours de contrôle

Un cas particulièrement éclairant me vient à l'esprit. Il concerne certains "pseudo-experts" des quartiers populaires, notamment ceux qui interviennent sur des chaînes comme CNews. Leur discours consiste à taper exclusivement sur les jeunes et les habitants, en stigmatisant sans nuance les populations concernées. Or, peut-on réellement se considérer comme spécialiste quand on se contente d’une posture à charge? Quand on focalise sur les défaillances supposées des habitants, sans chercher à comprendre les dynamiques sociales complexes qui les traversent ?

Cette critique ne vise pas à nier les difficultés réelles, mais à souligner que la véritable expertise requiert nuance, écoute et contextualisation, pas un discours qui caricature ou méprise globalement ceux qui vivent dans ces territoires.

Être expert suppose une connaissance approfondie, issue d’une immersion sur le terrain, de recherches rigoureuses, et d’une capacité à dépasser les clichés. En ce sens, la posture médiatique de certains " spécialistes ", contraints par le format télévisuel à simplifier à outrance, nuit à la qualité du débat. Leur rôle devrait être celui d’analystes capables d’ouvrir le débat, d’éclairer la complexité sociale avec respect et honnêteté intellectuelle. Lorsqu’ils se bornent à dénoncer systématiquement les habitants, sans reconnaître leurs voix, leurs combats, leurs réussites, il perdent la légitimité même de leur expertise, pour autant que celle-ci soit réelle.

Je voudrais souligner, que cette instrumentalisation de l’expert par les médias n’est pas un effet collatéral, mais un choix délibéré. Dans une économie de l’attention, où chaque minute d’antenne doit capter, choquer, séduire, les chaînes privilégient les profils capables de générer du "buzz", de susciter la controverse ou d’incarner un consensus confortable. Ceux-ci deviennent alors soit polémistes déguisés, soit figurants dociles, au service de la ligne éditoriale dominante. La parole savante, quand elle ne sert pas le récit voulu, est écartée. Les chercheurs véritablement compétents, plus prudents, moins télégéniques, sont marginalisés. Leur refus de simplifier, leur volonté de contextualiser ou de nuancer devient un handicap médiatique. On leur préfère des figures capables de répéter, sous des atouts techniques, les éléments de langage en vogue.

Cette logique de sélection et d’exclusion est particulièrement visible dans le traitement médiatique de la situation à Gaza. L’association "Acrimed" a publié le 22 février 2024, des analyses montrant une invisibilisation systématique des Palestiniens dans les médias français. Elles pointent la marginalisation des voix critiques, souvent arabes ou palestiniennes, au profit "de spécialistes ", majoritairement français, largement sollicités pour commenter la situation.

Par ailleurs, les témoignages de chercheurs, intellectuels arabes ou palestiniens, publiés par le site "Orient XXI", le 21 mai 2025, révèlent une autre facette du problème. Lorsqu’ils sont sollicités, c’est souvent en tant que Palestiniens, et non pour leur expertise spécialisée. Leur parole est fréquemment perçue comme "partisane" dès qu’elle intervient. Ce qui la disqualifie aux yeux de certains médias, qui privilégient des voix dites " neutres ", mais souvent françaises et sans lien direct avec le terrain.

Enfin, il me parait évident, que la logique éditoriale joue un rôle central dans ce déséquilibre. Les sujets, les angles, les invités sont choisis en fonction de ce qui est " vendable " auprès du public ou cohérent avec la ligne implicite du média.

Moins d’experts, plus de savoir

Il ne fait aucun doute, que dans un contexte de défiance généralisée envers les élites, les conséquences de cette dérive sont graves. En effet, cette expertise approximative, omniprésente mais peu transparente, alimente un ressentiment démocratique. Beaucoup de citoyens ne voient plus dans ces figures médiatiques que des agents d’un ordre dominant, qui parlent à la place du peuple, qui imposent une lecture unique du réel sous couvert de neutralité.

À force de multiplier ces figures omniscientes et infaillibles, on court le risque de discréditer jusqu’aux formes les plus légitimes de savoir. On glisse alors non seulement vers le scepticisme, mais vers le rejet pur et simple de toute autorité intellectuelle, terrain fertile pour les discours complotistes, populistes, ou anti-scientifiques.

Alors, faut-il dès lors renoncer aux experts ?

Je pense que non. A condition qu’ils restent dans leur champ de compétence, et qu’ils acceptent d’être discutés, critiqués, contextualisés. Et surtout, que les médias eux-même fassent preuve de rigueur, en annonçant clairement les conflits d’intérêts potentiels, favorisent les formats qui permettent la complexité, la contradiction, l’analyse de fond. À l’inverse, ils doivent cesser de traiter le savoir comme une marchandise, et l’expert comme une marque.

Or, malheureusement, une telle exigence me parait largement illusoire dans un paysage médiatique contrôlé par une poignée de milliardaires étroitement liée aux cercles du pouvoir. Dans ce contexte, l’indépendance éditoriale, la pluralité des points de vue et la critique authentique des discours d’autorité sont souvent sacrifiées au profit d’intérêts économiques et politiques.

Mais, je ne pense pas que la responsabilité revient aux seuls médias. Il est tout aussi crucial de renforcer l’esprit critique dans la population. Cela passe par l’éducation, la formation au discernement, l’apprentissage des codes médiatiques. Il faut permettre à chacun de se poser les questions essentielles : qui parle ? en vertu de quelle légitimité ? dans quel but ?

Car à travers cette inflation de figures médiatiques, c’est la qualité même du débat public qui est en jeu. En effet, un débat digne de ce nom ne peut évidemment se résumer à une succession de monologues spectaculaires, où triomphe celui qui parle le plus fort. Il exige rigueur, temps, contradiction, pensée collective. Une société qui confond la parole d’un commentateur avec le savoir construit d’un spécialiste, c’est une société qui prend le risque de bâtir ses choix sur des fondations trompeuses. C’est une société qui confond autorité intellectuelle et autoritarisme discursif.

Finalement, pour retrouver un débat digne de ce nom, il me parait nécessaire d'avoir moins d’experts sur les plateaux, mais plus de véritable savoir dans l’espace public.

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