Ce que la crise du gouvernement Bayrou donne à voir n’est pas seulement un blocage politique ou une exaspération sociale. Je dirais même que c’est quelque chose de plus lent, de plus profond, de plus inquiétant : un basculement silencieux dans lequel les mots du pouvoir ne rencontrent plus aucun monde commun. Les déclarations officielles tombent comme des pierres dans un puits. Elles ne résonnent plus, ne convainquent plus, ne parviennent même plus à scandaliser vraiment.
Un pouvoir sans écho
Bien sûr, ce n’est pas la première fois, en France, qu’un gouvernement affronte une impopularité forte. Mais il y a quelque chose d’inédit aujourd’hui : la fatigue du langage démocratique lui-même. Lorsque Bayrou affirme " tenir le cap " au nom de la responsabilité, lorsqu’il invoque la lucidité face aux "passions", il reprend des formules mille fois entendues, mais usées. Ces mots-là ne fonctionnent plus. Non pas parce qu’ils sont mal choisis, mais parce que la structure symbolique qui leur donnait du poids, celle d’un État impartial, d’une démocratie représentative digne de foi, d’une élite éclairée mais responsable, est en ruine.
Certes, le gouvernement peut encore parler, décider, même imposer, (pour combien de temps encore?), mais il ne convainc plus. La fiction de la légitimité s’effondre. Non pas parce qu’elle est brutalement contestée, mais parce qu’elle se vide lentement, comme un fleuve qui se perd dans la plaine. On le voit bien, c’est là que réside la véritable crise. Dans ce vide progressif du sens politique. Dans cette scène où le pouvoir continue de gouverner, mais sans relais symbolique, sans confiance, sans même le simulacre d’une adhésion.
On voudrait nous faire croire que cela pourrait se résoudre par une réforme institutionnelle, une relance participative, une dose de redistribution. Ce serait rassurant. Mais non. Le problème n’est plus dans les lois, il est dans les corps, dans les perceptions, dans l’architecture invisible des affects politiques. C’est le lien à l’État qui s’est distendu. Pas simplement par rejet, mais par indifférence, par retrait. Le pouvoir a perdu son ancrage dans l’imaginaire collectif.
Et dans ce vide, j'observe que les anciens outils du contrôle, la raison d’État, la compétence technocratique, l’autorité républicaine, deviennent des objets inertes. Ils n’inspirent plus ni respect, ni crainte, ni fierté. C’est la scène nue du pouvoir : celle où les mécanismes institutionnels continuent de tourner, mais sans la substance affective, symbolique, politique, qui leur donnait chair.
Refonder le politique
Alors que faire ? Certainement pas ressusciter les vieilles recettes du " dialogue social " ou des "états généraux ". Ce dont nous avons besoin, c'est sans doute, d'une révolution du regard, une reconfiguration complète du sens même de l’acte politique.
Peut-être faudrait-il commencer par suspendre le langage du pouvoir lui-même. Accepter de se taire. De reconnaître publiquement que le système ne fonctionne plus, non pas parce qu’il est mal géré, mais parce qu’il est épuisé. Il ne s’agit pas de promettre une réforme de plus, mais de dire : "Nous ne savons plus gouverner sans vous. Nous ne savons plus à quoi sert l’État si vous ne l’habitez pas. " Ce serait un geste fort, douloureux, risqué. Mais c’est cela, ou la chute sans fin.
Il ne s’agirait plus d’imaginer un nouveau "projet de société ", mais de réapprendre ce que cela signifie d’habiter une communauté politique. Peut-être que la vraie refondation consisterait à redonner une forme à l’informe, une densité à ce qui s’est dispersé : la parole collective, l’attention réciproque, le soin mutuel. Pas dans des conférences citoyennes aseptisées, mais dans des lieux où l’on confronte les douleurs réelles : les humiliations sociales, les colères rentrées, les solitudes politiques.
La refondation, alors, ne serait pas un programme, mais un processus d’exposition du pouvoir à sa propre vulnérabilité. Une manière de dire que gouverner, aujourd’hui, n’est plus imposer, mais se rendre disponible, traversable, même instable. Il faudrait accepter que le pouvoir tremble, qu’il hésite, qu’il apprenne à désapprendre.
S’exposer, pour un gouvernement, ne signifie pas simplement reconnaître une erreur ou faire acte de contrition. Cela suppose un effort encore plus important : rompre avec le mythe du pilotage, avec cette idée fausse que l’on peut conduire un pays comme on tiendrait un gouvernail, avec un cap clair et des instruments fiables. Ce mythe du contrôle rationnel, largement hérité du technocratisme post-gaullien, est aujourd’hui devenu un piège. Il enferme les gouvernants dans une posture rigide et anachronique, pendant que la société, elle, devient de plus en plus fluide, morcelée, imprévisible.
Il me semble, que la première forme d’exposition consisterait donc à accepter de désacraliser la fonction politique elle-même, à reconnaître que le pouvoir, aujourd’hui, ne peut plus se prévaloir d’une expertise solitaire, ni se légitimer simplement par le suffrage. Qu'est ce que cela implique ?Une refondation de l’autorité sur la vulnérabilité assumée. Celle d’un État qui ne prétend plus tout savoir, tout prévoir, tout décider. Cela suppose de briser les rituels creux de la politique actuelle, les conférences de presse unilatérales, les " adresses à la nation " figées, les débats parlementaires joués d’avance, pour inventer des formes nouvelles d’apparition politique où les gouvernants ne parlent pas sur, mais avec ; où ils se confrontent sans filet à la critique, à l’émotion, à la complexité.
Imagine-t-on, par exemple, un Premier ministre, ou un Président, tenant une assemblée publique non filtrée, dans une ville sinistrée, sans encadrement partisan, sans protocole, face à une population libre de parole ? Non pas pour y faire de la " pédagogie " ou amortir la colère, mais pour écouter sans défense, pour recevoir la parole brute, la colère nue, sans chercher à la domestiquer. Cet acte relèverait du courage démocratique radical. Et serait une manière d’interrompre la mécanique usée du discours politique.
Mais l’exposition du pouvoir doit aller plus loin. Elle doit devenir institutionnelle. C’est-à-dire créer des espaces où le pouvoir accepte d’être mis en minorité, contesté, corrigé, voire contredit, sans que cela apparaisse comme une crise. Cela suppose de déconstruire le monopole de l’expertise, de rendre le droit à l’erreur aux citoyens, de multiplier les instances de délibération populaires avec un vrai pouvoir de blocage ou de réécriture des lois. Pas de gadgets consultatifs. Des contre-pouvoirs autonomes, composés de citoyens volontaires, tirés au sort, formés, rémunérés pour exercer cette tâche. Des contre-Assemblées, des chambres parallèles, des tribunaux sociaux, des conseils de vigilance citoyenne sur les grandes orientations.
Il faut imaginer des dispositifs politiques expérimentaux, risqués, instables, qui obligent les gouvernants à sortir de leur zone de confort. Des moments où la verticalité institutionnelle se plie à l’horizontalité sociale, même de manière conflictuelle. On dira que cela ralentirait le processus de décision. C’est vrai. Mais dans un monde complexe, ralentir, c’est parfois la condition pour ne pas casser. Prendre le temps du conflit, c’est prendre au sérieux le désaccord, et donc la démocratie.
Symboliquement, cela supposerait aussi de renoncer à certains signes de domination inscrits dans le fonctionnement du pouvoir : les lieux, les titres, les formes de langage. Pourquoi la parole publique devrait-elle toujours émaner du même type de corps, hommes blancs, diplômés, bien habillés, parlant un français codé ? Pourquoi le Palais Bourbon, ou l’Élysée, devraient-ils rester les centres symboliques de la décision ? Pourquoi les conseils citoyens ne siégeraient-ils pas dans les friches industrielles, les quartiers populaires, les zones rurales désertées, là où justement le politique a déserté depuis longtemps ?
Refonder, ce serait aussi décentraliser les lieux du pouvoir symbolique. Accepter de déplacer les centres, de fragmenter les formes de légitimité. Permettre que d’autres récits émergent, portés par d’autres voix, d’autres mémoires. Une démocratie vivante ne peut pas survivre dans un langage unique, dans des lieux figés, dans des gestes codifiés. Elle a besoin de friction, d’inconfort, d’altérité.
Enfin, et c’est peut-être le plus difficile, cette refondation suppose que le pouvoir accepte sa propre finitude. Non pas son effacement, mais la conscience aiguë que gouverner n’est pas résoudre, mais composer. Ne pas promettre un avenir parfait, mais tenir ensemble les conflits d’intérêts, les désirs divergents, les forces contradictoires. L’acte politique véritable, aujourd’hui, n’est plus celui qui tranche, mais celui qui contient, sans étouffer, la tension.
Le gouvernement actuel n’est pas en crise parce qu’il gouverne mal, mais parce qu’il gouverne selon un modèle révolu. Il pense encore pouvoir convaincre par la raison, imposer par la cohérence, tenir par la discipline. Mais ce monde-là est fini. Et le nouveau, qui émerge dans les marges, les colères, les collectifs, les occupations, les solidarités discrètes, ne demande pas qu’on le " prenne en compte ". Il exige qu’on lui fasse place.
Car ce que les Français refusent aujourd’hui, ce n’est pas seulement la politique des élites, c’est la forme morte du politique lui-même, son abstraction, sa verticalité, sa froideur. Refonder ne signifiera rien tant qu’on ne redonnera pas une forme charnelle au politique, tant qu’il ne parlera pas depuis les corps, les lieux, les vécus.
Si la France ne fait pas cela, alors l’alternative ne sera pas la réforme douce ou la continuité rationnelle. Elle sera la rupture brutale, la prise de pouvoir autoritaire, ou pire encore, le grand vide démocratique, où plus rien ne fait sens, et où tout devient possible, sauf la démocratie.