La semaine dernière, la jeunesse sénégalaise laissait éclater sa colère à la suite d’une bien maladroite tentative d’élimination du principal opposant au pouvoir en place. Après avoir honteusement empêché la candidature, aux présidentielles de 2019, du maire de Dakar Khalifa Sall et de Karim Wade, fils de son prédécesseur, Macky Sall a tenté de se débarrasser d’Ousmane Sonko. Il faut dire que le contentieux est particulièrement lourd entre les deux hommes depuis que le jeune Sonko a détaillé en 2017 dans un livre assassin (interdit au Sénégal) tous les mécanismes d’une corruption inédite dans la gestion des ressources pétrolières du pays par le clan présidentiel. Le retour de manivelle, au moment de la remise en liberté de Sonko, fut brutal et sans appel, privant le président de toute marge de manœuvre. Il devra désormais gouverner « sous surveillance du peuple » pour les trois ans de mandat qui lui restent et sait déjà qu’un troisième mandat n’est que pure utopie.
Les attaques dont les entreprises françaises ont été les victimes (Auchan, Eiffage, Orange, Total) ont été à mon avis trop vite interprétées comme visant des symboles de la présence française. La destruction d’outils de travail et de biens privés est sans équivoque condamnable, nul doute à ce sujet. De nombreux médias ont relayé les témoignages des employés sénégalais de ces entreprises craignant de perdre leur emploi. Des craintes légitimes, évidemment, bien que déjà démenties hier soir sur les chaînes de télévision par Auchan lui-même : tous les magasins rouvriront et personne ne sera licencié. Ces témoignages donnent l’impression que les jeunes s’en seraient pris à la mauvaise cible avec Auchan, dont le personnel se compose à 98 % de Sénégalais bien payés et assez bien traités au vu des pratiques courantes et qui vend des produits locaux, aidant ainsi l’agriculture et l’élevage du pays. Si l’on s’en tient à ces considérations, les Sénégalais sont autant les victimes qu’Auchan. Mais il convient de pousser la réflexion un peu plus loin et ne pas oublier :
1. Que chaque emploi créé chez Auchan en détruit plusieurs dans le petit commerce (boutiquiers, bouchers, poissonniers, marchands de fruits et légumes, etc.). L’implantation de plus d’une trentaine de supermarchés ne provoque pas une augmentation de la consommation par la population, elle la fait glisser des petits commerces aux supermarchés (phénomène connu depuis longtemps en France). Pour accélérer ce « transfert de clientèle », Auchan n’hésite pas à casser les prix des produits d’appel, comme je l’ai déjà souligné en juin 2020 (Macron l’Africain ou le bonheur est dans l’Auchan | Le Club de Mediapart).
2. Que si Auchan vend des produits sénégalais, comme il se plaît à le souligner, il vend aussi et surtout des produits français (dont beaucoup de sa propre marque de distribution) qu’il convient donc d’importer, ce qui contribue à aggraver le déséquilibre de la balance commerciale. Cela s’inscrit dans la droite ligne du Pacte colonial : acheter le moins cher possible des matières premières à l’Afrique et lui revendre le plus cher possible nos produits finis, sans jamais investir dans une industrie de transformation africaine, qui deviendrait notre concurrente.
3. Que si Auchan vend des produits sénégalais, il serait bon de savoir dans quelles conditions il les achète. Or, hier soir, un responsable d’Auchan a fait devant les caméras du journal de 20 heures de la chaîne de télévision Tfm (la chaîne de Youssou N’Dour) une bien étrange déclaration : parlant des préjudices subis par les pillages des magasins, il se désolait de constater que les producteurs locaux avaient ainsi perdu beaucoup de marchandises et d’argent. Cela semble indiquer qu’Auchan n’achèterait pas les produits qu’il vend, mais les prendrait en consignation et ne les paierait aux producteurs qu’une fois vendus aux consommateurs, évitant ainsi les pertes pour invendus. Cela n’aurait rien de très surprenant lorsqu’on connaît la force de frappe des grandes surfaces face aux (petits) producteurs.
Je suis pour ma part persuadé que c’est contre ces pratiques et leurs conséquences, entre autres sur l’emploi, que la jeunesse entendait protester en visant Auchan. Les autres entreprises visées sont connues pour abuser de leur position de monopole (Orange, en tandem avec Free) ou pour obtenir dans des conditions très suspectes des contrats ruineux pour le pays et sans aucune retombées positive pour les jeunes (Eiffage, Total).
Aujourd’hui, il est vrai qu’en dépit des efforts déployés par Macron pour que nos entreprises conservent la position privilégiée que la colonisation leur avait conférée, d’autres puissances, dont la Chine, développent des partenariats avec les pays de notre pré carré. Comme le faisait diplomatiquement remarquer Jean-Christophe Rufin (ex-ambassadeur de la France à Dakar) hier soir dans l’émission 28 minutes sur Arte, nous aurions pu conserver plus longtemps notre position dominatrice si nous avions tout simplement été performants. Or, on constate que dans le domaine des BTP, si Eiffage a réussi vers 2010 à éliminer son concurrent sénégalais JLS (Bara Tall) à grand renfort de magouilles, il a plus de mal à gagner face aux Chinois (et même aux Hollandais) dans un combat « à la loyale », c’est-à-dire sans l’appui de l’AFD, qui conditionne l’attribution de prêts et subventions à l’adjudication du marché à une entreprise française (dans le cadre de relations que l’on pourrait qualifier d’incestueuses). Les attaques visant les péages autoroutiers d’Eiffage montrent également que la jeunesse n’est pas dupe.
La révolte de la jeunesse sénégalaise est symptomatique de cette exaspération, aggravée par la crise économique mondiale, et pourrait bien marquer le début de « printemps subsahariens », car le couvercle a également de plus en plus de mal à rester sur la marmite dans d’autres pays de la Françafrique, comme la Côte d’Ivoire, pour ne citer que la plus enfiévrée. Il appartiendra ensuite à l’Afrique de se réinventer par le travail, la créativité et une identité retrouvée (tout un programme).