Encore un peu endormi, Aliou, sa trottinette pliée sous les pieds, nous raconte son parcours. « C’est vrai, il fait quand même meilleur à Kolda, mais j’y retournerai un jour, quand j’aurai épargné de quoi y construire un local et ouvrir mon atelier de menuiserie. En attendant, il faut galérer de bon cœur et envoyer tous les mois de quoi nourrir la famille et éduquer les enfants. Ils grandissent trop vite, mais on se voit sur WhatsApp, c’est mieux que rien. » Comme chaque jour quand il n’y a pas de « baisse d’activité », Aliou va faire de la manutention dans un entrepôt en région parisienne. Il devra pour cela changer de RER et faire les six derniers kilomètres avec sa trottinette. Si tout va bien, il pointera à 7 heures au boulot. Il a bien voulu expliquer, à condition de rester anonyme, comment il a obtenu, avec son vrai passeport, ses faux papiers (permis de séjour d’un pays de l’Union Européenne et carte vitale) lui permettant de travailler. Rien de plus simple en fait, il suffit de payer 600 euros à un « faussaire », qui vous aide ensuite à trouver un emploi dans une entreprise (parfois publique) avec laquelle il entretient de « bonnes relations » ou qui vous emploie lui-même. Vous avez alors droit à une feuille de paie et vos impôts et charges sociales sont retenus à la source. La différence avec un collègue muni de vrais papiers, c’est que vous n’avez en fait aucun droit (pas de chômage ni de vacances et pas de soins ni de salaire en cas de maladie) et que le « faussaire » ponctionne chaque mois une partie de votre salaire (jusqu’à un tiers s’il est lui-même votre employeur) pour ses « faux frais ». Avec quelque 700 euros par mois s’il y a du travail, Aliou arrive tout de même à envoyer 300 euros à la famille. Il partage les frais d’un taudis avec d’autres migrants. « Lorsque j’aurai rassemblé 24 feuilles de paie, une association m’aidera à régulariser ma situation et à obtenir un titre de séjour en France, un vrai cette fois, et je n’aurai plus besoin de me cacher. »
Pour Aliou, les risques de se faire démasquer lors d’un contrôle sont minimes car, comme il l’explique, les cotisations sociales et les impôts payés par son employeur sont tout bénéfice pour l’État, qui peut tout garder sans jamais rien avoir à débourser. Aliou n'étant pas « officiellement » clandestin, il n’a en outre pas droit à l’AME et ne peut pas non plus utiliser sa carte vitale, puisqu’elle est fausse. Il a donc tout intérêt à rester en bonne santé. Son employeur peut de plus le faire venir quand bon lui semble, augmenter ou réduire ses heures de travail, voire le laisser sans travail durant plusieurs jours, il n’ira pas se plaindre : une flexibilité qui explique peut-être pourquoi le patron, si ce n’est pas le faussaire, semble fermer si volontiers les yeux sur les détails administratifs : du moment qu’Aliou brandit un titre de séjour et une carte vitale en cas de contrôle, tout va bien. Si la supercherie est découverte (ce qui serait facile mais qui reste curieusement hautement improbable), l’employeur jurera la main sur le cœur qu’il a été trompé. On ne pourra pas lui reprocher de frauder, puisqu’il paie les cotisations sociales et l’impôt sur les salaires. Aliou paie sa carte Navigo chaque mois et, comme tout le monde, la TVA sur tout ce qu’il achète. On peut donc considérer que le crime odieux d’Aliou (se trouver en situation irrégulière sur le territoire national) contribue à l’économie nationale de façon plutôt positive, contrairement à ce que l’on veut nous faire croire. « Tous mes amis font la même chose » conclut-il.
Fatou, parfaitement maquillée et coiffée, emprunte le même train. Elle loge dans le même quartier, avec ses « copines ». Bien que le trajet soit moins long, sa journée sera tout aussi dure car elle cumule deux boulots. Le premier consiste à nettoyer un salon de beauté du sol au plafond et le deuxième à l’ouvrir (car la patronne lui fait une confiance sans limites) et y dispenser des soins de manicure et de coiffure le reste de la journée. Fatou est comme Aliou arrivée il y a plus de trois ans à Las Palmas, aux Canaries, à bord d’une grosse pirogue partie de M’Bour (c’est là qu’ils se sont connus) et hésite encore à entamer la procédure d’acquisition de faux papiers. Avant notre entretien, elle a également insisté pour que je ne dévoile ni son nom, ni son lieu de travail. Elle aussi paie chaque mois sa carte Navigo. Sa situation est tout aussi précaire que celle d’Aliou mais elle gagne un peu plus et bénéficie de l’AME (à laquelle, soit dit en passant, cette jeune et robuste Sérère n’a encore jamais eu recours). Elle raconte que le père de sa fille est décédé dans un accident de la route alors qu’il se rendait sur un chantier. Privée de revenus du jour au lendemain, Fatou a décidé de partir chez les Toubabs. Toute la famille a cotisé pour son passage. Après les Canaries, elle a été envoyée sur la péninsule ibérique, puis a réussi à passer la frontière à Irún, tout simplement par le pont Santiago (ce qui est aujourd’hui devenu pratiquement impossible en raison des contrôles permanents instaurés « pour des raisons sanitaires » au début de la pandémie). Sa patronne lui paie son salaire au comptant et la fait travailler selon les besoins du salon, le plus souvent 50 à 60 heures par semaine. « Pas de feuille de paie, pas de vacances, pas de chômage, rien » dit-elle avec un sourire résigné. Si elle obtient le « fabuleux salaire » de 900 euros par mois, c’est parce que tout est entièrement « au noir ». L’État n’encaisse ni cotisation sociale ni impôt sur les salaires de la part de l’employeur mais la situation « stable » de la migrante pourrait expliquer la tolérance dont l’employeur fraudeur semble bien bénéficier. En effet, un contrôle sérieux déboucherait immanquablement sur la fermeture du commerce, peut-être l’incarcération de la patronne fraudeuse et assurément la mise à la rue de l’ensemble du personnel, ce qui ne ferait que grossir et rendre plus visible le « problème » de l’immigration et serait du pain béni pour l’extrême droite.
Voilà en résumé les options offertes aux rescapés de la noyade en Atlantique (d’autres ont eu moins de chance – voir Migrants... ). Des options dont il est si facile de s’accommoder, car elles permettent de mettre la poussière sous le tapis et la tête dans le sable à moindres frais, voire sans frais du tout. Il est par ailleurs très difficile de quantifier l’étendue de ces « supposées » pratiques. Tout va bien. Circulez, il n’y a rien à voir, toutes ces histoires sont inventées de toutes pièces et les migrants sont tous des délinquants, ne l’oubliez jamais…
