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Billet de blog 24 juin 2025

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Les Folles Histoires de Sam - Le petit marchand de sourires

« Oh! La petite fille aux allumettes! » Parfois la fille à la chakchouka, je la comprends pas toujours et elle s’emballe toute seule pour des trucs qui se mangent même pas. (...) 
 « Raconte-moi cette histoire. Qu'est-ce qui lui arrive à la fin, quand elle n'a plus d’allumettes? »

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CHAPITRE 3 : LE PETIT MARCHAND DE SOURIRES

Illustration 1
© Ahlem B.

Je me suis réveillé heureux, un sourire au coeur et des étoiles plein les yeux. Je tiens encore contre moi la feuille de Maryam, qui est toute chiffonnée maintenant. Je la repasse du plat de la main avec soin, je défroisse les traits et doucement, les visages gribouillés se mettent à sourire. Je découvre alors les mots qu'on a tracés ensemble. Mon coeur bondit en formant ces lettres qui, pour le premier matin de ma vie, ont un sens: S, A, M.
Va pas croire que c'est déjà la gloire hein, simplement moi cette histoire, je la prends très au sérieux, tu comprends.

Je repère une flaque avec des reflets pas trop, et je me rince le visage les mains en bol. C’est pour être propre et hygiénique tu sais. J’ai appris ce mot à l'école hier et entendu comme le mot est compliqué, quand tu es hygiénique, tu deviens minimum docteur ou un truc balèze. Alors maintenant, chaque fois que je me mouille la figure, je me sens important parce qu’un mot pareil, il faut être au moins sérieux quand même.
Mais je dois te faire un aveu, dans mon camp, on est plein dans pas beaucoup et crois-moi, c’est pas facile d’être docteur ou un truc balèze tous les jours alors.

Bref.

La feuille dans la main, je cours m'isoler dans mon coin de paradis et je galope vers les collines, pour être seul, pour serrer mes petits bonheurs… et la vérité, surtout pour chasser des trésors. C'est la fille à la chakchouka qui m'a raconté cette histoire et je te jure, ça m'a carrément tué. Enfin non mais bon tu comprends.


Figure-toi, j'ai inventé mille milliards de dizaines d'histoires et de trésors planqués dans mon camp. Des trésors sous toutes les formes, en kofta, en bonbons, en pièces d'or et de diamants, en yaourts, en capes magiques, en vélos, en jouets… et moi j'ai cherché sous les ordures, j'ai fouiné dans les vestiges, farfouillé sous les décombres, trifouillé entre les crânes, les restes de dents et d’os, comme un explorateur qui mérite qu'on en fasse des films qui passent sur la télé de Ammou Ghassan L’épicier. Au moins. 



Je dois te dire, il passe ses journées devant la télé depuis que les bulldozers des soldats ont écrabouillé son épicerie. Avant, il râlait toujours derrière son comptoir qu’il devait acheter pour vendre pour vendre pour acheter. Maintenant qu’il a plus d’épicerie, il reste planté sous sa tente devant sa télé qui pète, seulement figure-toi, Ammou Ghassan L’épicier, il râle encore qu’il peut plus vendre pour acheter pour acheter pour vendre. On est bien d'accord que c'est pas très logique tout ça, mais les adultes, que veux-tu.



Je lève un regard furtif sur le drone qui passe juste au dessus de ma tête. Ah la la! Peut-être que Ammou Ghassan l’épicier, il est en train de me regarder dans sa télé là tout de suite que je te parle. Ou toi aussi. Soudain, j’en mets des tonnes dans ma démarche, je passe la main dans mes cheveux les doigts en peigne pour me donner un genre de style et moi j’en peux plus tellement je frime avec mon nouveau film à la télé, parce que là quand même, il y a de quoi. 


Des jours entiers, j'ai exploré mon île à moi, et parfois la nuit aussi, pour que personne soupçonne mon secret et trouve le trésor avant moi. Oh oui, c'est rudement fort ce que je fais, dis donc!


J'imagine que depuis toujours se cache un trésor incroyable dans mon camp et que le héros qui va enfin enfin le découvrir, c'est moi, et ouf heureusement que j'existe parce sinon, tu comprends, le monde serait bien embêté.
J'arrête brusquement de respirer. Mes yeux s’écarquillent d'horreur quand je réalise. Ah la la. Peut-être même pire. Le monde serait carrément foutu.



Bon, la vérité, mon île à moi, elle pue, et c'est même pas une île pour de vrai, mais bon, tu sais.

Pendant que je te parle, je viens de faire des découvertes extraordinaires: des lunettes noires qui leur manquent les verres, deux doigts, un sac de billes, des valises, des dessins crabouillés, des valises, des bras qui leur manquent des corps, des valises, un t-shirt tout rouge d'avoir été tout blanc, des cartables avec des cahiers, des sandales trouées que j’enfile. J'ai même déniché mon repas, une conserve de thon, que je vais vite planquer dans une cachette que même à toi je vais pas dire!


J'extirpe aussi des cartons, des feuilles, des cahiers, des livres et tout ce qui a des chiffres, des lettres, des trucs à lire, maintenant que je sais lire, un peu. Bon c’est toujours pas la gloire, mais c'est quand même du tonnerre. 


Je les aligne sous les yeux et alors, moi je retrouve les S, les A, les M et je t'assure que j'en peux plus tellement c'est dingue.
Tiens! Encore un trésor! Je sors un petit livre dévoré par des moutons et des escargots, et même si c'est très idiot de leur part, je leur en veux pas trop, qu'ils sont jamais allés à l'école pour savoir que c'est pas vraiment leur besoin primaire, tu sais.


C'est là que j'ai une idée fantastique. Je mets en rang la vache, les moutons, les poules, l’âne, les escargots, les souris, je me déguise en maître d’école avec les lunettes qui leur manquent les verres et je leur fais la lecture du petit livre, juste avec les images. 

Figure toi, c'est l'histoire d'une petite fille toute seule dehors, entourée d'un truc blanc qui couvre toute sa rue et que je sais pas ce que c'est mais ça a l'air de lui faire bigrement froid. Elle a aussi l'air très malheureuse. Il y a des tas de lumières et de boules aux couleurs incroyables accrochés aux arbres, et des gens qui vont et viennent, l'air heureux, qu'on pourrait pas croire qu'il existe un petit être aussi malheureux dans un si bel endroit.
La fillette regarde les familles se balader, manger, rire, acheter, et elle la pauvre, personne la regarde, et personne veut lui acheter ses allumettes. Personne. Alors elle en gratte une, et là, comme par magie, elle voit dans la flamme une dame qui a l'air merveilleuse et une table avec trop trop de plats délicieux de toutes les couleurs; et à chaque allumette qu'elle gratte, la magie opère et c'est le bonheur de nouveau.


J'ai pas pu finir l'histoire parce que ces chiens d'escargots, ils ont dévoré la fin, alors je saurai peut-être jamais ce qui va lui arriver, à cette petite fille. Je me demande bien ce qui lui arrive, quand il ne reste plus d'allumettes dans la boîte?


Je relève la tête, pour jauger ce que ça leur fait, à mes élèves, une telle histoire. 
Tu parles, les histoires des autres, les autres et toutes ces conneries, la vérité, ils en ont rien à foutre.

Je suis pas resté en colère longtemps. J’entends les hurlements du sifflet de Maha ‘Seffara. 

Maha ‘Seffara, tu te rappelles ? Elle est trop forte, elle sait tout avant toi et elle devine même les frappes avant les sirènes, c’est pour ça qu’elle crâne toujours avec les sourcils qu’elle sera journaliste si elle peut grandir. 

Je cours vers elle. Elle se tient droite, les sourcils raides, la main en visière, l’autre sur son sifflet prête à lancer les alertes.
 "Tu l’as sentie ?"


Elle sort son carnet. C’est un petit truc tout plié avec des tâches de boue séchée sur des cendres noires, des pages décollées, grignotées et une ficelle autour, comme un dossier top secret. Mais Maha ‘Seffara elle écrit pas comme à l’école ou les livres. Elle écrit en code, avec des flèches, des dessins, des noms barrés, entourés, des symboles… Même moi j’ai pas le droit de regarder trop longtemps. Elle me dit que c’est classifié.
«  Tu sais ce que j’ai noté ce matin ? Silence de 3 minutes entre 4h17 et 4h20. Anormal.”

Elle soulève les sourcils comme si elle venait de citer un truc très sérieux. Moi je hoche la tête, pour faire genre oui oui, je comprends. En vrai, ça m’a glacé mais j’ai rien dit. Tu sais, le silence ici, ça fait encore plus de bruit que le bruit.

Au fait, je lui ai dégoté une montre l’autre jour, que j’ai dénichée sur mon île secrète. Depuis, elle est scotchée à son poignet et même si elle a jamais appris l’heure, elle sait quand même. Je t’ai dit, Maha ‘Seffara, je crois qu’elle a aussi des pouvoirs un peu secrets.

L’alerte passée, elle me laisse planté là et s’en va vite flairer la prochaine, le sifflet au cou, la main en visière et son petit carnet dans l'autre.


Bon, ce que je voulais te raconter.
Tout à l’heure, j’étais très occupé à dénouer une ficelle bleue quand Khalti Samah l’Aarja est venue m'annoncer une nouvelle extraordinaire: enfin, enfin - enfin! -, tiens-toi bien, elle m’autorise à l’accompagner à l’autre bout du camp que j’ai jamais vu, là-bas, à la fin du fond. On raconte qu’il y a du riz qui s'y distribue aujourd'hui et moi je te jure, juste avec la joie ou la faim, je crois que je vais au minimum éclater ou crever. 

Avec Khalti Samah L’Aarja, Ammou Baba Hakki et Ammou Ghassan l’épicier, on s'engouffre dans une petite charrette, tirée par l’âne qui n’a plus que les os sur la peau. On est escortés par une armée de soldats, de drones et tout ce qu’il faut pour assurer la sécurité, puis on démarre tous ensemble avec entrain. Et alors là, c'est parti, on chante, on danse, on bat des mains, on tape des pieds, on tombe sur les fesses...! La charrette crabote, boum bada boum, elle bondit, elle sursaute, boum bada boum badaboum, et la musique, clap clap des mains, youyouyous, clap clap, youyous boum bada boum, on est éclaboussés de boue et nous on rit, on rit, à s’en péter les joues. Quel fête! Ah la la toi aussi aurais voulu!


Subitement, la charrette s'enfonce, et alors là terminus, tout le monde descend! pour la dégager et la pousser par derrière de toutes nos forces avec les deux bras tendus en se marrant comme c’est plus possible. Il faut faire ça à chaque fois qu'il y a une montée, une pente, un trou ou une bosse, me glisse Ammou baba Hakki. 

Nous voilà arrivés, et alors là vrai terminus, tout le monde descend!

Khalti Samah L’Aarja, elle m'ordonne de l’attendre sans bouger d’ici, et que si je bouge, les soldats vont me voler me violer me croupir me trucider et des trucs qui me fichent une telle frousse que moi je te jure, j'ai déjà arrêté de respirer pour disparaître. Elle me fiche deux claques avant de partir, pour être certaine que j'ai bien compris.

J'ai bien compris parce que je bouge pas. Un peu le bout de mes orteils quand même, parce que.


Puis mes yeux commencent à rouler tout seuls. Ils regardent à gauche, à droite, un peu en haut.
 Enfin je me détends.


Je sors de ma chaussette une boîte d'allumettes que j'ai chipée à Ammou Ghassan l’épicier. Je me concentre très fort, très très fort, si fort que je voudrais éclater pour avoir des pouvoirs extraordinaires ou vivre un moment fantastique, puis je gratte une allumette.
J'attends quelques secondes puis j'ouvre les yeux. Rien. La flamme dévore le bâtonnet et me brûle les doigts. Une deuxième, Crac, Ouille! Une troisième Crac, Ouille, Ouille!


Je commence sérieusement à enrager de pas voir de table garnie, une dame merveilleuse et des tas de trucs extraordinaires, alors je trépigne, je m’énerve, je tape du pied, tout seul comme un dingo fou furieux.

Mais ça marche pas non plus. Rien.

Il reste une seule allumette, alors je me rassois, dépité, désillusionné et encore plus que tout ce que tu peux t'imaginer.
Je me demande encore ce qui lui arrive, à la petite fille, quand il ne lui reste plus d'allumettes dans la boîte?


Soudain, j'entends des reniflements. C'est là que nos regards se sont croisés, et juste comme ça, je lui fais un sourire. Elle esquisse un léger mouvement avec ses lèvres, mais comme elle a encore les yeux tout embués, j’ai dégainé mon grand sourire, et là, ça a marché. Figure-toi, elle a été contagiée !


Elle me sourit et s’assoit près de moi. Ses larmes sèchent sur ses joues creuses. Je remarque qu’il lui manque un bras. 
Elle me bouriffe les cheveux avec celui qui reste et me dit avec une douceur de gomme banane enrobée de sucre: "Merci". Puis elle me glisse un petit gâteau dans la main.
Tu te figures que je fais pas le malin hein, et même si je sais pas pourquoi elle m'a dit merci, je m'empresse d'engloutir le gâteau.


Vite, j'ai une idée! Vite, je prends une feuille et je lui demande d'écrire: «  1 sourire = 1 sheckel » Elle trempe son index dans la boue et note.

Je crois que ça y est, je tiens là un sacré filon moi! Je chausse les lunettes noires que j'ai dégotées ce matin, je ferme les yeux et je me dis que c'est encore mieux si les autres, ils croivent que je suis aveugle! La vérité aussi, c'est que moi, si je dois soigner la misère, je préfère pas la voir, seulement va expliquer ça.

C'est lancé. Mon affaire roule du tonnerre, moi je distribue les sourires et les gens leurs sheckels. Je fais tinter encore et encore mes piécettes avec mes doigts et alors je me sens tout de suite très fort et très beau d'être si riche, tu peux pas savoir!


Seulement le hic avec les gens, tu leur donnes ça, il te prennent tout ça je te jure. Moi je voulais juste donner un sourire contre un sheckel et figure-toi qu’ils venaient tous s’asseoir là, un par un, comme si j’avais un canapé en cuir dernier cri ou au moins.


Puis je cogne mon front avec la main parce qu'une évidence, ça te frappe dans la tête sans prévenir. 

Ils m'ont pris pour un psy je crois! Je suis scotché : ah la la je crois bien que ça a marché, d'être hygiénique.
La vérité, j'ai écouté des trucs affreux aujourd'hui. Affreux. Mais je peux pas tout te raconter, seulement des petits bouts, parce que le secret professionnel d'abord, parce qu'un psychalogue, c'est un docteur d'état et je t'assure ici, on rigole pas avec les secrets d'état. Ensuite parce qu'il y a beaucoup trop de scène interdites aux mineurs, donc.

Il y a eu ce gars, une balafre lui découpe toute la joue comme du pain tranché. Il s’assoit près de moi dans un silence qui étouffe dans sa gorge,  puis il craque. Il pleure des larmes lourdes et sèches qui roulent comme des pierres.
" On a fui au milieu de la nuit. Ma sœur est retournée une dernière fois pour prendre sa poupée. Puis la maison a disparu. D’un coup. Comme si quelqu’un avait cligné des yeux trop fort. Ou appuyé trop vite du bout du doigt sur un bouton. Mais on avait seulement quinze minutes pour évacuer."
Moi je dis rien. Je le contagie d’un grand sourire et lui dépose dans ma main un bonbon au caramel fondu. Ça colle mes doigts. Je crois que c’est un bon salaire.

Il y a aussi cette dame. Elle a pas d’âge mais ses doigts arides tremblent. Elle s’avance en serrant fort un coussin contre sa poitrine.
"J’ai marché trois jours avec lui. Il s’appelait Ilyès. Il avait huit mois."
Elle s’arrête. Puis elle me fixe et je souris. Un sourire pour lui tenir la main. Elle baisse les yeux et souffle :
" Il est resté là-bas. J’ai pas pu le porter jusqu’au bout.
"
Je sens plus que mes genoux qui lâchent, à l’intérieur.
Elle part sans payer. Mais je crois qu’elle a payé quand même.

Et celui-là. Il ne parle pas parce que sa langue ne veut plus, alors il fredonne des trucs doux, des trucs que personne connaît et que lui seul comprend. Il me tend un coquillage que je colle sur mon oreille droite, puis mon oreille gauche.
Dedans, j’entends la mer.
Ou les bombes.
Ou les deux.

Et cette vieille mémé ou plus, elle traînait des sacs, des sacs, des sacs. Des bouts de cordes, de tissus, de broderies, de tricots. Elle s’est assise en soufflant, la chaire fripée de brûlures, son dos vouté craquait partout.
" Moi j’ai tout pris. Tout. Même les choses cassées, ce sont les seules qui ont survécu."
Elle sort une poignée de clefs rouillées.
" Celle-là, c’était la porte de la cuisine. Celle-là, du garde-manger.
 Et celle-ci, de notre chambre. On allait souffler nos 62 ans de mariage mais une bombe me l'a soufflé avant."
Je tends un sourire. Elle le glisse dans un sac, entre deux morceaux de pain sec. Ensuite, elle m’a embrassé sur le front. Moi j’ai fermé les yeux, longtemps.


Il y a l’autre aussi avec sa caisse. Il trie des bouteilles cassées, vides, fondues.
" Je suis souffleur de verre. Je l’étais, avant." Il regarde autour de lui.
" Ici, je souffle dans le vide."  
Il m’offre un éclat de verre en forme de cœur.
"Tiens. Offre-le à quelqu’un qui n’a plus rien."
Je le mets avec les clefs, le caramel fondu, le coquillage et tout le reste.

Elle s’appelle Madame Nour. Elle continue de m’appeler “jeune homme”, même si je suis tout petit.
"Avant, j’apprenais aux enfants à réciter des poèmes. Maintenant, je leur apprends à compter des copains."
Elle sort un cahier vide.
"Des pages vides et pourtant, j’ai encore tant de choses à leur raconter."
Elle m’attrape les joues, me les secoue un peu. Je lui fais mon plus beau sourire.



Il y a aussi ce soldat, le regard ahuri. Au début j’ai eu la frousse parce que d’habitude les soldats, ils aiment pas mes sourires qui contagient, ah la la même pas du tout, mais lui, il a un grain dans ses yeux fixes. Parfois, il est pris de fous-rire.

"J’ai besoin d’eau tout le temps, pour me laver les mains, tout le temps. Mais ça part pas, jamais. Mes mains sales. C'est un ruisseau continu de saletés, regarde. J’ai besoin d’eau. J’ai besoin d’eau. Tu vois comme elles sont sales?
"
Je lui souris et lui tends l’éclat de verre en forme de coeur. 


Une jeune femme s’est assise sans me regarder, les yeux pleins de brouillard.
"On m’a rendu mon bébé dans un sac en plastique." 
Elle marque une pause puis ajoute :
" J’ai choisi un sac vert, parce que ça aurait été sa couleur préférée. Tu crois que c’est bête ?"
Je ne réponds pas. J’essaie de sourire.


Un petit garçon, peut-être un peu plus jeune que moi, est arrivé souriant. 
" Je suis le dernier de ma rue, il explique, les autres ont disparu. Certains n’ont pas tenu la faim, d’autres n’ont pas tenu la soif et la plupart n’a pas tenu tout court.
- Tu veux un sourire ?
- Je suis venu t’en donner un aussi."
Et là, il me sort un sourire si fort, si vrai, que j’ai eu envie de chialer.

Tu sais, j’ai reçu pas mal de trucs ce jour-là, en plus du coquillage et tout le reste. On m'a payé deux boutons dorés, un bracelet cassé, un ticket de bus jamais utilisé, trois sourires, deux photos déchirées, des mots, trois bonbons, un tas d'histoires, du sel de larmes, un rire, tout plein de souvenirs. Et des shekels.
Seulement, les shekels ne tintent plus entre mes doigts, et je me sens plus du tout si fort et si beau d'être si riche. Même, je me sens minable, misérable et pire encore que ces mots qui existent déjà.
J'ai soudain la nausée de toutes ces pièces. Ça vaut pas le coup crois-moi, et moi, j'ai encore pris un sacré coup de vieux en quelques heures.


Khalti Samah l’Aarja, Ammou Ghassan l’épicier et Ammou baba Hakki sont de retour, les mains vides mais le coeur plein.

Figure-toi le sac de riz, c’était seulement une rumeur et nous, on retourne bredouilles au camp après des heures d’attente. On a du rentrer à pieds.


L’âne est resté à la fin du fond du camp et à toi je peux le dire, ça m’a fait une peine terrible. Terrible. Ses jambes l'ont laissé tomber et ses os n'en pouvaient plus de tenir sa peau, alors. Je t’avoue ça à toi mais je l’ai supplié les yeux dans les yeux. J’ai même souri à me déchirer la mâchoire. Mais ses grands yeux se sont fermés doucement et ses pattes se sont écroulées dans un nuage de poussières. J'ai sorti ma petite boîte avec tout mon salaire de sourires et je l'ai planquée dans son oreille d'âne, parce que crois-moi, il en a besoin plus que moi pour acheter du pain. Avec cette fortune, il pourrait même acheter une carotte! Enfin je crois, parce que la vérité, la finance, c’est pas trop mon truc. 

La marche dure des heures, en silence. Khalti Samah l’Aarja boite lourdement en prenant appui sur mon épaule, comme une deuxième béquille et alors mes pieds s’enfoncent à chaque pas dans la boue, mais je dis rien. Mon coeur pèse tellement sur mon corps que ça me fait du bien de me sentir m'enfoncer comme ça.
Ammou Ghassan l’épicier et Ammou baba Hakki tirent la charette par l'avant, les bras sur les épaules. Ils avancent difficilement, tête baissée comme s’ils pesaient des tonnes.
Les drones, les soldats et toute la smala nous escortent encore pour l'occasion.

C’est vrai qu’ici, le silence fait beaucoup plus de bruit que le bruit.
Un jour, Ammou Lkoutoub,  il a lâché cette phrase « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. »* . Je sais pas pourquoi j'y pense tout de suite mais je dois te dire, ça me secoue encore cette histoire de monstres.

On arrive enfin, la nuit est tombée depuis longtemps déjà. L'électricité est coupée mais partout dans le ciel, partout autour de nous, des boules de feu et des colonnes de flammes illuminent le camp, ce qui est quand même bien pratique pour s'éclairer le soir. 

J'aperçois la fille à la chakchouka et je me dis qu'elle va encore me baratiner avec ses livres avant de filer sa chakchouka, mais quand même, j'aime bien. Ce soir-là, elle est venue nous voir seulement avec des livres. Je suis un peu déçu parce que quand même, sa chakchouka. 

Figure-toi, on la laisse plus nous en porter par ici: des gars à la télé, ils s'inquiètent que ça menace le monde et la paix et la guerre et la démocrassie et les congés et même tout ça en même temps. 
Moi je les soupçonne de n’avoir jamais goûté à la chakchouka de la fille à la chakchouka.
Les pauvres cons.


Je sors le petit livre d'une poche secrète et lui tends précieusement mon trésor.
« Oh! La petite fille aux allumettes! »
Parfois la fille à la chakchouka, je la comprends pas toujours et elle s’emballe toute seule pour des trucs qui se mangent même pas. Mais quand même, cette nana elle déchire. 



« Raconte-moi. Qu'est-ce qui lui arrive à la fin, quand elle n'a plus d’allumettes? »

Elle m'a lu "La Petite Fille aux Allumettes". J'ai fini par connaître la fin de l'histoire, mais ne m'en veux pas, je peux pas te dire, je peux pas te briser le coeur, à toi aussi.

Tu réalises, j'ai chialé, chialé, je te jure, j'étais inconsolable. La fille à la chakchouka aussi, elle s'est mise à pleurer. On est resté longtemps comme ça, à sangloter, la main dans la main. Puis elle est partie.


Je me précipite sur mon île aux trésors et creuse un moment dans ma cachette. Je plonge le bras entier dans la terre boueuse et trifouille avec les doigts pour en sortir la conserve que j’avais planquée ce matin. Plus rien! Abu Akoul, le salaud!

Puis le paquet d'allumettes tombe de ma poche, je me rappelle alors qu'il reste une allumette. 
Adossé contre un petit tas de ruines, je gratte l’allumette. Je ferme les yeux et je la laisse se consumer un moment dans le creux de ma paume.

Figure-toi, je vois des choses merveilleuses. Merveilleuses. Je mange, je bois, je ris, je lis, je voyage, je chante, je danse et des tas et des tas. Je suis chez nous avec des foules de tout le monde heureux autour d'une grande tablée garnie de plats incroyables. Ah la la il y a même la Maqlouba dans une immense marmite fumante pleine d'une montagne de riz, de viandes et de légumes et alors moi, je la retourne magistralement sous tes applaudissements.
Quel Maestro ! Applaudissez !



Mais vite là j'ai pas le temps de te raconter, la flamme va s'éteindre et je veux m’endormir un sourire sur ces images merveilleuses.



Sourire. Merveilleuses.


Chapitre 1: Lire LA COUR DES MIRACLES

Chapitre 2: Lire POUSSIERES D’ÉTOILES

* Antonio Gramsci - Cahiers de prison
Maha ‘Seffara : Maha Sifflet
Khalti Samah Laarja : Tante Samah-la-boiteuse
Ammou Lkoutoub : L’Oncle Intello
Ammou baba Hakki : L’Oncle Qui-sait-tout
Abu Akoul : Le mangeur
Checkchouka : Un plat délicieux !

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