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Billet de blog 14 mars 2025

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« Ilot 8 » : le saccage programmé de l’œuvre de Renée Gailhoustet

L’œuvre de l’architecte Renée Gailhoustet est mise en péril par la stratégie urbaine de la municipalité de Saint-Denis. La ville populaire et partagée résiste pied à pied à la normalisation sociale et à l’assignation autoritaire des usages. Une bataille profondément politique est engagée par un collectif de locataires dans une ville de longue tradition de solidarité et de résistance.

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La mairie n’en démord pas. Les locataires non plus. Le désaccord est frontal. Une affaire d’escaliers, de passerelles, d’usage des espaces partagés d’un ilot urbain. La bataille s’est engagée il y a maintenant dix ans. Gagnée par les locataires face à l’ancienne municipalité, elle reprend brutalement après l’élection du nouveau maire, Mathieu Hanotin (PS) en 2020.

Aujourd’hui, une course contre la montre est engagée : les locataires de l’ilot 8 de Saint-Denis feront-ils échec au projet municipal de destruction des escaliers d’accès à la dalle urbaine concue par l’architecte Renée Gailhoustet en 1986 ?

L’enjeu est d’une portée politique insoupçonnée. Comme le diable qui se cache dans les détails, la mairie investit dans cette destruction un symbole de la normalisation sociale et culturelle qui lui sert de projet urbain. 

Une mixité urbaine verticale

"L’ilot 8"  a été construit entre 1975 et 1986. Il est la clef de voute de la rénovation du centre-ville engagée par la municipalité communiste dès la fin de la guerre. Il est le symbole d’un choix politique et culturel : mettre les classes populaires (et donc le logement social), au cœur de la ville et  leurs offrir la modernité la plus novatrice en matière architecturale et urbaine.

La vision créatrice de l’architecte n’est pas seulement palpable dans l’agencement très singulier des logements, des espaces ouverts, des enchevêtrements de terrasses, de l’absence de symétries ou d’angles droits. Elle marque aussi une conception verticale d’un espace urbain propice aux cheminements croisés, à la mixité des usages, aux rencontres plus encore qu’aux passages.

Renée Gailhoustet congédie en effet le principe de la séparation des fonctions qui a produit les grands ensembles. Loin d’un retour à la ville traditionnelle, elle propose une imbrication des espaces et des activités contrairement aux dalles purement piétonnes d’un urbanisme hygiéniste qui sépare habitat et circulation. Sa ville verticale ne superpose pas, elle entrelace, multiplie les accès d’un niveau à l’autre et « dérésidentialise » l’espace surplombant en y faisant côtoyer services d’accueil de publics, centres médicaux voire locaux universitaires.

Ses réalisations ont marqué l’espace urbain contemporain. À Ivry, la tour Raspail (1968) avec commerces et atelier municipal, est aujourd’hui inscrite aux Monuments Historiques… A Aubervilliers, la Maladrerie avec résidence pour personnes âgées, ateliers d’artistes, commerces, est labelisée "patrimoine du XXe siècle". Son empreinte a marqué les villes d’Ivry, Villejuif, Gentilly, Romainville, Montfermeil, Villetanneuse ainsi que Saint-Denis de la Réunion.

Pour l’Atlas de l’architecture et de patrimoine de Seine Saint-Denis, avec l’Ilot 8, Renée Gailhoustet « démontre une nouvelle fois les potentialités de l’architecture combinatoire » dans ce qui « apparaît comme l’œuvre la plus maniériste de sa carrière ».

Une réussite incontestable. Un ilot mis dans les circuits de visite du Grand Paris. 

Durant près de dix ans, j’y ai moi-même, avec mon collègue Sylvain Lazarus, fait vivre une Maitrise de Science et Technique de l’Université de Paris 8. Cette « Formation à la connaissance des banlieues », initiée dans les années 1980 par les historiens Claude Willard et Madeleine Rébérioux a diplômé de nombreuses et nombreux cadres de la Politique de la ville, Je croise encore souvent d’anciens étudiants comme Azzédine Taïbi, actuel maire de Stains, Bally Bagayoko, ancien conseiller départemental ou Amar Henni, maintenant docteur en anthropologie et directeur de la DFIC (direction formation insertion et citoyenneté) à la mairie de Grigny.

ZAC Basilique, ilôt 8 / Saint-Denis © P/matrimoine habité, P/matrimoines en récits

L’îlot est-il un village

Pari gagné pour la municipalité de l’époque dirigée par Marcellin Berthelot puis Patrick Braouezec. L’ilot va bientôt fonctionner comme un village. Pour le meilleur et pour le pire.

Le pire intervient ce jour du 17 octobre 2001 quand la police nationale poursuit un voleur du centre commercial. Les policiers montent les escaliers et ne voient là que des jeunes noirs et arabes dans une cité populaire. Des suspects vite insultés et violentés. Les familles solidaires interviennent. La violence policière se déchaine. Tous azimuts. Des mères sont frappées et menottées. Plaintes policières et garde à vue : la panoplie habituelle est de sortie. Les témoins deviennent victimes, les victimes des accusé.e.s.-Les victimes portent plainte à l’IGS. Françoise Davisse, documentariste et habitante de l’ilot en produit un récit terrible dans  « Des gens comme nous » (vidéo). 

Des gens comme nous © Regards


Cette solidarité immédiate insupportable aux yeux des policiers s’ancre dans la vie collective de ce village, réuni tous les ans autour d’un repas en commun sur la dalle. Soudé par la confrontation à la violence discriminatoire, ce « commun », pour utiliser un terme qui n’avait pas encore le succès qu’on lui connait, est aussi un terrain de choix pour des démarches créatrices désireuses de s’enraciner.

Une décennie plus tard, Julia Maria Lopez Mesa, artiste plasticienne franco-colombienne, en résidence au « 6B », entreprend de redonner vie à un local commun résidentiel en déshérence. Il devient la Maison Jaune (association en 2017) qui se veut attentive aux initiatives des habitant.e.s. Les femmes qui en portent le projet veulent « réinventer les rapports au travail, les liens entre l’art et la vie, et de construire ensemble un modèle économique alternatif pour les artistes contemporain·es. »

Le projet Passage 8 réalisé en 2014 invite les habitant·es à s'approprier la dalle de l'îlot 8. En 2023, le projet se développe avec la végétalisation des balcons et des terrasses privatives grâce au soutien de la Fondation Banque Populaire Rives de Paris.

Saison 1 : l’ombre d’une « résidentialisation » gentificatrice.

Mais le bâti des 185 logements, dont la construction avait été confiée à Bouygues pour des raisons de calendrier, vieillit. Trente ans après, les problèmes se multiplient : infiltration, isolation…  Il faut rénover. Mais comment et surtout pour qui ?

Un appel d'offre lancé par Plaine Commune (Communauté d’agglomération) en avril 2015 annonce l'objectif de « réintroduire un marché de la location sur certains îlots par déconventionnement et à réajuster l’offre à la demande ». 

Les locataires, vent debout,  contraignent Plaine Commune, la ville de Saint-Denis et le président de Plaine commune Habitat (Stéphane Peu, aujourd’hui député) à enterrer l'appel d'offre et à s'engager à ne jamais déconventionner.

Le collectif de l’Ilot 8 est né. Sa mobilisation va être constante car cette première alerte n’est que le début de la bataille ouverte par le Nouveau Programme National de Renouvellement Urbain (NPNRU). L’inquiétude monte face aux projets de rénovation annoncés, notamment la destruction de 17 logements et surtout la « résidentialisation » : la dalle ne serait alors plus accessible qu’aux seul·es locataires. Exit le projet de Renée Gailhoustet qui s’insurge.

En avril 2017, les plans du projet de rénovation sont présentés aux habitants. De nombreux ateliers se tiennent. Mais en octobre, sans concertation, le bailleur, Plaine Commune Habitat, intervient avec brutalité sur le bâti et la végétalisation accusée de créer des infiltrations. Arbustes et plantes grimpantes sont coupés sans informer les locataires. Des terrasses sont dévastées.

Les locataires réunis à la Maison Jaune le 11 novembre 2017, en présence de Renée Gailhoustet elle-même, protestent dans un courrier à PCH (Plaine Commune Habitat), à la Mairie et à Plaine Commune. Une dizaine d’autres architectes se joignent à la démarche comme Patrice Tranchant qui vient proposer son expertise et son soutien au nom de « Jardins à tous les étages » fondés en 1985 à la Maladrerie d’Aubervilliers.

Le collectif de l’ilot 8  s’organise, participe au Conseil Citoyen et trouve un soutien dans APPUII (Alternative Pour des Projets Urbains Ici et à l’International), association de professionnels et d’universitaires hébergée à la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord dont je suis alors directeur. Le collectif lance sa propre enquête auprès des locataires sur « Quelle rénovation nous voulons ? ». Une enquête sérieuse : 885 réponses dont 459 sur les logements ont été collectées en provenance de 110 logements.

Sur cette base,  la négociation s’engage entre la municipalité dirigée par Laurent Russier et le Conseil citoyen du centre-ville, appuyé sur les associations et collectifs du quartier.

Le danger semble écarté. Les locataires obtiennent à quelques détails près l’abandon du projet de fermeture des ilots, le maintien de la circulation et des activités au niveau de la dalle. Cette solution préservait l’essentiel en corrigeant des défauts à la marge identifiés par les locataires. Le projet ainsi révisé est  présenté en décembre 2019 devant l’ANRU.

Saison 2 : Un imaginaire urbain normatif.

L’élection d’une nouvelle équipe municipale dirigée par Mathieu Hanotin (PS) en 2020 remet tout en question. Le 13 janvier 2021 le Conseil citoyen découvre la nouvelle orientation :  autonomisation des ilots, résidentialisation, suppression de la dalle comme cheminement inter ilots, « diversification sociale » par l’accession à la propriété,. Cette nouvelle doxa municipale est annoncée comme « non négociable ».

Le Conseil citoyen n’a bientôt plus de chaises puis plus de salle. La démocratie participative n’est pas le point fort de cette équipe municipale…

Une nouvelle Convention avec l’Anru est signée en décembre 2022. En 2023, aucune réunion pas même de présentation du nouveau projet aux locataires concernés n’a lieu malgré des demandes répétées. En décembre 2023, le comité de locataires engage un recours auprès du Tribunal Administratif de Montreuil contre cette convention sur le volet "résidentialisation". Ce recours, enregistré est au point mort et a été délocalisé à Paris.

Rien ne semble pouvoir arrêter Mathieu Hanotin et son équipe, engagés à marche forcée dans une refonte sociale et urbaine du centre-ville. « L’apaisement » revendiqué est passé d’emblée par la suppression des traversées du centre par des lignes de bus très fréquentées par les habitantes et habitants des cités périphériques, la délocalisation du marché et une transformation de la place Jean Jaurès (trois ans de travaux) dont le résultat laisse pour le moins dubitatif.  

On reste un peu pantois devant la platitude d’un imaginaire urbain étriqué et la pauvreté de la culture architecturale qui l’alimente. À l’occasion de la signature de la déclaration d’engagement relative au nouveau projet de renouvellement urbain, en octobre 2021, Mathieu Hanotin (PS), maire de Saint-Denis affirme ainsi publiquement que « cette architecture [celle de Renée Gailhoustet] a été pensée à l’époque du tout bagnole. Cela ne fait plus sens aujourd’hui et les terrasses on y retrouve que des mésusages »…

Mésusages les services publics et activités sociales de la dalle ? Exit donc la radiologie, la crèche, la Cabane des Sens (Maison d’Assistant.es Maternelles), Objectif emploi, la Maison Jaune… Avec, au passage, un transfert de charges : le coût de l’entretien de la dalle ne sera plus du ressort de la puissance publique mais des habitant·es.

La prescription des usages, voire l’assignation des usages, domine une pensée de la ville dans laquelle les habitantes et habitants sont plus des gêneurs que  des partenaires. Surtout les plus pauvres qu’on va chasser notamment par l’accès à la propriété (pour 50%). On comprend vite que « l’apaisement » recherché est en fait le nom d’un changement de la composition sociale du centre-ville, par la remise en cause symbolique de cette centralité populaire qui fait la marque de Saint-Denis.

Casser l’œuvre de Renée Gailhoustet en cassant six escaliers publics et des passerelles urbaines ouvertes a même des effet sur la ville basse. La municipalité compte aussi y fermer des passages au profit des commerces, achevant de transformer un ilot de circulation libre en vulgaire galerie marchande.

Saison 3 : une bataille décisive et politique

Réuni le 1 mars à la Maison Jaune, le collectif de l’Ilot 8 a réaffirmé son opposition à cette résidentialisation refusée par 64% des locataires selon l'enquête de Trame Urbaine commandée par le  bailleur (Plaine Commune Habitant). Étaient présent·es Katherine Fiumani et Gilles Jacquemont, architectes urbanistes, membres des Jardins à Tous les Étages et du collectif d’habitants de la Maladrerie, qui y ont présenté une analyse  au vitriol du projet municipal.
Quarante ans après sa construction, cette « architecture d’avenir » (Fiumani/Jacquemont) reste une occasion de synergie entre l’expertise des architectes et l’expertise populaire, une synergie de résistance, comme un hommage posthume à Renée Gailhoustet et à l’actualité de son projet.

Le collectif de locataires a déposé une demande de labellisation de la ZAC comme « Architecture Contemporaine Remarquable ». La demande a été déjà faite par la DRAC (Direction Régionale de l’Action Culturelle) mais le propriétaire (PCH) doit donner un avis qui tarde bien sûr à venir. On craint que le label ne soit obtenu qu’après l’arrivée des pelleteuses...

Mais tout n’est pas encore joué. La rénovation du centre commercial, la résidentialisation de l’îlot 8 doivent donner lieu au dépôt d’un permis de construire/démolir. Et ce permis a besoin de l’aval tant des ayant-droit de Renée Gailhoustet que des Architectes des Bâtiments de France (ABF).

Il reste donc à espérer que les unes et les autres entendront-la position intangible, obstinée, et surtout argumentée des locataires qui sont les premiers et les premières concerné.e.s par ce lieu de vie et qui refusent depuis 10 ans de voir saccager ce petit commun urbain au cœur d’une ville populaire.

Car l’enjeu de cette bataille porte sur l’imaginaire urbain et le possible d’une ville partagée et solidaire. C’est un enjeu profondément politique et profondément contemporain.

À des milliers de kilomètres de là, à deux pas de l’univers normatif et glaçant  d’une Silicon Valley engagée auprès de Trump, Tenderloin, le quartier le plus populaire de San Francisco, a été invité à imaginer un avenir alternatif, une autre façon pour la communauté d’exister. L’artiste Mona Caron a traduit cet imaginaire dans une gigantesque fresque ,Windows into the Tenderloin » , dont l’auteur de science-fiction Alain Damasio, dans son livre « la Vallée du Silicium » nous livre une vision émerveillée : « On y voit un petit bassin de pisciculture, des potagers communs, une librairie, des magasins gratuits, une économie du don, un poète qu’on écoute, un fonctionnement communautaire, du housing affordable for all, des gens qui dansent sur une terrasse, se parlent ou jouent ensemble, des toits végétalisés.  (…) Ce dont ils rêvent est tout  simple et très compliqué à faire advenir ici : ils rêvent d’une vie collective liée. Ils rêvent d’une chose qui s’appelle l’amitié, qui s’appelle l’amour, qui s’appelle l’attachement à l’autre, à un lieu de vie qui serait tissé dans une étoffe de soie qui tiendrait chaud à tous. »

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