Fuite vidéo de Sde Teiman : les deux positions du débat reflètent la déchéance morale d’Israël
La plus haute responsable juridique de l’armée israélienne est prise pour cible en raison de son rôle dans un scandale qui a divisé le pays. Sa complicité dans le génocide, elle, n’est jamais évoquée.
Par Ori Goldberg, +972 Magazine, 7 novembre 2025
Traductions et notes Alain Marshal
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L'ancienne avocate générale militaire Yifat Tomer-Yerushalmi assiste à une cérémonie en l'honneur du juge sortant de la Cour suprême Yosef Elron, à Jérusalem. 18 septembre 2025. (Yonatan Sindel/Flash90)
L’attention du public juif israélien est actuellement absorbée par un scandale lié à une vidéo divulguée montrant des gardiens de prison israéliens violant un détenu palestinien dans le centre de détention de Sde Teiman l’année dernière. Pourtant, fidèle à ce qui caractérise l’Israël d’aujourd’hui, l’indignation populaire ne vise pas l’atrocité elle-même, mais la fuite qui l’a révélée.
[Note : nous parlons d'un otage palestinien, contre lequel aucune charge n'a été retenue, aucune accusation portée, qui a été passé à tabac (il a eu plusieurs côtes brisées) et victime d'un viol collectif en détention par un groupe de soldats israéliens qui lui ont enfoncé un objet tranchant dans le rectum jusqu'à le déchirer et perforer ses intestins.]
Au cœur de l’affaire se trouve la plus haute responsable juridique de l’armée, l’avocate générale militaire Yifat Tomer-Yerushalmi. La semaine dernière, après l’annonce par le procureur général de l’ouverture d’une enquête sur la fuite, Tomer-Yerushalmi a été suspendue de ses fonctions. Elle a démissionné deux jours plus tard, reconnaissant dans sa lettre de démission avoir été personnellement impliquée dans la transmission de la vidéo aux médias.
La séquence a été rendue publique en août 2024 par Guy Peleg, correspondant juridique de la chaîne d’information la plus regardée du pays, Channel 12, à qui Tomer-Yerushalmi aurait probablement transmis la vidéo. Plus tard, lorsqu’elle a été chargée d’enquêter sur la fuite, elle aurait menti sur son propre rôle.
Des soldats israéliens ont violé un otage palestinien.
— Alain Marshal (@AlainMarshal2) November 16, 2025
Des manifestations ont éclaté contre l'arrestation des violeurs.
Des politiciens israéliens ont défendu, devant les caméras de la télévision nationale, le droit de l'armée israélienne à violer.
Les nazis modernes. https://t.co/qaLvoIRh0l
L’affaire a pris une tournure sombre dimanche, lorsque Tomer-Yerushalmi a disparu pendant plusieurs heures. La police a retrouvé sa voiture abandonnée près d’un banc au nord de Tel-Aviv, faisant craindre une tentative de suicide. Elle est réapparue plus tard dans la soirée, sans son téléphone, et a été placée en garde à vue. Le 7 novembre, son téléphone a été retrouvé sur une plage de Tel-Aviv, et elle a été libérée de prison pour être assignée à résidence pendant dix jours.
Cette saga fait la une de la presse israélienne depuis plusieurs jours. Avec, en parallèle, des reportages hystériques sur la prétendue prise de contrôle de New York par un « antisémite » [Zohran Mamdani], elle a pratiquement éclipsé ce qui restait de débat sur les événements à Gaza — où, malgré la poursuite de l’occupation militaire et des bombardements périodiques, les Israéliens n’ont guère envie de continuer à suivre l’actualité maintenant que la « guerre » est censée être terminée.
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Les forces de secours et la police israéliennes recherchent l’ancienne avocate générale militaire, la général de division Yifat Tomer-Yerushalmi, après que sa voiture a été retrouvée abandonnée sur la plage de Hof HaTzuk, à Tel-Aviv, le 2 novembre 2025. (Avshalom Sassoni/Flash90)
À présent que le Hamas a repris le contrôle des 42 % du territoire de Gaza qui échappent à la domination militaire israélienne, et que les quelques [prisonniers israéliens] encore en vie sont rentrés chez eux, la société israélienne peut se replier dans sa bulle d’égocentrisme. Pour la plupart des Israéliens, le génocide pèse peu face à la seule chose qui compte vraiment : les querelles intestines autour de « l’âme et du cœur » de l’État juif.
Deux récits, un aveuglement total
Au cours des deux dernières années, la général de division Tomer-Yerushalmi — responsable de toutes les enquêtes internes et de faire appliquer la loi dans l’armée israélienne — s’est presque entièrement abstenue d’enquêter sur les innombrables accusations, pourtant solidement documentées, visant ses soldats. Cependant, le crime commis par les gardiens de Sde Teiman, tel qu’il apparaît dans la vidéo divulguée, était manifestement si flagrant et si grotesque que les autorités n’ont pas pu faire autrement que d’engager des poursuites.
Lorsque la police militaire israélienne est arrivée à Sde Teiman pour arrêter les suspects, elle a cependant été accueillie par des émeutiers et des soldats de droite, parmi lesquels plusieurs membres de la Knesset se retranchant derrière leur immunité. Cherchant à empêcher les arrestations, ils ont affirmé que les auteurs n’avaient rien fait de mal et que leurs actes relevaient simplement de l’effort de guerre israélien.
— Est-il légitime d'insérer une tige dans le rectum d'une personne ?
— Alain Marshal (@AlainMarshal2) November 16, 2025
— Oui ! Tout est permis !
La Knesset israélienne débat d'un viol collectif à la prison de Sde Teman, un centre de torture pour Palestiniens enlevés à Gaza.
Pas vu dans nos médias... Le visage abject d'Israël https://t.co/hdPhDXI4yI
Tomer-Yerushalmi a divulgué peu après la vidéo du viol, qui s’est rapidement propagée en ligne. Les manifestations d’Israéliens de droite en soutien aux agresseurs se sont multipliées. Mais alors que le reste du monde était largement consterné par ce qui ne pouvait être décrit que comme des manifestations en faveur d’un « droit au viol », le débat s’est vite éteint en Israël, supplanté par les bulletins quotidiens célébrant les prétendus « succès » sur le front de Gaza. L’affaire a été largement oubliée pendant des mois, jusqu’à l’annonce, la semaine dernière, de l’ouverture de l’enquête sur la fuite.
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Des militants israéliens de droite protestent contre la détention de soldats de réserve soupçonnés d’avoir agressé un détenu palestinien, au centre de détention de Sde Teiman, dans le sud d’Israël, le 29 juillet 2024. (Dudu Greenspan/Flash90)
En règle générale, les Israéliens juifs ont réagi de deux manières à cette saga inhabituelle. La première réaction vient de la droite, et elle sera familière aux Américains habitués au discours de figures telles que Stephen Miller, Steve Bannon et le président Donald Trump lui-même. Selon ce récit, l’avocate générale de l’armée n’était qu’un rouage de l’État profond israélien : une cabale gauchisante toute-puissante, déterminée à imposer des « valeurs woke » et à préserver ses propres privilèges.
Voir Institutionnalisation du viol des détenus Palestiniens : le vrai visage d'Israël
Dans la version israélienne de ce complot, l’un des objectifs de l’État profond est de détruire le caractère juif de l’État, notamment en présentant Israël comme immoral et sans foi ni loi aux yeux du monde. Selon cette logique, l’avocate générale aurait cherché à atteindre ce but en ordonnant à ses « sbires » de falsifier la vidéo montrant les abus — une allégation manifestement fausse — puis de la divulguer.
La seconde réaction courante au scandale vient des Israéliens libéraux, ceux qui protestaient contre le Premier ministre Benjamin Netanyahou et sa refonte du système judiciaire bien avant le génocide de Gaza. Sans surprise, ils formulent une accusation quasiment inverse de celle de la droite : ce sont Netanyahou et ses hommes de main qui ont lavé le cerveau des Israéliens et détourné le pays. Netanyahou porte la responsabilité de la réaction scandaleuse d’Israël à l’attaque du Hamas du 7 octobre, et il mobilise toutes ses ressources pour renverser la démocratie israélienne afin d’assurer sa survie politique.
À leurs yeux, Tomer-Yerushalmi a eu raison de divulguer les images des abus commis à Sde Teiman, car autrement elles auraient été étouffées par Netanyahou ou par ceux qui cherchent à l’apaiser, et les violeurs auraient été relâchés. Certes, elle a menti, mais elle agissait au service d’un objectif plus large : préserver l’État de droit et la moralité d’Israël [comme s'il était possible de « préserver » quelque chose qui n'a jamais existé, l'entité génocidaire ayant toujours été égale à elle-même depuis 1948].
Voir Gaza : l'Occident ignore un rapport accablant de l'ONU sur les violences sexuelles israéliennes
« Non seulement [Tomer-Yerushalmi] a été poussée au bord du suicide, mais tout ce qu’elle représente, à savoir la loi et la justice en Israël, était également en danger », écrivait cette semaine l’auteur israélien Dror Burstein dans Haaretz. « Son expérience nous interpelle, car dans un endroit où le mal et le mensonge deviennent la norme, il n’y a plus de place pour la justice et la vérité, ni pour la loi et ceux qui la servent. »
Vous aurez peut-être remarqué qu’une chose manque dans les deux récits ci-dessus : le génocide lui-même. Selon le premier récit, Israël ne peut pas commettre de génocide — en réalité, il aurait lui-même failli être victime d'un génocide le 7 octobre, n’eût été sa propre puissance militaire. Et lorsqu’ils « combattent l’ennemi », les Israéliens s’estiment autorisés à faire tout ce qu’ils veulent, y compris maltraiter les « terroristes » détenus par Israël.
Meir Mazuz, rabbin proche de Netanyahu, bénit les soldats qui ont violé un otage palestinien :
— Alain Marshal (@AlainMarshal2) November 16, 2025
« Vous avez violenté l’ennemi, et alors ? N’avons-nous pas le droit de le faire ?… Dans n’importe quel autre pays, ils auraient reçu des médailles… N’ayez pas peur des goyim. » https://t.co/JHXecKJMy3
Pour les détracteurs libéraux de Netanyahu également, le génocide n’entre pas en ligne de compte. À leurs yeux, la procureure générale militaire incarne l’âme meurtrie de la loi et de la justice. Le fait que, depuis deux ans, son bureau ait apporté un soutien juridique quasiment illimité à un génocide pourtant bien documenté ne semble avoir aucune importance. La guerre de Gaza était une nécessité, affirment-ils, et certainement pas un génocide. Que pouvions-nous faire d’autre après avoir été attaqués avec une telle violence ?
Sur ce point fondamental, l’immense majorité des Israéliens juifs se retrouvent en accord. L’anéantissement de Gaza était clairement indispensable. Les Israéliens avaient « le droit de se défendre », et ce « droit » n’a pas de date d’expiration. Tout ce qu’Israël qualifie de « défensif » est légitime, qu’il s’agisse de bombarder le Liban et la Syrie ou de violer quotidiennement le « cessez-le-feu ». Si nous ne pouvons pas décider nous-mêmes du moment où nous nous sentons menacés, comment pourrions-nous nous sentir en sécurité ? Nous avons failli être victimes d’un génocide !
La seule « victime » de viol qu’Israël a pu inventer en 15 mois a enfin rompu le silence pour décrire ses « blessures » :
— 𝕋o𝕄y 𝕃e 𝕄a𝕘n𝕚f𝕚q𝕦e (@MagnifiqueTomy) January 26, 2025
Tenez vous bien ; elle a été… REGARDÉE !
Petit conseil : baissez le regard si jamais vous devez mettre les pieds au Sionistan, on ne sait jamais… 😂 pic.twitter.com/rW1ImhF0FY
Voir Norman Finkelstein : les accusations de crimes sexuels contre le Hamas sont infondées
L’abîme nous regarde en retour
Avant tout, ce que le scandale entourant la procureure générale militaire met en lumière, c’est que la moralité elle-même a perdu tout sens dans une société génocidaire. Les gardiens de prison ont violé le détenu palestinien. Ils l’ont fait parce qu’on leur avait accordé un pouvoir absolu sur sa vie et sur sa mort, un pouvoir qu’ils ont volontiers exercé.
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Des gardiens de prison israéliens, apparaissant dans une vidéo divulguée les montrant en train de violer un détenu palestinien au centre de détention de Sde Teiman, s’adressent à la presse aux côtés de leur avocat après la démission de la procureure générale militaire, la générale de division Yifat Tomer-Yerushalmi, devant la Cour suprême à Jérusalem, le 2 novembre 2025. (Yonatan Sindel/Flash90)
Tomer-Yerushalmi a été informée de l’existence de la vidéo montrant l’atrocité. Elle a peut-être été outrée, mais elle s’est montrée plus préoccupée par la sécurité de « ses gens » au sein du corps du procureur général militaire que par le crime lui-même. Sachant que la droite traquerait sans relâche elle-même et ses collègues, elle a rapidement transmis la vidéo à un correspondant très en vue, établissant ainsi son existence avant qu’elle ne puisse être discréditée.
Au cours des deux dernières années, Tomer-Yerushalmi a eu d’innombrables occasions d’enquêter sur d’autres crimes de guerre commis par des soldats israéliens et de les exposer, ne serait-ce que pour préserver l’argument israélien de la complémentarité devant la Cour pénale internationale (c’est-à-dire : nous enquêtons sur nous-mêmes, donc vous n’avez pas besoin de le faire). Elle ne l’a pas fait.
Au camp de torture de Sde Teiman, l'Abu Ghraïb israélien, des soldats du régime israélien ont violé un otage palestinien et ont été applaudis pour cela au tribunal.
— Alain Marshal (@AlainMarshal2) November 16, 2025
Même chose sur les plateaux TV.
Tel est le visage immonde du régime sioniste illégitime. #GazaHolocaust https://t.co/RZj0Asfu6N
Cette fois, elle savait que l’affaire prendrait une tournure politique, et elle s’est donc empressée d’agir. Elle avait le sentiment d’avoir battu ses adversaires à leur propre jeu et s’est enhardie à mentir au sujet de la fuite. Elle a été démasquée. Elle a alors pris la mesure des dégâts que cela causerait à « son camp » et à elle-même. Selon certaines sources, elle aurait envisagé de se suicider.
Tout cela relevait d’un conflit de type mafieux ou d’une mise en scène politique, selon le regard de chacun. Aucune morale n’entrait en jeu. Après avoir laissé un génocide se dérouler pendant deux ans, votre sens moral n’est plus qu’une coquille vide. Mais la ferveur génocidaire ne se satisfait jamais de ses victimes initiales : elle finit toujours par se retourner contre les génocidaires eux-mêmes.
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