Pour comprendre les nombreux articles de ce blog, il faut s’imprégner d'une réalité: une organisation mafieuse n'est pas seulement un groupe criminel, constitué de bandits. Il s'agit d'un objet politique, au sens premier du terme. Les membres de ce type d'organisation se répartissent dans de nombreux domaines de la société.
Les quatre domaines, décrits ci-dessous, sont une constante de l’organisation « de type mafieux ». Organisation que l'on retrouve dans des mafias reconnues et nommées comme telle, ou bien dans des organisations criminelles dites "ordinaires".
La principale différence entre Mafia et bande « ordinaire » est la pérennité. Le système mafieux traverse le temps et une bande « ordinaire », quelle que soit sa puissance, est vouée à disparaitre. Cette précision apportée, nous étudions ici la méthode criminelle, plus que les groupes qui l’utilisent. Pour comprendre ce qu’est une Mafia et un système mafieux, nous pouvons nous référer aux définitions du terme Mafia.
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La mise en relation de ces quatre « pôles » procède d’une « méthode mafieuse ». Le groupe criminel, ainsi constitué, peut avoir une duré de vie limitée (quelques années) ou bien fonctionner de manière pérenne. La dimension pérenne peut constituer une Mafia, mais la reconnaissance d’une Mafia n’est pas un acte juridiquement mécanique, découlant automatiquement de la « méthode mafieuse »*. Elle est le résultat d’un choix politique du législateur. Le seul pays européen possédant des mafias dans son corpus Iuris, ou corpus juridique (normes actées par la législation), est l’Italie. Ce pays connait, aussi, des groupes criminels utilisant des « méthodes mafieuses », sans être des mafias. Le législateur s’est laissé une marge d’appréciation. Les différentes lois « anti mafieuses » ne désignent, ni ne décrivent les mafias. Ce qui est décrit, dans le code pénal, ce sont les modus operandi qui font que tel ou tel délit tombe sous le coup d’une Association mafieuse (Article 416 bis), ou bien ne sont de des actes criminels « ordinaires » (Article 416).
La DIA (Direzione Investigativa Antimafia) identifie quatre mafias, en Italie **, mais la Justice italienne ne poursuit pas directement les membres de telle ou telle mafia, elle regarde la nature du délit et comment est organisé le groupe criminel qui le commet, pour poursuivre sous le chef d’inculpation Association mafieuse ou criminalité « ordinaire ».
La France peut posséder des groupes procédant par « méthode mafieuse », sans être des mafias, car la législation française ne connait pas cette particularité juridique. Nous retiendrons que toutes les Mafias et certains groupes utilisant des « méthodes mafieuses » sont, globalement, constitués avec ces quatre « pôles ».
Italie, un système horizontal ou circulaire, plus que vertical
La grande erreur consiste à confondre le « volet banditisme », du système décrit ci-dessus, avec la Mafia en son entier. Qui commande ? C’est une question qui revient souvent et un débat non tranché à ce jour. Plusieurs protagonistes estiment que « personne ne donne d’ordre à la Mafia ». En l’occurrence nous parlons ici de la Cosa Nostra sicilienne. C’était l’avis du juge Giovanni Falcone et aussi de plusieurs « repentis », dont notamment Tommaso Buscetta et Antonino Calderone. Lors du « maxi procès de Palerme et de l’instruction qui l’a précédé, les liens avec le monde politique n’avaient pas été abordés. Le juge Falcone estimait qu’il y avait un risque « de diluer le débat ». Il ne niait pas le rôle des politiques, il avançait doucement. Son assassinat ralentira la compréhension de la "jonction". Je le répète ici, les assassinats des juges Falcone et Borsellino (1992) ne sont pas seulement des vengeances de Cosa Nostra. Le "système" avait compris qu'en s'attaquant d'abord au bras armé, les magistrats finiraient par établir la nature des liens du "volet bandits" avec l'ensemble des pouvoirs.
Pour le « repenti », Antonino Calderone « il n’y a personne au dessus de Cosa Nostra (…) qui nous donnerait des ordres. Ce sont les mafieux, tout au plus, qui donnent des ordres aux hommes politiques, même indirectement (…) ». In Les hommes du déshonneur***.
En aucun cas, les liens entre des hommes politiques et des voyous ne sont niés par des magistrats, ni des « repentis ». L'exemple d'Antonio d'Ali, ancien sénateur de Forza Italia et de ses rapports avec des boss de Cosa Nostra est édifiant.
Ce qui est souvent rejeté, c’est l’idée qu’il puisse exister un « niveau supérieur », politique, qui donnerait des ordres à Cosa Nostra. Ce raisonnement, fait de la mafia sicilienne et des autres mafias, des groupements autonomes, qui dominent les autres sphères de la société (politiques et économiques). Pourtant, rien n’est moins sur. Tachons de voir pourquoi.
L’après Riina n’est-il pas la preuve que le politique a repris la main, qu’il avait toujours eu ? En s’attaquant, violemment, à l’État et à des hommes politiques, Riina avait atteint l’hubris. Comment expliquer la démesure du chef des « corléanais ». Toto Riina a, sans doute, vraiment cru que les voyous avaient tout pouvoir sur la politique et ses rouages. Les propos d’Antonino Calderone relèvent, soit de l’ignorance (il n’était pas un gros boss de Cosa Nostra), soit d’une autoprotection (jouer le jeu qui consiste à laisser croire qu’il « n’y a personne qui donne des ordres à Cosa Nostra »). Jouer le jeu, c’est laisser à penser qu’il existe un rapport de verticalité : une Mafia toute puissante, qui donne des ordres aux politiques, aux fonctionnaires et au monde économique. En quelque sorte, elle donne des ordres à l’État.
Selon moi, le lien n’est pas vertical, mais circulaire et/ou croisé. En réalité les quatre composantes du tableau, ci-dessus, ont une relation quasi permanente et quasiment structurelle. C’est l’ensemble de ce système qui forme une organisation mafieuse. Dit comme cela, on comprend mieux que « le système » a tout intérêt à laisser croire que les voyous incarnent, à eux seuls, la Mafia.
« La Mafia, c’est le système. Il n’y a pas la politique d’un coté et la corruption de l’autre. C’est le même corps avec ses organes et ses membres et tout se meut par la volonté d’un seul cerveau »
In Les nouveaux monstres 1978-2014. Simonetta Greggio****.
« L’épisode » des corléanais (1983-1993), avec Toto Riina, n’est qu’un passage qui a, un temps, déséquilibré « le système » global.
Quand j’écris que le Politique a « repris la main », je ne veux pas dire qu’il a repris la tête et le monopole du pouvoir, au sein du « système ». En réalité personne ne reprend la tête, car il n’y a pas vraiment de tête. Le pouvoir mafieux ressemble à une hydre. Le terme me parait parfaitement approprié*****.
Je me répète et je résume : une Mafia, ce n’est pas seulement la force armée (les familles de voyous), c’est l’ensemble du système décrit dans le tableau présenté au début de cet article. Une discipline intellectuelle s’impose : une association mafieuse est constituée de l’ensemble des quatre éléments, sus-cités.
Il faut noter que cet article a été rédigé après que mon travail et ma réflexion sur le phénomène mafieux aient particulièrement progressé. Entre le premier article (Mars 2022) et une trentaine d’articles plus loin, j’ai progressé sur la question : Corse : mafia or not mafia ?
Une constante domine :
Ce qu’il faut rechercher, c’est moins l’existence (ou non) d’une Mafia, que la présence d’un « système » tel que celui décrit dans cet article. Quel que soit le nom, nous parlons d’une organisation politiquement intégrée. Cette intégration du système mafieux, dans la société humaine est, à la fois, une réalité indéniable et une perversion.
J’espère que les éléments recueillis, au cours de ce travail, permettent une meilleure réflexion sur les causes et les conséquences de la grande criminalité, quel que soit son nom. Ce travail n’est jamais fini. Il doit, tout le temps être régénéré, comme l’hydre…
Article complété le 14 et 15 Avril 2024
*Plutôt que Mafia, il faudrait désormais employer le terme "méthode mafieuse". Les tribunaux italiens ont déjà condamné plusieurs groupes criminels, employant des méthodes mafieuses, sous l'inculpation "d'association mafieuse" prévu par l'article 416 bis du code pénal italien. Cela démontre qu'il n'est nul besoin d'appartenir à une des quatre grandes mafias italiennes pour être poursuivi et condamné pour "association mafieuse". A ce propos nous pouvons lire L'ancrage local d'une mafia.Réflexion à partir du cas romain. De Tommaso Giurati, dans Déviance et société 2022/2 (Vol.46)
**Les quatre mafias transalpines, reconnues par les autorités italiennes sont les suivantes :
Cosa Nostra (Sicile)
Camorra (Campanie)
‘Ndrangheta (Calabre)
Sacra Corona Unita (Pouilles) aussi nommée Societa Fogianna ou bien Mafia Fogianna (Foggia est une ville et une province, du même nom, dans la région des Pouilles).
Pour plus de détails, sur les 4 mafias voir le lien ici.
*** Entretien du sociologue Pino Arlacchi avec Antonino Calderone. Éd. Albin Michel
**** Éditions. Stock
***** La définition de l’hydre laisse songeur, quand on pense à une Mafia : c’est un organisme pluricellulaire complexe. Des généticiens les considèrent comme « immortelles », grâce à « leurs capacités régénératrices ». Toute ressemblance avec une Mafia ne serait que pure…
Le même article sur le blog « Pericoloso sporgersi »