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Billet de blog 13 nov. 2020

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L’université: un rempart démocratique en danger

Ce texte a été rédigé le 31.10.2020, suite aux accusations contre l'université, après l'assassinat de Samuel Paty. Il a été accepté par Le Monde le 3.11, mais le journal s'est ensuite muré dans le silence. Pour que ce texte soit diffusé, suite au retour de Mediapart et après actualisations, j'ai pris la décision de le publier, car ses constats restent malheureusement en phase avec l'actualité.

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Plus que jamais, lorsque les incertitudes se multiplient et que les démocraties sont fragilisées ou menacées, le rôle central de l’université est de permettre de trouver les ressources et les clés pour comprendre le monde, tout en pensant ses évolutions. Mais depuis plusieurs années, les menaces s’accélèrent : climatiques, sociales, sanitaires, économiques, idéologiques ou sécuritaires, elles font peser sur nous tous l’oppressant poids de l’incertitude. Cette incertitude, nos sociétés semblent bien mal armées pour y répondre, tant elles sont obsédées par le contrôle, les indicateurs et les données.

Que cette période d’incertitude questionne et fasse souffler un vent de panique, rien de plus normal. Que des universitaires, en revanche, utilisent leur statut pour succomber aux sirènes réactionnaires et à leurs pires avatars, suite à un de ces moments de fragilité où l’émotion doit s’exprimer avant toute chose, constitue un danger. Il faut alerter à propos de ce danger réel, afin de ne pas laisser sombrer la flamme de la compréhension, de l’intelligibilité et de l’observation dans les sables mouvants des extrémismes de toutes engeances. Non, la légitimité de la posture sociale ne permet pas de dire n’importe quoi, tout au contraire : elle oblige à la dignité.

Voilà plusieurs semaines maintenant, suite à l’horrible assassinat de Samuel Paty, que des voix se sont élevées pour pointer du doigt l’université : qu’il s’agisse du ministre de l’éducation nationale ou de collectifs d’universitaires, qui ont visiblement confondu recherche et opinion de plateau télé, des diatribes ont circulé pour accuser des collègues et des organisations étudiantes qui, apparemment, feraient le lit du terrorisme au sein des universités. Ces accusations sont extrêmement graves : elles ne sont pas seulement diffamatoires, mais menacent également la liberté fondamentale de l’enseignement et de la recherche, tout en risquant de donner des idées funestes à des militants d’extrême-droite - en témoigne notamment la chasse aux sorcières qui vise Eric Fassin.

Ainsi, le monde de la recherche n’oserait employer le mot « islamisme », condamnerait du bout des lèvres les attentats, encouragerait une haine des « blancs » et se laisserait aller à un « prêchi-prêcha multiculturaliste ». Il est dommage que les auteurs de tels propos ne sachent pas utiliser les outils numériques, puisqu’une simple recherche sur internet aurait montré, au contraire, combien la question de la radicalisation islamiste a nourri une profusion de recherches éclairantes, en sociologie, en psychologie, en sciences politiques, en anthropologie ou encore en histoire (pour ne citer qu’elles, sans désir d’exhaustivité). Il est dommage, en outre, qu’ils aient bafouillé de grotesques et dangereux poncifs à propos des études intersectionnelles, au lieu de faire leur travail – se documenter et lire.

En ignorant ces recherches, les répurgateurs de l’université se trompent d’ennemis : cela fait longtemps que des travaux et des rapports de recherche circulent et sont adressés à l’Etat, afin d’encourager des actions sociales pour enrayer les dérives de la radicalisation. Car c’est là le rôle de l’université : façonner des outils, des méthodes et des concepts qui permettent d’analyser, comprendre et proposer des horizons pour nos sociétés – et non pas tomber dans la faconde d’éditorialiste du dimanche, en cédant au narcissisme du petit moment médiatique, et en proposant des solutions qui tiennent plus de l’officine de dénonciation vichyste que de projets durables.

Ce narcissisme est coupable : on le retrouve dans l’accusation d’islamo-gauchisme, dans les diatribes contre l’écriture inclusive ou encore le féminisme ; il n’y a d’ailleurs pas de hasard si, ici ou là, ce sont les mêmes signataires que l’on retrouve – ce qui en dit long sur une forme aiguë de bolsonarisation (ou zemmourisation) de la vie intellectuelle, qui contamine jusqu’à la science elle-même. Leur narcissisme est coupable de faire passer les universitaires pour les théoriciens du fondamentalisme islamiste ou des apprentis meurtriers ; il est également coupable d’exiger la mise en place d’une police de la pensée, sur fond de religion d'Etat républicaniste, qui représente plus qu’un clin d’œil à l’époque aux relents pré-fascisants que nous sommes en train de traverser. Mais plus encore, il est coupable de dévoyer l’idée qu’une société démocratique doit pouvoir se faire de l’université – il ne s’agit pas ici d’un simple désaccord d’opinion, mais de la définition fondamentale du rôle de la recherche et de la transmission.

La recherche doit permettre, y compris dans les moments où nos émotions et nos affects sont particulièrement sollicités (et à raison), de prendre le recul nécessaire pour analyser, comprendre, expliquer et proposer – là où d’autres écument, piétinent, vitupèrent et agressent. La dignité universitaire doit à la fois permettre de condamner les inacceptables violences qui mettent en danger notre démocratie, mais aussi de donner les clés pour en expliquer leurs contextes d’émergence – précisément pour qu’elles n’aient plus à faire irruption dans nos vies, et selon un incompressible principe de liberté que l'on essaie, ici ou là, de fragiliser. Des femmes et des hommes de toutes disciplines y travaillent avec acharnement : alors si le monde politique et médiatique ignore leurs travaux, si même des chercheurs en mal de reconnaissance, par tribune interposée, ne sont pas capables d’en prendre connaissance, nous ne saurions en être accusés.

Nous avons les concepts, les méthodes et les informations pour empêcher la folie et la terreur de s’installer dans nos espaces démocratiques. Encore faut-il, dans une société où la réaction affective contamine jusqu’au calendrier législatif, prendre le temps de nous lire, de nous entendre, de nous écouter et de donner la place à ce que nous avons à proposer pour que nos sociétés ne succombent pas aux pires réflexes d’autodestruction. C’est déjà le cas pour le changement climatique ; c’est également vrai pour la radicalisation terroriste et pour toutes les autres menaces qui pèsent sur nos fragiles démocraties.

Albin Wagener est enseignant-chercheur en sciences du langage (Université Rennes 2 / INALCO). Il a notamment publié « Discours et système » (Peter Lang), « L’échec culturel » (Peter Lang) et « Le débat sur l’identité nationale » (L’Harmattan).

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