LE SYSTÈME CAPITALISTE: LÉTAL, INHUMAIN ET BARBARE.
Alejandro Teitelbaum
PREMIÈRE PARTIE
Le souci de réparer l'injustice causée par la répartition inégale des richesses au point de provoquer la faim et la misère, et de punir les responsables, existe depuis l'Antiquité. En 386 avant J.-C., il y a 2400 ans, les négociants en blé d'Athènes qui avaient acheté aux importateurs une quantité supérieure à celle autorisée afin de thésauriser des céréales, ont été jugés. Lysias, plaidant devant le tribunal, demanda la peine de mort pour eux, en disant :
"Quand font-ils le plus de bénéfices ? Quand l'annonce d'une catastrophe leur permet de vendre cher. Ils s'emparent du blé au moment où on en a le plus besoin et refusent de le vendre pour que nous ne discutions pas du prix". (Lisia, Orazioni, Frammenti, XXII (Contro i mercanti di grano), Biblioteca Universale Rizzoli , Bergamo, Italie, 1995, p. 225).
Introduction épistémologique
L'étude du fonctionnement du capitalisme, comme toute autre étude d'un phénomène social ou naturel, requiert une théorie, un instrument épistémologique ou méthode de connaissance adéquate pour examiner les faits afin de pouvoir en abstraire les traits essentiels, les régularités, jusqu'à ce que ces multiples caractéristiques ou déterminations puissent être reconstruites en la pensée en une unité, en "la pensée concrète", comme l'appelait Marx. Il s'agit d'un processus permanent, car cette "pensée concrète" nécessite un feed back permanent par sa vérification dans la pratique.
Marx et Engels s’appuyant sur le matérialisme et, en l’appliquant à l’histoire, ont defini la méthode de pensée des marxistes, le matérialisme historique. Pour les marxistes, toutes les théories et représentations du monde sont déterminées historiquement, y compris bien sûr la dialectique matérialiste elle-même. L’idée que les humains se font d’eux-mêmes et du monde est déterminée par les conditions matérielles de production de leurs moyens d’existence, d’échange, par l’organisation de la société qui découle de ces conditions de production, tant du point de vue des connaissances qui accompagnent cette production que de l’organisation de la division du travail et des classes sociales.
Il a fallu le développement contradictoire de la bourgeoisie au sein de la société féodale et monarchique pour qu’apparaisse la critique, par la philosophie des Lumières, de tous les dogmes et croyances, y compris religieux, qui structuraient l’ancien monde et le légitimaient.
Mais la bourgeoisie, parvenue au pouvoir, n’a pas besoin de la dialectique, elle a besoin de théories et de méthodes de pensée qui légitiment sa domination comme un ordre immuable. C’est à son tour l’apparition du prolétariat comme classe révolutionnaire luttant contre la bourgeoisie qui a rendu possible et nécessaire l’apparition et le développement du marxisme fondé sur la dialectique matérialiste comme outil d’analyse, de pensée et d’action révolutionnaire.
Donc, pour comprendre le monde, et si on veut agir efficacement avec l'ambition de contribuer à changer radicalement la société, il est indispensable de savoir manier la méthode approprié : le matérialiste, dialectique et historique.
Une exposition accessible de celui-ci se trouve en Karl Marx, 1859, Introduction à la critique de l’économie politique. Dont le chapitre III est consacré à l'explication de la méthode[1].
Le cerveau humain est doté pour effectuer ces opérations (voir, Jean-Pierre Changeux, neurobiologiste, L'homme de vérité, (2002) en particulier le Ch. VII, La recherche scientifique dans la recherche de la vérité, dernier paragraphe du point 2[2] et le point 3).
Ces fonctionnalités cérébrales décrites par Changeux s'acquièrent de la petite enfance à l'adolescence et font partie du patrimoine neurologique des adultes.
Mais, dans la société contemporaine, d'autres facteurs interviennent qui altèrent le processus de formation des fonctions cérébrales en éliminant les connexions nécessaires au développement d'une pensée complexe visant à connaître vraiement le monde dont l'être humain fait partie. Les facteurs qui contribuent à son interruption dans l'enfance/adolescence et à sa détérioration à l'âge adulte sont essentiellement :
(a)la surconsommation d'appareils électroniques et la twitterisation du langage.Plusieurs études ont montré que lorsque l'utilisation de la télévision ou des jeux vidéo augmente, l'IQ et le développement cognitif diminuent. Les principaux fondements de notre intelligence sont touchés : le langage, la concentration, la mémoire, la capacité à comprendre un texte écrit, la culture (définie comme un ensemble de connaissances qui permettent d'organiser et de comprendre le monde)[3].
(b) l'abolition de l'esprit critique, induite par la propagande biaisée de la majorité des politiques et des chiens de garde du journalisme oligopolique, qui mutilent l'information ou la remplacent par la falsification des faits. Et qu’utilisent comme agent paralysant de la libre pensée le terrorisme idéologique, accusant des pires desseins a ceux qui se battent contre l’ordre établi et ses tromperies.
II. La suppression de l'exploitation capitaliste et de l'aliénation, condition indispensable à la libération de l'être humain.
Marx, imaginant les possibilités d'épanouissement de l'être humain dans une société où l'exploitation capitaliste ne prévaut pas, a écrit dans les Grundrisse (1857-58) que le progrès technique, les sciences appliquées et l'automatisation de la production libéreraient enfin l'être humain de la nécessité, du travail physique et du travail aliéné en général, ce qui permettrait son plein épanouissement, faisant du temps disponible (" disposable time ", dit Marx) et non du travail la mesure de la valeur. Et il ajoutait :
"Libre développement des individualités et donc pas de réduction du temps de travail nécessaire en vue de la création d'un surtravail, mais en général réduction du travail nécessaire de la société à un minimum, auquel correspond alors la formation artistique, scientifique, etc. des individus grâce au temps devenu libre et aux moyens créés pour tous "[4].
Marx a anticipé il y a 165 ans la possibilité, à un certain degré de développement des forces productives, de passer, comme mesure de la valeur, de la valeur travail à la valeur temps libre dans une société sans exploiteurs ni exploités. En d'autres termes, une société dans laquelle le travail, la vie, la santé, l'éducation, la nourriture, l'air que nous respirons, etc. cesseraient d'être une marchandise. Et le travail cesserait d'être une forme d'esclavage moderne de plus en plus insupportable et humiliante.
Malgré les progrès fulgurants réalisés par la science et la technologie, même les besoins minimaux d'une grande partie de la population mondiale restent insatisfaits.
Et malgré l'automatisation et la robotisation, les êtres humains sont de plus en plus aliénés psychiquement et physiquement au travail avec des horaires épuisants, quelle que soit leur hiérarchie dans le système productif.
Plus de personnes réagissent individuellement à cette situation et - si elles le peuvent - refusent de travailler dans de telles conditions ou, si elles travaillent, ne le font que de manière sporadique. C'est ainsi qu'apparaît le phénomène de l'offre de travail insatisfaite. Ce que les medias appellent « la grande démission».
La pleine réalisation de l'être humain, nécessite l'abolition du capitalisme et non son "amélioration", son rafistolage ou son déguisement par un discours libéral ou populiste.
DEUXIÈME PARTIE
L'exploitation capitaliste- La valeur (I)
Dans les premiers paragraphes du Capital (Livre premier, Section première, Chapitre I, La marchandise. Les deux facteurs de la marchandise : valeur d'usage et valeur (substance de la valeur, grandeur de la valeur)), Marx écrit :
"La richesse des sociétés dans lesquelles domine le mode de production capitaliste se présente comme une "énorme accumulation de marchandises", et la marchandise individuelle comme la forme élémentaire de cette richesse. Notre enquête commence donc par l'analyse de la marchandise. La marchandise est, en premier lieu, un objet extérieur, une chose qui, grâce à ses propriétés, satisfait des besoins humains de quelque nature que ce soit. La nature de ces besoins, qu'ils proviennent, par exemple, de l'estomac ou de l'imagination, ne change rien au problème. Il ne s'agit pas non plus ici de savoir comment cette chose satisfait le besoin humain : si elle le fait directement, comme moyen de subsistance, c'est-à-dire comme objet de jouissance, ou par un détour, comme moyen de production".
Toute chose utile, explique encore Marx, est utile en raison de ses qualités, qui lui confèrent une valeur d'usage pour un but donné. Mais comme marchandise destinée à être vendue, elle a un autre aspect: sa valeur d'échange, et le problème se pose de savoir comment mesurer cette valeur d'échange, ce qui nécessite de trouver le dénominateur commun de toutes les valeurs d'usage (objets, services) échangées - vendues- en tant que marchandises.
Ce dénominateur commun de toutes les marchandises n'est autre que le résultat du travail humain, qui peut être défini comme la dépense d'énergie physique, de la tension nerveuse et l'application par le travailleur (manuel ou intellectuel) de son habileté et de ses connaissances (et parfois aussi de son inventivité) dans l'acte de production.
Ainsi, le dénominateur commun de toutes les marchandises qui sert à établir leur valeur d'échange est le travail humain, qui produit des valeurs d'usage.
« Dans la relation même d'échange entre les marchandises, écrit Marx, leur valeur d'échange nous est apparue comme quelque chose d'entièrement indépendant de leurs valeurs d'usage. Si l'on s'abstrait alors effectivement de la valeur d'usage des produits du travail, on obtient leur valeur, comme on vient de le souligner. Ce quelque chose de commun qui se manifeste dans la relation d'échange ou dans la valeur d'échange des marchandises est donc leur valeur.
Le développement de la recherche nous conduira à nouveau à la valeur d'échange comme mode d'expression ou forme de manifestation nécessaire de la valeur, qui doit cependant être considérée indépendamment de cette forme. Une valeur d'usage ou un bien n'a donc de valeur que parce que le travail humain abstrait y est objectivé ou matérialisé. Comment, dès lors, mesurer l'ampleur de sa valeur? Par la quantité de "substance génératrice de valeur" - par la quantité de travail - contenue dans cette valeur d'usage. La quantité de travail elle-même est mesurée par sa durée, et le temps de travail, à son tour, reconnaît sa norme de mesure dans certaines fractions temporelles, telles que l'heure, le jour, etc. Il pourrait sembler que si la valeur d'une marchandise est déterminée par la quantité de travail dépensée pour la produire, plus un être humain est paresseux ou maladroit, plus sa marchandise aura de la valeur, car il lui faudra beaucoup plus de temps pour la produire. Cependant, le travail qui génère la substance des valeurs est le travail humain indifférencié, la dépense de la force de travail humaine elle-même. L'ensemble de la force de travail de la société, représentée par les valeurs du monde marchand, agit ici comme une seule et même force de travail humaine, même si elle est composée d'innombrables forces de travail individuelles. Chacune de ces forces de travail individuelles est la même force de travail humaine que les autres, en tant qu'elle possède le caractère d'une force de travail sociale moyenne et qu'elle fonctionne comme une telle force de travail sociale moyenne, c'est-à-dire comme, dans la production d'une marchandise, elle utilise uniquement le temps de travail moyen nécessaire, ou le temps de travail socialement nécessaire. Le temps de travail socialement nécessaire est le temps requis pour produire une valeur d'usage quelconque dans les conditions normales de production qui prévalent dans une société et avec le degré social moyen d'habileté et d'intensité du travail".
L'exploitation capitaliste. Le profit (II)
Mais si, comme l'explique Marx, la seule source de la valeur des marchandises sur le marché est le travail humain, comment le profit capitaliste et l'accumulation croissante d'énormes richesses entre les mains de quelques personnes se produisent-ils? Des personnes qui, de toute évidence, n'ont pas produit par leur propre travail - qu'il soit manuel ou intellectuel, à supposer qu'ils travaillent - l'énorme richesse qu'ils possèdent.
Pour développer cet aspect de l'analyse de Marx, nous citerons "in extenso" le livre -rigoureux et didactique- de John Eaton (Economía Política, un análisis marxista, Edición Amorrortu Buenos Aires, 1966, pages 74 à 85 [5]).
Eaton écrit : Qu'est-ce que le profit ? Les capitalistes utilisent de nombreux subterfuges pour prétendre que les montants qu'ils reçoivent à titre de profit ne sont pas importants; mais les faits indiquent qu'en réalité, la classe possédante reçoit une somme totale énorme sous forme de loyer, d'intérêts et de profit ...Dans l'ancienne société esclavagiste, la source de la richesse du propriétaire d'esclaves était manifeste. Il possédait ce que l'esclave produisait. De même, l'exploitation féodale est franche et sans mystère; le serf ne sait que trop bien pour qui et dans quelle mesure il travaille. Les esclaves et les serfs pouvaient être légalement contraints par leurs maîtres à travailler. Mais l'exploitation capitaliste est différente. Il n'existe aucune législation qui oblige le travailleur à travailler pour le capitaliste. Ni la loi ni la coutume ne prescrivent combien le capitaliste doit gagner et combien le travailleur doit gagner.
Afin de percevoir la source du profit capitaliste, il est nécessaire d'étudier l'économie politique.
Le travailleur vend sa force de travail et le capitaliste l'achète. Le travailleur reste pauvre et le capitaliste devient riche et puissant. Quel est le secret de la richesse du capitaliste et de la pauvreté du travailleur ? Qu'est-ce que le profit et d'où vient-il ?
Le profit est la force motrice du capitalisme.
Le processus de circulation du capital est représenté par la formule D-M-D'. Le capitaliste commence avec une somme d'argent (D) qu'il convertit en marchandises (M), en machines, en matières premières et en force de travail; il fait ensuite travailler la force de travail avec les matières premières et vend le produit pour une somme d'argent supérieure à celle qu'il possédait initialement (D'). Cette somme d'argent supplémentaire qu'il obtient en vendant le produit est son bénéfice. L'objectif persistant et incessant du capitaliste est de réaliser des profits toujours plus importants. Au fur et à mesure que le capitalisme se développe, le véritable type de capitaliste se développe également, celui qui, avec une détermination totale, cherche à accumuler de plus en plus de richesses. Ce n'est pas la satisfaction de ses besoins personnels qui le pousse à atteindre ce but unique. Satisfaction qui, bien sûr, peut lui apporter une grande fortune comme une immense fortune, et qui a donc une limite - mais une condition nécessaire du système économique lui-même, c'est-à-dire la concurrence. Toute théorie économique qui laisse cela de côté et prétend que les activités des capitalistes visent uniquement à satisfaire rationnellement des désirs et des goûts est dépourvue de réalisme. Les conditions mêmes de la production et de l'échange capitalistes créent inévitablement un appétit insatiable pour plus de capital et, par conséquent, pour plus de profit. Ne pas saisir une opportunité de faire du profit signifie réduire la force concurrentielle vis-à-vis des autres capitaux et constitue un pas vers l'élimination dans la course entre les capitaux. Saisir de manière répétée les opportunités d'accroître les ressources du capital est la condition de base de la survie dans le système de la concurrence capitaliste. Marx écrit : "La répétition ou le renouvellement de l'acte de vendre pour acheter est obtenu dans des limites par le but même vers lequel il tend, à savoir la consommation ou la satisfaction de besoins définis, but qui se trouve entièrement en dehors de la sphère de la circulation". Mais quand on achète pour vendre, au contraire, le processus commence et se termine avec le même article, l'argent, la valeur d'échange; et ainsi le mouvement devient sans fin (...) La circulation du capital n'a donc pas de limites. Comme représentant conscient de ce mouvement, le possesseur d'argent devient un capitaliste, et ce n'est que dans la mesure où l'appropriation de quantités toujours croissantes de richesses abstraites devient la seule motivation de ses opérations, qu'il agit comme un capitaliste, c'est-à-dire comme un capitaliste personnifié et doté de conscience et de volonté. Par conséquent, les valeurs d'usage ne doivent jamais être considérées comme le véritable objectif du capitaliste, et il en va de même en ce qui concerne le profit qui résulte de toute transaction. Son seul but est le processus incessant et sans fin qui mène à la réalisation du profit" (Marx, Le Capital, Livre I).
Comment le capitaliste marchand réalisait des profits
La forme la plus primitive du capital - bien avant le développement de la production capitaliste - était le capital marchand. À l'époque précapitaliste, le marchand réalisait des profits d'une manière très différente de celle du capitaliste moderne. Et cette différence est très instructive. Dans les temps anciens et médiévaux, une importante classe de marchands vivait, pour ainsi dire, dans les interstices ou les pores entre les communautés qui dépendaient très peu du commerce, des communautés qui étaient dans la plupart des cas autosuffisantes. Ces marchands ont combiné le commerce avec la piraterie et se sont enrichis par le pillage et la violence. Dans leur trafic, ils faisaient des profits en achetant quand il y avait de l'abondance et en vendant quand il y avait de la pénurie ; ils achetaient bon marché et vendaient cher. Les marchés qu'ils approvisionnent étaient généralement éloignés les uns des autres et les conditions prévalant sur le marché où ils achetaient n’étaient pas connues sur le marché où ils vendaient. Ainsi, les marchands s'enrichissaient aux dépens de ceux avec qu´ils commerçaient et étaient séparés des activités productives des communautés avec lesquelles ils commerçaient. Ils n'étaient pas associés à la production des excédents qu'ils s'appropriaient.
Le profit dans la société capitaliste moderne[6]
Dans la société capitaliste moderne, les profits sont réalisés en achetant à bas prix et en vendant cher, mais la classe capitaliste dans son ensemble ne réalise pas ses profits de cette manière. Dans le capitalisme moderne, l'échange n'est plus un lien accessoire entre des communautés généralement autosuffisantes, mais la totalité de la production est destinée à l'échange ; l'échange est partout. La richesse des sociétés dans lesquelles prévaut le mode de production capitaliste est présentée comme " une immense accumulation de marchandises ", c'est-à-dire de biens produits pour être vendus sur le marché. La majeure partie des ventes se fait entre capitalistes ; le capitaliste dont les travailleurs extraient des matières premières (comme le minerai de fer) les vend à celui dont les travailleurs produisent des produits semi-finis (comme des tuyaux en acier), qui les vend à son tour à un autre capitaliste dont les travailleurs produisent un produit fini (par exemple des bicyclettes), qui les vend à son tour à un grossiste, qui les vend à un détaillant. Parallèlement, il existe toute une série de transactions avec les sous-traitants qui fournissent les composants (par exemple, les cloches ou les freins), avec les fournisseurs de machines, de carburant, etc. Il est donc tout à fait clair que si un profit est réalisé en achetant au-dessous de la valeur et en vendant au-dessus de la valeur, le gain d'un capitaliste représente la perte d'un autre, et la classe capitaliste dans son ensemble n'est pas mieux lotie. La classe capitaliste dans son ensemble ne peut pas aller au-delà de ses forces.
Les grands profits des capitalistes ... ne peuvent donc pas être expliqués de cette manière. Les transactions qui n'ont pas lieu entre un capitaliste et un autre peuvent être effectuées dans le commerce entre les capitalistes et les paysans et autres producteurs non capitalistes. À titre d'exemple, nous pouvons citer le commerce entre les grands monopoles européens et américains et les producteurs coloniaux ou ruraux de matières premières. Dans ce cas, les entreprises puissantes utilisent leur position dominante afin de réaliser des bénéfices supplémentaires pour elles-mêmes au détriment des petits producteurs. Cependant, ces profits spéciaux réalisés en dehors de la société capitaliste n'expliquent pas la source du profit dans son ensemble; ils expliquent simplement une partie des profits d'un groupe spécial de capitalistes. Un bénéfice supplémentaire de ce type n'est généralement obtenu que lorsqu'une entreprise particulière ou un groupe d'entreprises agissant de concert est en mesure d'éviter la concurrence d'autres capitalistes qui pourraient offrir plus d'argent. Les seules autres transactions (en laissant de côté le marché du travail, qui sera traité plus tard) sont les ventes aux consommateurs finaux. La majorité des consommateurs auxquels les produits finaux sont vendus sont des travailleurs.
L'exploitation des travailleurs est-elle due au fait qu'ils doivent acheter à des conditions plus désavantageuses? Parfois oui, mais ce n'est pas la principale cause de l'exploitation dans la société capitaliste. Cependant, cela a effectivement été utilisé comme un moyen subsidiaire d'exploiter et d'escroquer les travailleurs. .... L'escroquerie sur le marché n'est pas la base de l'exploitation capitaliste est la preuve que l'exploitation capitaliste se poursuit lorsque les travailleurs achètent sur un marché ouvert à tous. D'une manière générale, le marché n'opère aucune discrimination - du moins dans les conditions du capitalisme concurrentiel - à l'encontre d'une classe particulière d'acheteurs ; et le profit capitaliste dans son ensemble, dans une société capitaliste, ne provient pas de l'achat à bas prix et de la vente à prix élevé.
Le cycle de la production capitaliste
« Accompagnés de M. Ricacho et du possesseur de la force de travail, écrit Marx, nous quitterons pour un temps cette sphère bruyante (c'est-à-dire l'échange des marchandises, le marché) où tout se passe à la surface et au vu et au su de tous les hommes, et nous les suivrons tous deux jusqu'à la demeure cachée de la production, au seuil de laquelle l'écriteau suivant nous regarde fixement: "Entrée autorisée uniquement pour des raisons d’affaires ! ( ... ) En quittant cette sphère de la simple circulation ou de l'échange des marchandises, qui fournit au libre changeur vulgaris ses vues et ses idées, et les critères par lesquels il juge une société fondée sur le capital et le salaire, il nous semble pouvoir percevoir un changement dans la physionomie des personnages de ce drame. Celui qui était autrefois le possesseur d'argent passe au premier plan comme capitaliste, et le possesseur de force de travail le suit, transformé en ouvrier. Le premier a un air important, sourit avec affectation, se concentre sur les affaires; le second apparaît timide et méfiant, comme celui qui apporte sa propre peau au marché et ne peut qu'espérer qu'on la lui prenne" (Le Capital, Livre I).
Le secret du profit capitaliste ne se trouve pas dans la sphère de l'échange et de la circulation des marchandises; il doit être recherché dans la sphère de la production. Un trait distinctif de l'approche marxiste de la science économique - un point commun avec les économistes classiques - est que son analyse est centrée sur les relations productives ; et pour expliquer les relations des marchandises sur le marché, elle rompt avec la sphère de la circulation et s'en éloigne.
Lorsque le capitaliste se lance dans la production, il commence avec un capital sous une forme connue, à savoir l'argent, avec lequel il acquiert les moyens de production. Les moyens dont il a besoin pour entreprendre la production comprennent normalement une usine dans laquelle il y a des machines et des outils pour façonner les matières premières et les matières premières elles-mêmes, ainsi que des matières auxiliaires telles que le carburant et les huiles lubrifiantes. Toutefois, il ne s'agit que d'une préparation à la production. S'il a réellement l'intention de produire, le capitaliste doit trouver des travailleurs et les faire travailler. Le capitaliste achète donc des matières premières, loue de la main-d'œuvre, loue (ou acquiert) une usine et des machines - en bref, il échange son argent contre diverses marchandises (D-M), et son intention n'est pas simplement de les vendre (comme le faisaient les marchands) mais de les utiliser dans le processus de production. Il fait travailler les ouvriers dans une usine, en utilisant les machines pour traiter et transformer les matières premières. Au final, les marchandises avec lesquelles il a commencé sont devenues des marchandises différentes. Le processus de production a été réalisé et achevé. Les nouvelles marchandises produites sont alors vendues, et le capitaliste a à nouveau de l'argent entre les mains, c'est-à-dire du capital, sous la même forme qu'au début, mais il y a une quantité d'argent considérablement plus grande que celle qu'il possédait au début - sinon il souffrira de désillusion. Ce cycle complet, par lequel le capitaliste a échangé de l'argent contre davantage d'argent, peut être exprimé symboliquement comme suit : Argent - Biens - (Processus de production) - Nouveaux biens - (Plus d'argent)
Qu'ils ont été transformés dans le processus de production.
Le problème à résoudre est le suivant: comment l'argent devient-il plus d'argent et d'où vient l'argent supplémentaire, le profit ?
Composition de la valeur du produit
Selon ce qui se passe en général, lorsque le capitaliste achète des matières premières à d'autres capitalistes..., la valeur des matières premières - qui ont été vraisemblablement achetées selon leur valeur correcte - constitue une partie de la valeur du produit fini. Une seconde partie de la valeur du produit fini est la valeur de la partie du bâtiment, des installations et des machines qui s'usent durant le processus de production. Bien entendu, les briques et les machines ne sont pas consommées en une seule fois dans le processus de production; elles s'usent progressivement au fil des ans. En conséquence, le capitaliste ajoute aux autres coûts un poste appelé "amortissement", fondé sur la durée de vie moyenne des bâtiments, des installations et des machines qu'il utilise ; ce coût d'amortissement constitue la reconnaissance du fait qu'une partie de la valeur de ces éléments est transférée au produit lors du processus de production. La troisième partie de la valeur du produit fini représente la "nouvelle" valeur "ajoutée" par le travail des ouvriers qui transforment les matières premières en produit fini, grâce à l'utilisation d'installations, etc. Mais, si la valeur des matières premières, de la plante, etc., utilisées dans la fabrication du produit correspond à la valeur qu'il a achetée, et passe sans changement dans la valeur du produit fini, la nouvelle valeur ajoutée par le travail de ses ouvriers est supérieure à la valeur pour laquelle il les paie. En termes monétaires, ils reçoivent un salaire inférieur à la valeur que leur travail ajoute au produit.
Les salariés
Le capitaliste considère le salaire comme le prix payé pour le travail. Le prix est la valeur exprimée en argent. La question à laquelle il faut répondre est donc la suivante : "Quelle est la valeur du travail ? -ou du moins, c'est ce qu'il semble à première vue. Toutefois, à la réflexion, il apparaît clairement que cette question est dénuée de sens. La valeur elle-même dépend du travail et, par conséquent, demander "Quelle est la valeur du travail ?" revient à demander "Quel est le poids du poids ?" Comment pouvons-nous définir, par exemple, la valeur d'une journée de travail de dix heures ? Dire que la valeur d'une journée de travail de dix heures est équivalente à dix heures de travail, ou à la quantité de travail qu'elle contient, serait une expression tautologique, et encore plus absurde " (Marx, " Salaires, prix et profit ").
« Il est évidemment nécessaire d'approfondir cette question et de tenter de découvrir ce que le travailleur vend exactement en échange du salaire qu'il reçoit. Lorsqu'un travailleur accepte un emploi, lorsqu'il se "loue" à un capitaliste, il met en réalité à la disposition de ce dernier, pour une période déterminée - une heure, un jour ou une semaine - sa capacité de travail, c'est-à-dire la somme des capacités mentales et physiques existant dans un être humain, qu'il met en œuvre pour produire une valeur d'usage quelconque" (Marx : Le Capital).
Le travailleur ne vend pas son travail, mais sa capacité de travail, sa force de travail, qu'il met temporairement à la disposition du capitaliste[7]. Le capitaliste fait travailler le salarié et peut utiliser ses capacités à bon ou mauvais escient, les gaspiller ou les utiliser de manière économique. Le travailleur ne vend pas la contribution réelle qu'il apporte à la création de produits, il vend sa force de travail. Cette distinction entre le travail - la dépense effective des capacités et des énergies humaines (dont dépend la valeur des marchandises) - et la force de travail - la capacité ou la puissance de travail (que le travailleur vend en échange d'un salaire) - est d'une grande importance. Le salaire est le prix de la force de travail. Puisque le prix est l'expression de la valeur en argent, nous devons découvrir comment la valeur de la force de travail est déterminée.
La valeur de la force de travail
Comme nous l'avons montré, la valeur des marchandises dépend du temps de travail nécessaire à leur production. C'est, en fait, aussi vrai pour la force de travail que pour les autres marchandises. "La valeur de la force de travail est déterminée, comme celle de toute autre marchandise, par le temps nécessaire à la production et, par conséquent, également à la production de cet article spécifique. Dans la mesure où elle a de la valeur, elle ne représente qu'une certaine quantité du travail social moyen qui s'y matérialise" (Capital, Livre I).
La valeur de la force de travail dépend donc de la quantité de temps de travail qui doit être consommée pour qu'elle existe. La force de travail n'existe que dans les hommes et les femmes vivants. Pour vivre, les hommes doivent disposer des moyens de subsistance, de la nourriture, des vêtements, du combustible, du logement, etc. Pour que la force de travail continue d'exister, les travailleurs doivent se reproduire, avoir des enfants; ils doivent donc disposer de moyens de subsistance suffisants, non seulement pour eux-mêmes mais aussi pour leurs enfants. " La valeur de la force de travail est déterminée par la valeur des articles nécessaires à la production, au développement, à l'entretien et à la perpétuation de la force de travail " (Marx, " Salaire, prix et profit "). Les quantités et la nature de la nourriture, des vêtements, etc. nécessaires varient en fonction de la nature du travail effectué. Par conséquent, la valeur des différentes espèces de force de travail varie. Elle varie également parce que certains types d'aptitudes ou de compétences exigent une éducation ou une formation spéciale qui nécessite une certaine période pendant laquelle le travailleur doit vivre et peut avoir à supporter d'autres dépenses; toutes ces dépenses constituent la valeur de la force de travail. Là encore, les besoins naturels du travailleur, tels que la nourriture, les vêtements, le combustible et le logement, varient en fonction des conditions climatiques et autres conditions physiques de son pays. D'autre part, le nombre et l'étendue de ses besoins dits naturels, ainsi que les modes de leur satisfaction, sont eux-mêmes des produits du développement historique (...) et dépendent donc dans une large mesure du degré de civilisation d'un pays, et plus spécialement des conditions et, par conséquent, des habitudes et des degrés de confort dans lesquels s'est formée la classe des travailleurs libres. Par conséquent, contrairement au cas des autres marchandises, un élément historique et moral entre dans la détermination de la valeur de la force de travail. Néanmoins, dans un pays donné et dans une période donnée, la quantité moyenne des moyens de subsistance nécessaires au travailleur constitue un facteur fixe" (Marx, Le Capital).
Aujourd'hui, la distinction entre "salaire réel et salaire monétaire" revêt une importance particulière, car la valeur de la monnaie est susceptible de subir des fluctuations de grande ampleur. Par "salaires réels", nous entendons les salaires mesurés non pas en termes d'argent, mais en termes de biens qui peuvent être achetés avec. Les mouvements des salaires réels sont normalement mesurés en comparant la variation de l'indice du coût de la vie avec la variation des salaires monétaires. L'existence d'une masse de travailleurs dépossédés, "libres" de travailler ou de périr de faim, est une condition nécessaire à la production capitaliste. Pour autant que d'autres travailleurs soient disponibles pour les remplacer, la classe capitaliste peut généralement empêcher les salaires des travailleurs de dépasser le niveau de subsistance (tel que défini ci-dessus), c'est-à-dire que les salaires ne dépassent pas normalement la valeur de la force de travail. En résumé, nous voyons donc que la valeur de la force de travail se résout en une quantité définie de moyens de subsistance qui dépendent a) des besoins physiques ; b) des besoins développés par l'histoire et la coutume ; c) des exigences pour l'entretien de la famille, et d) du coût de l'éducation et de la formation.
Il convient d'ajouter à ce qu'écrit Eaton que la valeur de la force de travail dans les pays centraux tend à rester faible ou à diminuer parce que les travailleurs de ces pays satisfont une partie de leurs besoins (vêtements et autres) avec des biens à bas prix provenant de pays où les salaires sont beaucoup plus bas, comme la Chine, le Pakistan, l'Indonésie, certains pays d'Afrique du Nord, etc.
En d'autres termes, les capitalistes des pays centraux profitent indirectement de l'exploitation exacerbée des travailleurs des pays périphériques. Plus loin (à la page 89 de son livre), Eaton écrit : "Tout tourne autour de la différence entre la valeur de la force de travail du travailleur que le capitaliste acquiert et la valeur que le travailleur crée lorsqu'il se met au travail. La force de travail est, en réalité, une marchandise qui a la propriété particulière de créer, lorsqu'elle est utilisée, une valeur supérieure à celle qu'elle possède elle-même." ... "Une fois ceci compris, nous pénétrons dans le secret du profit ; la source du profit est la différence entre la valeur de la force de travail du travailleur et la valeur qu'il produit. La valeur que le travailleur produit en excès de la valeur de sa force de travail est appelée plus-value".
Nous verrons plus loin[8] que l'appropriation des richesses produites par le travail humain dans la production de biens matériels et immatériels (appropriation qui se réalise sur le marché par la vente de marchandises, y compris la force de travail) se réalise aussi en dehors de la sphère de la production, non plus comme extraction directe de la plus-value, mais par le pillage des individus et des peuples par le capital financier. On ne peut plus dire que les capitalistes gagnent "honnêtement" leur vie en "donnant du travail"[9] dans leurs entreprises car ils volent et escroquent également les personnes et les peuples en dehors de la sphère de la production par les opérations du capital financier spéculatif et parasitaire.
L'exploitation capitaliste (III)
Le travail théorique de Marx et d'autres chercheurs marxistes permet de comprendre l'essence et les particularités du système capitaliste, dernier stade d'une période de l'histoire humaine (en fait de la préhistoire) qui a commencé avec l'esclavage, caractérisé par l'appropriation par une minorité de la plus grande partie du produit du travail de l'immense majorité, avec des réajustements périodiques d'accentuation ou de diminution de l'exploitation selon le rapport de forces entre les classes en conflit.
Bien que les crises et les " remèdes d'austérité " imposés par les classes dirigeantes confirment amplement la thèse marxiste sur le système capitaliste, les idéologues "conservateurs" ou "réformistes" et ceux qui sont "revenus" du socialisme, continuent à affirmer, sans aucun fondement, que la situation actuelle est temporaire ou que, au pire, elle n'est pas inhérente au capitalisme, mais au fonctionnement des "marchés", qu'ils estiment être, pour l'instant, laissés aux tendances "ultra-libérales". Il suffirait de "réguler" ou d'"humaniser" les marchés pour résoudre le problème.
Nous souhaitons ajouter quelques éléments qui montrent concrètement l'exploitation capitaliste, qui est maintenant dans une période de forte accentuation en raison d'un rapport des forces actuellement défavorable aux exploités.
Dans les pays périphériques, mais également dans les pays centraux, la mobilité des grandes entreprises (la possibilité de changer rapidement de lieu d'implantation d'un pays à l'autre) limite le pouvoir de négociation des travailleurs : l'entreprise menace de se retirer du lieu d'implantation ou de segmenter sa production en différents endroits si elle juge les demandes des travailleurs excessives, ou les entreprises "délocalisent" tout simplement leurs usines dans des pays où les salaires sont plus bas. Et, dans l'espoir d'éviter les délocalisations et de préserver les emplois, les travailleurs acceptent la dégradation de leurs conditions de travail en termes de salaires, d'heures de travail, de stabilité, de sécurité sociale, etc.
Cela arrive parce que les écarts de salaires entre les pays "centraux" et les pays "périphériques" d'Asie, d'Afrique, d'Amérique latine et d'Europe de l'Est sont de l'ordre de 10 à 1 et parfois même de 20 à 1 et, par contre, les niveaux de productivité ont tendance à s'égaliser. Mais ces processus de délocalisation n'ont pas seulement lieu des pays riches vers les pays pauvres, mais également entre les pays pauvres: les entreprises délocalisent leurs usines des pays où les salaires sont très bas vers d'autres pays où les salaires sont encore plus bas (par exemple, de la Chine vers le Vietnam).
Dans d'autres conditions (un rapport de force favorable aux travailleurs), l'augmentation de la productivité du travail devrait logiquement s'accompagner d'une réduction du temps de travail (quotidien, hebdomadaire et annuel) et d'une réduction de l'intensité du travail. C'était généralement le cas jusqu'aux années 1920, lorsque les luttes des travailleurs, aidées par la crainte des capitalistes à la propagation de l'exemple de la révolution d'Octobre en Russie, ont abouti à la journée hebdomadaire de travail de 48 heures.
Depuis lors, la journée de travail est restée stable, bien que la journée de travail annuelle ait diminué en raison de l'allongement des vacances et que, dans certains pays, la journée de travail hebdomadaire ait également diminué. Mais ces dernières années, bien que la productivité ait continué à augmenter, la tendance à la réduction du temps de travail s'est inversée, l'intensité du travail a également augmenté et le travail flexible, qui est une façon de garder le travailleur toujours à la disposition de l'employeur, même s'il ne travaille pas, s'est généralisé. L'augmentation du temps de travail c´est en fait accentuée par la nécessité pour de nombreuses personnes de travailler plus longtemps (dans le même emploi ou dans un emploi supplémentaire) afin de gagner le minimum nécessaire pour survivre.
Le taylorisme ou "organisation scientifique du travail" et son application dans la pratique, le fordisme, (si bien illustré par Charles Chaplin dans le film Les Temps modernes) reposaient sur l'idée de faire du travailleur un simple mécanisme de la chaîne de montage: le travailleur, au lieu de se déplacer pour accomplir sa tâche, reste à sa place et la tâche vient à lui sur la chaîne de montage. La vitesse de cette dernière impose inexorablement le rythme de travail au travailleur.
Le premier à l'avoir mis en pratique fut Henry Ford, au début du 20ème siècle, pour la production de la fameuse Ford T. Ce travail abrutissant épuise les travailleurs, dont beaucoup ont choisi de démissionner. Face à un taux de rotation extrêmement élevé, Ford a trouvé la solution : augmenter verticalement les salaires jusqu'à 5 dollars par jour, ce qu'il a pu faire sans réduire les profits étant donné l'énorme augmentation de la productivité et la forte baisse du coût de production qui ont résulté de l'introduction du travail à la chaîne. Les nouveaux salaires des usines Ford ont permis à ses ouvriers de devenir des consommateurs, y compris des voitures qu'ils fabriquaient.
Les ouvriers, qui n'étaient pas du tout intéressés par un travail répétitif ne laissant place à aucune initiative de leur part, retrouvaient leur condition humaine (ou pensaient l'avoir retrouvée) en tant que consommateurs en dehors du travail, grâce aux salaires relativement élevés qu'ils percevaient.
Cette situation s'est généralisée dans les pays les plus industrialisés, surtout après la Seconde Guerre mondiale, et de façon très circonscrite et temporaire dans certains pays périphériques. C'est ce que l'on a appelé "l'État providence".
"L'État-providence n'est pas, comme on le dit souvent, un État qui comble les lacunes du système capitaliste ou qui guérit les blessures infligées par le système grâce à des prestations sociales. L'impératif de l'État-providence est de maintenir un taux de croissance, quel qu'il soit, tant qu'il est positif, et de distribuer des compensations de manière à toujours assurer un contrepoids au rapport salarial".
Lars Svendsen écrit : [les travailleurs] " [...] en vinrent à accepter le rapport salarial et la division du travail qui en résultait. Contrairement aux attentes du marxisme révolutionnaire, ils ont cessé de remettre en question le paradigme capitaliste, se contentant de l'ambition plus modeste d'améliorer leur condition au sein du système. Cela signifie également que leur espoir de liberté et d'épanouissement réside dans leur rôle de consommateurs. Leur principal objectif était d'augmenter leur salaire afin de pouvoir consommer davantage[10].
Une variante du fordisme dans les années 50 était le toyotisme, qui consistait à rendre la production plus flexible en fonction de la demande afin d'éviter l'accumulation de stocks (just in time).
La généralisation du télétravail et de l'intelligence artificielle ont achevé le contrôle de l'employeur sur l'esprit et le corps des travailleurs[11].
La majeure partie du profit résultant de l'augmentation de la productivité entre dans le revenu capitaliste et une petite partie est incorporée dans les salaires, mais pas toujours. Ainsi, une constante du système capitaliste est le creusement des inégalités dans la répartition du produit.
Et de la même manière, le temps social libéré par l'augmentation de la productivité est inégalement réparti : le temps que les salariés passent au travail ne diminue pas dans les mêmes proportions que l'augmentation de la productivité.
Le but du "management" est de faire en sorte que le "col blanc", qui est - ou tend à être - majoritaire dans les pays les plus industrialisés, concentre sa vie personnel au sein de l'entreprise et remplisse son temps "libre" hors de l'entreprise - guidé par la mode et la publicité - en tant que consommateur d'objets nécessaires ou superflues et de différents types de divertissements aliénants, en tant que spectateur de sports commercialisés, de séries télévisées, en tant qu'addict aux jeux électroniques (véritable fléau contemporain), etc..., dans la mesure où son revenu réel et les crédits qu'il peut obtenir (et qu'il ne peut pas rembourser en temps de crise) lui permettent de le faire.
En d'autres termes, le système capitaliste dans son état actuel tente de surmonter ses contradictions insolubles inhérentes à l'appropriation par les propriétaires des moyens de production d'une grande partie du travail humain social (la plus-value) en s'emparant de la plus grande partie du temps de loisir social croissant (répartition inégale du temps de loisir social gagné grâce à l'augmentation de la productivité) afin de "mettre du surtravail", comme l'écrit Marx dans les "Éléments fondamentaux pour la critique de l'économie politique" (Grundrisse) et en s'emparant également du peu de temps libre privé laissé à ceux qui travaillent, en le transformant en objet de consommation.
On peut donc dire que l'esclavage salarié caractéristique du capitalisme, qui aurait pu être compris comme limité à la seule journée de travail, s'étend désormais à TOUT LE TEMPS de la vie des salariés. D'une certaine manière, la différence entre l'esclavage en tant que système prévalant dans l'Antiquité (l'esclave au service du maître de façon permanente) et l'esclavage salarié moderne a disparu.
Outre Lars Svenden, plusieurs autres auteurs ont traité cette question sous des perspectives et des angles différents.
Marx a déjà abordé le sujet dans les Manuscrits de 1844.
Dominique Meda commente : "Marx cite deux [formes d'aliénation] dans les Manuscrits de 1844 ; la première concerne le rapport du travailleur à son produit : le travailleur a le même rapport au produit de son travail qu'à un objet qui lui est étranger : il travaille pour recevoir un salaire. D'ailleurs, presque toujours un salaire qui n'est pas suffisant pour vivre. Il produit pour quelqu'un d'autre qui le paiera. La seconde [forme d'aliénation] renvoie à la relation du travailleur à la production : dans le travail, le travailleur ne s'affirme pas, il se nie lui-même, son travail n'est pas volontaire, mais forcé. Marx voit l'origine de cette défiguration du travail dans l'existence de la propriété privée et accuse l'économie politique de la traiter comme un fait naturel"[12].
Parallèlement, André Gorz, entre autres, mérite d'être mentionné.
Gorz, après avoir constaté que les nouvelles technologies appliquées à la production permettent d'économiser du temps de travail, critique ceux qui soutiennent que le chômage croissant qui en est la conséquence peut être résolu par l'invention de nouvelles activités, en particulier les services de loisirs. Il admet que l'idée n'est pas absurde du point de vue de la rationalité économique capitaliste, mais qu'elle implique une société économiquement duale, en raison d'une répartition très inégale des économies de temps de travail : certains, de plus en plus nombreux, continueront à être expulsés de la sphère des activités économiques ou resteront à sa périphérie. D'autres travailleront autant ou plus qu'aujourd'hui, en raison de leurs performances ou de leurs compétences, et auront des revenus croissants.
La division de la société - dit Gorz - en classes hyperactives dans la sphère économique d'une part et une masse exclue ou marginalisée d'autre part, permet le développement d'un sous-système dans lequel une élite économique achète du temps libre en faisant travailler d'autres personnes à bas prix à leur place[13].
A ce sujet, Roger Sue affirme que les nouvelles activités de service censées lutter contre le chômage sont des emplois marginaux, non qualifiés, intermittents, qui mettent à mal le discours démagogique selon lequel on peut lutter contre le chômage en améliorant la formation. Et il ajoute : "La marchandisation croissante des échanges humains, outre qu'elle ne résout pas le problème du chômage, implique une régression de la convivialité et de l'autonomie des personnes... Comme l'a bien vu Ivan Illich, le risque est réel de voir la société de services se transformer en société de serviteurs"[14].
Gorz conclut : Nous nous trouvons alors dans un système social qui ne sait ni distribuer, ni administrer, ni utiliser le temps libéré... et qui ne lui trouve d'autre destination que de chercher à le monétiser par tous les moyens, à le transformer en emplois, à l'intégrer dans l'économie sous forme de services marchandisés de plus en plus spécialisés, englobant des activités jusqu'alors libres et autonomes qui pourraient leur donner un sens.
Avec la société industrielle et l'économie de marché, le produit du travail a cessé d'être le "travail" d'une personne pour satisfaire immédiatement ses besoins et est devenu le moyen de produire - sous les ordres d'un employeur - des biens et des services destinés au marché, en échange d'un salaire qui lui permet d'acquérir les biens et les services nécessaires à sa survie qui se trouvent sur ce même marché. Le travail concret est devenu un travail abstrait (voir, d'après Marx ; Manuscrits de 1844 - Premier manuscrit Travail aliéné, et Gorz, page 44 de l'édition française de Métamophoses...).
Gorz affirme que le travail, quel que soit le système économico-social, est toujours aliénant car il nécessite une organisation qui génère des bureaucraties hiérarchiques et le travailleur doit se soumettre à cette organisation. Et il se réfère aux expériences des pays de socialisme réel.
Mais ce qui est clair et indiscutable, c'est que cette contradiction inhérente au capitalisme entre l'augmentation de la productivité et le creusement des inégalités sociales pourrait être surmontée en abolissant la propriété privée des instruments et des moyens de production et d'échange et donc l'appropriation privée de la plus-value.
En éliminant de la journée de travail le travail excédentaire ou surplus de travail qui constitue le profit du capitaliste, d'une part, et en n'ajoutant pas de travail excédentaire (sauf celui destiné à la reproduction du capital social) dans le temps libre ainsi gagné, d'autre part. Augmentant ainsi le temps libre pour tous, comme Marx l'avait prévu dans les Grundrisse (1857). Marx écrit :
"Le libre développement des individualités et donc non pas la réduction du temps de travail nécessaire en vue de mettre en plus-travail, mais en général la réduction du travail nécessaire de la société à un minimum, auquel correspond alors la formation artistique, scientifique, etc. des individus grâce au temps devenu libre et aux moyens créés pour tous"[15].
En d'autres termes, tout en admettant que le travail est toujours aliénant (même si l'on peut soutenir qu'il ne l'est pas pour la minorité qui réalise sa vocation dans le travail, qui peut devenir majoritaire dans un système socialiste), l'abolition du capitalisme doit impliquer une augmentation immédiate du temps libre social, sa redistribution égalitaire et sa réappropriation par chaque être humain pour son épanouissement personnel.
Dans ce dernier cas, il faut distinguer le travail imposé comme une obligation sociale (qui peut être aliénant même dans un système socialiste) et l'occupation librement choisie du temps libre ("temps disponible", comme l'écrit Marx dans les Grundrisse). Temps véritablement libre qui, comme nous l'avons souligné plus haut, a totalement cessé d'exister dans le capitalisme contemporain.
Pietro Basso écrit que l'augmentation de la charge de travail (physique, mentale et nerveuse) explique en partie pourquoi le travail est devenu plus pénible ces dernières années dans les pays capitalistes avancés et que la flexibilité, avec le maintien et dernièrement l'augmentation de la journée de travail, parasite ou phagocyte le temps hors travail, c'est-à-dire augmente son poids spécifique dans l'utilisation totale du temps du travailleur. Nous sommes de plus en plus loin de la société post-industrielle promise au temps libre [16]. Voir un compte-rendu du livre de Basso dans la revue Interrogations : www.revue-interrogations.org/article.php ?article.
Jean-Philippe Bouilloud se penche sur la condition –paradoxal- des cadres.
Longtemps considérés comme privilégiés dans l'entreprise, les cadres subissent désormais le lot commun des salariés soumis aux méthodes de management moderne des grandes organisations. Ils n'échappent plus aux conditions ordinaires qui engendrent la souffrance au travail. Leur mal-être est pourtant singulier, car ils se retrouvent victimes d'un management dont ils ont eux-mêmes été les instruments zélés. L'auteur analyse ce mal-être spécifique en s'appuyant sur de nombreuses interventions dans des grandes organisations privées et publiques. Il ne se focalise pas sur des souffrances déjà bien documentées, mais plutôt sur le piège systémique qui enferme des organisations trop complexes dans des pratiques absurdes et non viables. Il s'attache aussi aux styles de pensée " rationnels " et " modernes " qui sous-tendent à la fois les valeurs progressistes contemporaines et l'extension mondiale d'une lutte économique incessante.
Ainsi, presque inconsciemment, le cadre est pris dans un système contradictoire auquel il adhère mais dont il subit au quotidien les effets violents, inacceptables ou ubuesques. Tel l'animal piégé dont les mouvements resserrent le lacet qui l'étrangle, le cadre est à la fois victime et responsable de ce système. Pour défaire le piège, au-delà d'une nécessaire remise en cause du fonctionnement des économies modernes, c'est aussi de l'intérieur du système, à partir de collectifs de travail restaurés que les acteurs concernés peuvent penser à nouveau leur émancipation[17].
Les femmes et les enfants sont les premières victimes de l'exploitation du travail dans le monde.
En février 2007, la Confédération syndicale internationale (CSI) a publié un rapport sur Les normes fondamentales du travail internationalement reconnues dans l'Union européenne, qui analysait la situation dans ce domaine pays par pays. Entre autres choses, le rapport disait: "Tous les États membres de l'UE ont ratifié les deux conventions fondamentales de l'OIT sur le travail forcé. Toutefois, la traite des personnes, principalement des femmes et des filles à des fins de travail forcé et d'exploitation sexuelle, constitue, dans une certaine mesure, un problème dans pratiquement tous les pays..... Les conclusions du rapport indiquaient que :
Dans les États membres de l'UE, il existe toujours un fossé profond entre la législation et la pratique en matière d'égalité des sexes. En Europe, les femmes gagnent jusqu'à 40 % de moins que leurs homologues masculins, ont un taux de chômage plus élevé et sont sous-représentées aux postes de direction. La discrimination économique à l'égard des femmes est particulièrement aiguë dans certains États membres d'Europe de l'Est, où l'écart de rémunération dans le secteur public est souvent encore plus important que dans le secteur privé. En tout état de cause, la concentration majeure de femmes dans des emplois à temps partiel et dans le secteur des services a également modifié de manière défavorable la situation des femmes dans certains pays d'Europe occidentale[18].
Les faits confirment que, comme Marx l'a souligné dans le chapitre VI (dit inédit) du livre I du Capital, non seulement le travail manuel mais aussi le travail salarié produisant des biens immatériels ou intangibles (comme le travail des chercheurs, des techniciens, des enseignants, des informaticiens, des travailleurs de la santé, des artistes, etc.) est l'objet d'une exploitation car il crée de la valeur et est une source de profit (plus-value) pour les capitalistes. Il en va de même pour les salariés travaillant dans les services (transports, communications, banques, etc.).
D'une manière générale, la santé et la sécurité au travail tendent à se dégrader : selon un rapport de l’OIT pour le 16e Congrès mondial sur la sécurité et la santé au travail qui s'est tenu à Vienne en mai 2002, deux millions de travailleurs meurent chaque année dans le monde d'accidents et de maladies liés au travail. Ces dernières résultent, entre autres, de l'utilisation d'agents toxiques sur les lieux de travail (agricoles et industriels). Les grandes entreprises se dérobent à leur responsabilité en matière de santé et de sécurité en sous-traitant des tâches pénibles et/ou dangereuses, ce qui aggrave encore la situation du travailleur face à des sous-traitants qui violent régulièrement la législation du travail et n'ont pas la solvabilité économique pour assumer leurs responsabilités.
Il existe même des cas de travail en esclavage ou semi-esclavage. Au Myanmar (anciennement Birmanie), trois entreprises, l'américaine Union Oil of California (UNOCAL) reprise par Chevron Texaco en 2005, la britannique Premier Oil et la française TOTAL, ont profité des "avantages comparatifs" offerts par le régime dictatorial du pays, qui utilise le travail forcé. UNOCAL et TOTAL étaient initialement impliqués dans la construction du gazoduc de Yadana.
En 1997, un tribunal américain de Californie a donné raison à une action en justice contre UNOCAL et TOTAL intentée par 14 victimes d'abus et de violations des droits humains pendant la construction du gazoduc de Yadana. Le juge Richard Paez a déclaré que les sociétés transnationales et leurs dirigeants peuvent être tenus responsables des violations du droit international des droits humains dans les pays étrangers et que les tribunaux américains sont compétents pour juger de telles violations. Dans sa décision, le juge a déclaré que les arguments d'UNOCAL sont "inexplicables" et "difficiles à imaginer". En fin de compte, il n'y a pas eu de condamnations définitives, mais UNOCAL s'est retirée, ne laissant que TOTAL pour profiter des "avantages comparatifs" offerts par la dictature birmane [19].
Les sociétés transnationales utilisent d'autres pratiques qui s'apparentent à l'esclavage. Par exemple, Disney a des sous-traitants en Chine qui font travailler leurs ouvriers de 13 à 17 heures par jour, sept jours sur sept, pour un salaire quotidien d'à peine plus d'un dollar. Une autre forme de travail semi-esclave est le travail en prison pour des entreprises privées (souvent transnationales), pratiqué en Chine et dans de nombreux pays riches, comme les États-Unis, la France et l'Allemagne. On pourrait donner de nombreux autres exemples de travail d'esclave ou de semi-esclave.Un cas exemplaire est celui d'UBER.
Il y a une interaction entre les relations de production existant à une époque donnée et les cultures et idéologies dominantes. C'est ainsi que l'introduction de nouvelles technologies à demandé une autre forme de participation des travailleurs à la production, qui ne pouvait plus être réduite à celle de simples automates.
Le système d'exploitation a dû être modifié et affiné, car les nouvelles techniques, y compris l'informatique, la robotique, etc. nécessitaient différents niveaux de formation et de connaissances, ce qui a entraîné un certain effacement des frontières entre le travail manuel et intellectuel[20].
C'est ainsi qu'est né le "management" dans ses différentes variantes, qui visent toutes essentiellement à faire sentir aux salariés qu'ils participent - avec leurs employeurs - à un effort commun pour le bien-être de tous. Cela n'implique pas la disparition du fordisme, qui reste en vigueur pour les tâches non qualifiées et subsiste essentiellement dans la nouvelle conception de l'entreprise: le contrôle du personnel - une des pierres angulaires de l'exploitation capitaliste - qui a lieu physiquement dans la chaîne de production fordiste, se poursuit - accentué - dans l'ère post-fordiste par d'autres moyens.
Grâce à l'informatique", écrit Lars Svendsen, "la direction peut contrôler ce que font ses employés au cours de la journée et leurs performances. Le nouveau "management" vise la psychologie du personnel. Les responsables du personnel (ou les directeurs des ressources humaines) parlent de "créativité" et d'"esprit d'équipe", d'"épanouissement personnel par le travail", que le travail peut - et doit - être amusant, ("work is fun") etc. et des manuels sont publiés sur les mêmes sujets. Des "funsultants" ou des "funcilitators" sont même engagés pour introduire dans l'esprit des travailleurs l'idée que le travail est amusant, qu'il ressemble à un jeu ("gamification" du travail). Si vous demandez aux employés s'ils sont satisfaits de leur travail, beaucoup vous répondront que oui, que s'ils ne travaillaient pas, leur vie n'aurait aucun sens. Et cela est vrai même pour ceux qui effectuent les tâches les plus simples. Dans la chaîne fordiste, l'entreprise s'empare du corps du travailleur, avec la nouvelle gestion, elle s'empare de l'esprit du travailleur. Svendsen écrit : "Les motivations et les objectifs de l'employé et de l'organisation sont supposés être en parfaite harmonie : le nouveau management pénètre l'âme de chaque employé. Au lieu d'imposer une discipline de l'extérieur, elle motive de l'intérieur"[21].
Hans Magnus Enzensberger, poète et essayiste allemand, écrivait dans les années 1960 : "L'exploitation matérielle doit se cacher derrière l'exploitation non matérielle et obtenir le consensus des individus par de nouveaux moyens. L'accumulation de pouvoir politique sert de paravent à l'accumulation de richesse. Elle s'empare non seulement de la capacité à travailler, mais aussi de la capacité à juger et à s'exprimer. Ce n'est pas l'exploitation qui est abolie, mais la prise de conscience de celle-ci"[22].
Mais les êtres humains sont aliénés non seulement comme producteurs mais aussi comme consommateurs (incitation au consumérisme par la "technologie persuasive" et le neuromarketing) [23] et sont également aliénés par les idéologies dominantes, qui les conduisent à accepter l'ordre capitaliste existant comme un fait naturel et immuable.
CONCLUSION
Sans une vue d'ensemble du fonctionnement réel du système capitaliste, le résultat est la soumission à une variante de l'idéologie dominante qui attribue tous les maux de la société actuelle au marché "déréglementé", alors que la racine de ces maux se trouve dans le système lui-même, c'est-à-dire dans la propriété privée des instruments et moyens de production et d'échange. En d'autres termes, les "alternatives" qui proposent uniquement des réformes à l'intérieur du système et des voies prétendument intermédiaires et qui ne s'inscrivent pas dans la perspective de l'abolition du capitalisme, conduisent inévitablement à une impasse, à la dégradation croissante des conditions de vie matérielles et spirituelles des êtres humains et à la détérioration toujours plus accélérée de l'écosystème.
C'est également vrai pour les anciens pays socialistes qui ont rétabli le capitalisme (étatique et privé) - où les différences sociales sont désormais énormes et où l'espérance de vie a même diminué - et c'est également vrai pour les tendances dominantes dans certains pays où l'on parle de socialisme "modernisé" ou de "socialisme du XXIe siècle".
Le capitalisme, dominant à l'échelle mondiale, génère inéluctablement la dictature du grand capital et, dans ce cadre, les grandes puissances subjuguent d'autres États pour les dépouiller de leurs ressources naturelles et profiter du faible coût de leur main-d'œuvre. -----------------
BIBLIOGRAPHIE
Karl Marx, Éléments fondamentaux de la critique de l'économie politique (Grundrisse) ; Introduction à la critique de l'économie politique et son Prologue ;
Misère de la philosophie ; Le Capital, Livre I ; Salaires, prix et profit.
Karl Marx, Frédéric Engels, Manifeste Communiste.
John Eaton (Economía Política, un análisis marxista, Edición Amorrortu Buenos Aires, 1966, Originel anglais : Political economy : A Marxist textbook. January 1949. Pas d’edition en français.
Paul Sweezy , Theory of Capitalist Development, 1942 ; Teoría del desarrollo capitalista. Pas d’edition en français
Erik Roll, The History of Economic Thought- Historia de las doctrinas económicas- Pas d’édition en français.
Pierre Changeux, L'homme de vérité.Odile Jacob ; L’homme neuronal.Fayard.
Alejandro Teitelbaum, La armadura del capitalismo: El poder de las sociedades transnacionales en el mundo contemporáneo. Editorial Icaria, España, 2010, 236 pags.
[1] Marx, Ch. III. La méthode de l’économie politique. Quand nous considérons un pays donné au point de vue de l'économie politique, nous commençons par étudier sa population, la division de celle-ci en classes, sa répartition dans les villes, à la campagne, au bord de la mer, les différentes branches de production, l'exportation et l'importation, la production et la consommation annuelles, les prix des marchandises, etc. Il semble que ce soit la bonne méthode de commencer par le réel et le concret, qui constituent la condition préalable effective, donc en économie politique, par exemple, la population qui est la base et le sujet de l'acte social de production tout entier. Cependant, à y regarder de plus près, on s'aperçoit que c'est là une erreur. La population est une abstraction si l'on néglige par exemple les classes dont elle se compose. Ces classes sont à leur tour un mot creux si l'on ignore les éléments sur lesquels elles reposent, par exemple le travail salarié, le capital etc. Ceux-ci supposent l'échange, la division du travail, les prix, etc. Le capital, par exemple, n'est rien sans le travail salarié, sans la valeur, l'argent, le prix, etc. Si donc on commençait ainsi par la population, on aurait une représentation chaotique du tout et, par une détermination plus précise, par l'analyse, on aboutirait à des concepts de plus en plus simples; du concret figuré ou passerait à des abstractions de plus en plus minces, jusqu'à ce que l'on soit arrivé aux déterminations les plus simples. Partant de là, il faudrait refaire le chemin à rebours jusqu'à ce qu'enfin on arrive de nouveau à la population, mais celle-ci ne serait pas, cette fois, la représentation chaotique d'un tout, mais une riche totalité de déterminations et de rapports nombreux. La première voie est celle qu'a prise très historiquement l'économie politique à sa naissance. Les économistes du XVII° siècle, par exemple, commencent toujours par une totalité vivante : population, nation, État, plusieurs États; mais ils finissent toujours par dégager par l'analyse quelques rapports généraux abstraits déterminants tels que la division du travail, l'argent, la valeur, etc. Dès que ces facteurs isolés ont été plus ou moins fixés et abstraits, les systèmes économiques ont commencé, qui partent des notions simples telles que travail, division du travail, besoin, valeur d'échange, pour s'élever jusqu'à l'État, les échanges entre nations et le marché mondial. Cette dernière méthode est manifestement la méthode scientifique correcte. Le concret est concret parce qu'il est la synthèse de multiples déterminations, donc unité de la diversité. C'est pourquoi il apparaît dans la pensée comme procès de synthèse, comme résultat, non comme point de départ, bien qu'il soit le véritable point de départ et par suite également le point de départ de la vue immédiate et de la représentation. La première démarche a réduit la plénitude de la représentation à une détermination abstraite; avec la seconde, les déterminations abstraites conduisent à la reproduction du concret par la voie de la pensée. (Karl Marx, 1859, Introduction à la critique de l’économie politique
https://www.marxists.org/francais/marx/works/1857/08/km18570829.htm ).
[2] Changeux écrit :…"l'histoire des sciences reflète un mouvement dialectique de va-et-vient entre ces deux positions [empiriste et rationaliste] ... Ces deux modes d'appréhension du monde extérieur offrent des analogies avec les processus ascendants et descendants qui se développent simultanément dans le cerveau lors de l'exploration du monde : des organes sensoriels aux "processeurs", puis à l'espace de travail conscient (bottom up), et inversement, de l'espace de travail conscient aux "processeurs" (top down). Dans le premier cas, la priorité (mais non l'exclusivité) est donnée aux sens, avec comme limite l'illusion sensorielle. Dans le second, la théorie domine le processus, avec tous les risques qui représentent l'imaginaire incontrôlé et le dogmatisme. La démarche scientifique, le chemin vers le vrai, se trouve sans doute dans l'équilibre instable entre ces deux mouvements". (pag. 316/317).
[3] Desmurget,M., TV Lobotomie, la vérité scientifique sur les effets de la télévision, Edit J'Ai Lu, Paris, réédition septembre 2013; Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital. 2019 ; Faites les lire ! Pour en finir avec le crétin digital (Éditions du Seuil, 2022).
[4] Karl Marx, Manuscrits de 1857 - 1858 dits "Grundrisse". Contradiction entre la base de la production bourgeoise (mesure de la valeur) et son propre développement. Machines, etc.
[5] Original anglais : Political economy : A Marxist textbook. January 1949. Il y a des éditions en plusieurs langues, mais il semble qu’ il n'y a pas d’edition française.
[6] L'explication traditionnelle du cycle de la production capitaliste et du profit capitaliste est valable dans un marché dit concurrentiel, supposé « concurrence libre et non faussée ». (Voir Sweezy, Theory of capitalist development, Monopoly and rate of profit, pages 331 et ss. edit. espagnol). Si l'offre est oligopolistique ou monopolistique et surtout si concerne un produit essentiel la soi-disant loi de l'offre et de la demande cesse de fonctionner et le prix –disproportionné- de monopole est imposé et le profit capitaliste augmente de façon exponentiel, quel qu'en soit le coût humain pour la majorité à faible pouvoir d'achat. C'est le moment où le système capitaliste franchit la ligne de son auto-justification pour devenir un système criminel. Un exemple actuel est le prix totalement disproportionné du gaz liquéfié vendu par les États-Unis à l'Europe, profitant de l'interruption de l'approvisionnement en provenance de Russie (https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/09/16/les-etats-unis-colosse-fragile-du-gaz-liquide_6141882_3234.html).
[7] De plus, les patrons achètent la force de travail à crédit, car ils paient-en partie seulement car ils gardent la plus-value ou le profit- au bout d'un certain temps (deux semaines, un mois) après avoir utilisé la force de travail (y compris les compétences spécifiques) du travailleur.
[8] Le capital financier, spéculatif et parasitaire.
[9] Il convient de préciser que, contrairement à l'expression couramment utilisée, en réalité ce ne sont pas les patrons qui “donnent” du travail mais sont les travailleurs qui "donnent" sa force du travail au patron, en partie en échange d'un salaire et en partie gratuitement (le résultat du surtravail - la plus-value - approprié par le capitaliste).
[10] Lars Svendsen, Le travail. Gagner sa vie, à quel prix ? Éditions Autrement, Paris, septembre 2013, p. 140.
[11] Dominique Méda : « Les outils d’intelligence artificielle peuvent désormais surveiller et analyser les performances physiques au travail »
Une étude du département de la recherche de l’Organisation internationale du travail parue en août 2023 montre qu’à certaines conditions (notamment un dialogue social renforcé), la diffusion de l’IA pourrait créer des emplois, mais que des risques non négligeables pèsent sur l’emploi des femmes dans les pays à revenus élevés.
Mais ce sont sans nul doute les effets du développement de l’IA sur le travail humain lui-même, plus que sur l’emploi, qui méritent la plus grande attention. Depuis plusieurs années, de nombreuses recherches ont mis en évidence la diffusion à grande vitesse d’un « management algorithmique », c’est-à-dire d’une gestion des conduites humaines et des relations de travail à l’aide d’instructions encapsulées dans un logiciel. Par exemple, les chauffeurs VTC ou les livreurs à vélo qui utilisent les applications des plates-formes numériques voient leur parcours guidé et analysé par un algorithme, qui incite à l’adoption de certains comportements et peut générer des sanctions telles que la déconnexion”.
[12] Dominique Meda, Le travail, une valeur en voie de disparition. Aubier, Paris, 1995, p. 135.
[13] André Gorz, Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique, Gallimard, Paris, 2004.
[14] Roger Sue, Temps et ordre social. Sociologie du temps social. Presses Universitaires de France, 1994, p. 191.
[15] Karl Marx, Éléments fondamentaux pour la critique de l'économie politique (Grundrisse), Siglo XXI Editores, 12e édition, 1989, vol. 2, p. 227 et suivantes [Contradiction entre la base de la production bourgeoise (mesure de la valeur) et son propre développement. Machines, etc.]
[16] Pietro Basso, Temps modernes, horaires antiques. La durée du travail au tournant des millénaires, Lausanne, Suisse, Editions Page deux, 2005.
[17] Jean-Philippe Bouilloud, Entre l'enclume et le marteau. Les cadres pris au piège. Seuil, Paris, septembre 2012.
[18] Voir, de Mirta L. Sofia Brey de Teitelbaum, les chapitres 4 et 5 de cet livre , et aussi dans La condition des femmes -https://blogs.mediapart.fr/aleteitelbaum/blog/201022/la-condition-des-femmes et Le travail et le temps livre des femmes - https://blogs.mediapart.fr/aleteitelbaum/blog/030721/le-travail-et-le-temps-libre-des-femmes; El trabajo y el tiempo libre de la mujer. Evolución reciente y normativas internacionales. 278 pgs. Edit. Dunken, Buenos Aires. Julio 2021.
[19] Ludovic Hennebel, L’affaire Total-Unocal en Birmanie jugée en Europe et aux Etats-Unis, CRIDHO Working Paper 2006/09- En janvier 2022, Total Energies a annoncé sa décision de se retirer du champ de Yadana et de la société de transport de gaz MGTC au Myanmar, en raison des violations des droits humains depuis le coup d'état de 2021.
[20] Alfred Dubuc, Quelle nouvelle révolution industrielle ? in : Le plein emploi à l'aube de la nouvelle révolution industrielle. "Tout au long de l'histoire du capitalisme, de la grande révolution industrielle de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, le système économique s'est développé par des mouvements successifs d'investissement et d'innovation technologique. Ces mouvements semblent principalement liés aux difficultés inhérentes au processus d'accumulation du capital : à un moment donné, le capital se bloque et tout est remis en question : réglementation, salaires et productivité. L'innovation technologique est un moyen de sortir de la crise, mais elle ne vient pas seule : elle affecte directement, parfois le niveau d'emploi, toujours l'organisation du travail et le contrôle exercé par les travailleurs sur leur métier et leurs outils de travail et par leurs organisations sur le niveau des salaires, sur la discipline du travail et la sécurité de l'emploi...". Publication de l'École de relations industrielles de l'Université de Montréal, 1982.
[21] Lars Svendsen, Le travail. Gagner sa vie, à quel prix ? op. cit.
[22] Hans Magnus Enzensberger, Culture ou mise en condition ? Collection 10/18, Paris 1973, pp. 18-19.
[23] Marx fait référence au consumérisme au troisième Manuscrit de 1844, point 4:
La propriété privée nous a rendus si sots et si bornés qu'un objet n'est nôtre que lorsque nous l'avons, qu' [il] existe donc pour nous comme capital ou qu'il est immédiatement possédé, mangé, bu, porté sur notre corps, habité par nous, etc., bref qu'il est utilisé par nous, bien que la propriété privée ne saisisse à son tour toutes ces réalisations directes de la possession elle-même que comme des moyens de subsistance, et la vie, à laquelle elles servent de moyens, est la vie de la propriété privée, le travail et la capitalisation. A la place de tous les sens physiques et intellectuels est donc apparue la simple aliénation de tous ces sens, le sens de l'avoir. L'être humain devait être réduit à cette pauvreté absolue, afin d'engendrer sa richesse intérieure en partant de lui-même.