1. Conversations avec des amis en phase 2 : Un ami me dit : « Je me sens bizarre ». Une autre amie me confesse : « Je me sens désorientée ».
Moi aussi j'éprouve les mêmes sensations. Bizarre, déconcerté, désorienté. Je blague en disant « Je resterais bien vivre à la phase 0 ». Je travaille le moins possible, je passe une grande partie de mon temps à la maison, je n’accepte que les rencontres qui m'importent.
Et si, dans ce « se sentir bizarre », il y avait quelque chose à prendre en compte, auquel nous devrions accorder un espace ? Et si cet état d’esprit tentait de nous dire quelque chose ?
2. Je pense ceci : se sentir bizarre signifie que quelque chose ne rentre pas dans l’ordre, que nous ne nous adaptons pas, que quelque chose s’est fissuré, qu’il y a un désajustement, un dérèglement.
On ne colle pas à ces différentes phases qui nous mènent à la “nouvelle normalité”. Nous sentir bizarre est notre manière de nous rebeller contre le processus de normalisation en marche. Il y a une désynchronisation entre le rythme objectif des phases et notre propre rythme subjectif.
Il me semble que se sentir bizarre est aujourd’hui la meilleure manière d’être, un signe de santé et de vitalité face à l’adaptation et l’anesthésie. Le défi est donc surtout de nous permettre de nous sentir bizarre plutôt que d’arrêter de l’être.
3. Pourquoi ne nous adaptons-nous pas ? Il subsiste des restes en nous de ce que nous avons vécu ces derniers mois. Des traces de l’événement. Des effets de l’interruption.
L’expérience que nous avons vécue a laissé des marques en nous. Ces marques nous dévient de ce qui nous mène automatiquement vers la nouvelle normalité, trop semblable à l’ancienne, malgré le port du masque.
Les choses ne se referment pas. Ça fait peut-être mal mais c’est mieux ainsi. C'est quand tout se referme qu'oeuvre la normalisation. Il n’y a pas de normalité, ni ancienne ni nouvelle. Ce qu’il y a c’est un processus de normalisation qui consiste à neutraliser tout ce qui ne s'adapte pas, à présenter la norme comme l’unique chemin possible.
4. Que nous est-il arrivé ? Pendant un instant, la définition conventionnelle de la réalité s’est interrompue.
En premier lieu, l’idée selon laquelle chacun vit sa vie. L’existence a cessé d’être une affaire privée. Les liens de l’interdépendance se sont imposés comme une évidence matérielle et concrète. La bulle qui nous protégerait totalement de la contagion n'existe pas, personne ne peut se sauver seul. L’autre, à distance sociale, s’est fait paradoxalement plus présent : mon destin est lié au sien. Les autres comptent, importent.
En second lieu, l’idée selon laquelle le travail et la consommation configurent le sens de la vie. Pour des milliers de personnes les automatismes de la vie quotidienne ont été suspendus. Même tenter de continuer comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était passé, requiert une certaine inventivité : continuer à travailler mais comment et pourquoi ? Continuer à consommer mais comment et pourquoi ?
5. Lors de cette interruption, des questions sont apparues, des mal-êtres et des envies d’autre chose.
Des questions : Qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce qui va m’arriver ? Qu’est-ce qui va nous arriver ?
Qu’est-ce qui est important ? Qu’est-ce qui est essentiel ? Qui et quoi va prendre soin de nous ?
Qu’est-ce qui importe ? Quelles sont les relations sur lesquelles ma vie s'appuye ? Qu’est-ce qui fait que ma vie vaut la peine d’être vécue ?
Du mal-être, parce que nous avons senti avec violence l’évidence des logiques étatiques et mercantiles qui ne prennent pas soin de nous.
D'abord l’État. Même avec de bonnes intentions, il est aveugle aux inégalités et aux singularités des formes de vie. Il légifère comme si la société entière était composée d'une classe moyenne plus ou moins aisée. Se confiner, très bien, mais qu'est-ce que cela signifie pour ceux qui n’ont pas de logement ? Et pour ceux qui vivent au jour le jour ? Et pour ceux qui vivent nombreux dans un tout petit espace ? Et pour ceux qui ont des particularités physiques ou psychiques qui font que le confinement se convertisse en un enfermement insupportable ? Toutes les inégalités de genre, d’âge, de race, de classe. L’État, basé sur la logique de la loi et du « ce qu'il doit être », ne voit pas les différences présentes dans ce qu’il y a.
Ensuite, le Marché. Sa logique de maximisation du profit et des bénéfices le situe toujours au-dessus des soins nécessaires à la vie. C’est une logique littéralement extra-terrestre : au-dessus du terrestre, des terrestres et de la terre. Il ne produit pas de valeurs d’usage, que des valeurs d’échange. Il ne produit pas de richesses mais des bénéfices. Les inventions techniques ne libèrent pas du temps, elles intensifient la production. La guerre est l’occasion idéale pour convertir certaines marchandises (les armes) en argent. Le chômage et les licenciements sont la meilleure solution pour que les entreprises ne se ruinent pas. L’obsolescence programmée est une grande idée.
Les problèmes que connaissent les habitants de la terre (humains et non humains) sont vues comme des solutions pour l’économie. C’est pour cela que le penseur italien Antonio Gramsci fait appel à notre “terrestrité commune” contre la logique capitaliste du bénéfice.
Des envies: dans le silence, dans le temps réapproprié, dans certaines rencontres et retrouvailles avec la nature, dans les premières promenades dans la ville libérée du bruit, des voitures et du stress, dans le fait de prendre soin de ses proches, dans l’attention amoureuse envers les inconnus, dans les pratiques créatives déployées à la maison, dans l’intensification des liens… dans mille expériences se sont réveillées des envies de vivre autrement.
6. La vie n’a pas de mode d’emploi. “La vie est de brûler des questions” disait le poète Antonin Artaud. Il n’y a pas de normalité, ni ancienne ni nouvelle, mais un processus de normalisation constant : éteindre le feu toujours ravivé par les questions à propos de comment vivre.
Se sentir bizarre c’est continuer à vivre. Insister dans nos questions, nos mal-êtres et nos désirs contre la normalisation. Tenter de convertir tout cela en matière pour élaborer et inventer un nouveau désir, une nouvelle forme de vivre.
Se sentir bizarre c’est défendre nos questions, conserver les marques laissées par l’interruption comme quelque chose de précieux, nous disposer à une autre attention sur nous-mêmes et sur la réalité.
Attention à tout ce qui ne colle pas, parce que sous l’apparence de la normalisation il y a mille blessures. Des personnes qui ne sont plus là et dont l’absence nous pose question : est-ce normal que cette personne ne soit plus là ? Sa mort est-elle naturelle ou s’agit-il d’une mort politique, liée à une organisation sociale ? Des lieux et des choses qui ne sont plus là : est-ce normal que ce lieu ait fermé, que cette personne ne travaille plus là ?
Nous nous sentons bizarres parce que nous ne voulons pas retourner à la même chose, mais aussi parce que cette même chose n’existe plus.
7. Et dehors, le virus est toujours là. C’est un nouvel acteur sur l'échiquier qui oblige tous les autres à se redéfinir : de nouvelles habitudes, distance sociale et mesures de protection dans les écoles, dans les universités, dans les commerces et les transports. Nous nous sentons bizarres parce que nous sommes sensibles à tout cela.
Une amie, maman de deux filles, m’a dit : “je ne sais plus ce que cela signifie d’être mère, pour quel monde nous devons éduquer nos enfants”. Le sol s’ouvre sous nos pieds.
C’est la même question que se pose un professeur, une enseignante, un travailleur social, une thérapeute, une agente culturelle, un travailleur sanitaire…
Il n’y a pas de normalité, ni ancienne ni nouvelle, seulement un processus de normalisation : une désactivation permanente des questions qui pourraient ouvrir la situation, qui nous permettrait de nous la réapproprier et d’arrêter d’obéir et inventer des règles communes pour un soin collectif.
8. De mauvaises nouvelles : le virus se reproduit à travers nos formes de vie (tourisme, agglomérations). Il y a une espèce de radioactivité dans l’air. Nous pouvons dire que nos modes de vie conventionnels sont infectés et empoisonnés.
Il n’y a pas de retour à la situation antérieure. Même celui qui prendra un vol cet été pour une destination paradisiaque le fera avec un frisson d’inquiétude.
Si nous étirons plus encore les mauvaises nouvelles, nous pouvons affirmer que la “nouvelle normalité” n’est qu’une parenthèse entre deux états d’urgence, celui dont nous venons et celui vers lequel nous allons. Et même s’il ne se déclare pas à nouveau, à partir de maintenant nous vivrons sous la menace. Jusqu’à ce qu’on trouve un vaccin. Et si on ne le trouve pas ? Et si de nouveaux virus apparaissent, ou d’autres risques plus importants encore liés au changement climatique ?
La peur est venue pour s’installer. La norme est, à partir de maintenant, l’état d’urgence lui-même. Et ce que nous appelons “nouvelle normalité” n’est qu’une phase particulière de ce cadre : toujours provisoire, précaire, instable.
9. Nous pouvons distinguer deux versions de ce processus de normalisation, deux formes d’adaptation, deux formes de gouvernance qui sont en même temps deux formes de subjectivation (c’est à dire de vivre les choses).
La néolibérale/néolibérale porte le nom de Trump, Bolsonaro, Johnson. L’économie au-dessus de la vie ? Non : l’économie est la vie.
Récupérer la normalité le plus vite possible, peu importe les conséquences. Comme le scandait une pancarte d’un manifestant pro-Trump aux États-Unis, “sacrifiez les faibles”. La vie est productivité, la vie est une entreprise, nous sommes tous notre boss, laissons tomber ceux qui ne peuvent pas suivre le rythme.
Nécro-politique et nécro-logique: production de populations jetables, superflues, en trop. Précisément ce qu’Hanna Arendt signalait en son temps comme la condition nécessaire à la politique nazie dans Les origines du totalitarisme.
Mais ne nous scandalisons pas trop vite. C’est trop facile et ça ne mène à rien. Cette pancarte ne fait que rendre explicite ce qui est implicite, il faut le lui reconnaître. La nécro-logique régit déjà nos institutions. Pensons aux résidences où sont mortes nos personnes âgées. La perception normalisatrice qui éteint les questions sur ces morts massives (“ils étaient vieux, ils allaient mourir) aujourd'hui nous traverse et nous constitue.
La version néolibérale/social-démocrate porte le nom de Pedro Sánchez (ou d’Alberto Fernández en Argentine).
Sans aucun doute, elle est préférable (et défendable) face à l’horreur nécro-politique de la droite radicale pour mille raisons. Mais n’en restons pas là. C’est aussi un calcul coût-bénéfice qui porte sur les populations qui constituent la force de travail. C'est donc bien encore une considération utilitaire.
Dans ce calcul se rencontrent les droits sociaux et les mesures sanitaires dans un cadre auquel on ne touche pas, une limite absolue. Notre cher Fernando Simón(1) le résume ainsi avec sa franchise habituelle : “ce pays vit du tourisme, nous devons nous préparer” (à d’autres endroits, il s'agit d’autres types d'extractivismes déprédateurs). C’est cette combinaison que nous appelons “nouvelle normalité”. Le cadre n’est pas modifié, il n’y a aucun changement substantiel.
Mais ne demandons pas l’impossible : ce qui a toujours fait changer les choses, c’est une nouvelle définition de la réalité, l’émergence d’un autre sens de la vie. Un gouvernement gère, mieux ou pire, mais il ne produit pas un autre sens de la vie.
10. Une quantité de questions, de mal-êtres, d'envies d’autre chose. Tout cela ensemble et emmêlé, dans un grand magma. C’est un potentiel énorme.
Quel est le défi ? Relier l’existentiel au politique, les questions et l’élan de changement. L’énergie politique n’apparaît que lorsque les deux dimensions arrivent à tisser un lien, comme c’est arrivé le 11M 2004, le 15M 2011(2), le 8M lors de la grève féministe.
La transformation sociale ne consiste pas seulement en une série de problèmes objectifs (pauvreté, etc.) qui s’articulent en demandes dirigées vers l’État, c’est aussi l’expression (pas la représentation) de questions radicales sur la vie qui d’un coup deviennent collectives, communes et partagées. Des formes d’expression (organisatrices, stratégiques, tactique)s que nous devons inventer chaque fois, sans mésestimer les expériences passées mais en les recréant.
Quand l’existentiel se sépare du politique il n’y a que faiblesse : le politique se convertit en parti, identité et idéologie. L’existentiel de son côté se résout par la thérapie.
Les tentatives de transformation sociale ont échoué chaque fois que le changement n'a été confié qu’à une rénovation purement objective, structurelle, sociologique. C’est la “gauche sans sujet” que le penseur argentin León Rozitchner a démonté il y a plus de 50 ans, qui continue à insister dans son échec.
La gauche sans sujet prend en charge le politique sans dimension existentielle, la thérapie prend en charge l’existentiel sans dimension politique.
Le sujet du changement n’est pas un simple support de déterminations économiques et sociologiques, mais l’espace d’élaboration de questions, de mal-êtres et de désirs. Un espace à la fois et indissociablement individuel et collectif.
La force de transformation aujourd’hui passe par la capacité de donner une expression commune au magma de questions, de mal-êtres et de désirs qui nous traversent, à nos subjectivités blessées et en crise, en définitive, à nous “sentir bizarres”.
Merci pour les dialogues bizarres: Marta Badiola, Natasa Lekkou, Raquel Mezquita, Marga Padilla, Juan Gutiérrez, Natalia Garay, Diego Sztulwark, Agustina Beltrán, Javier Olmos, Arantza Santesteban, Sergio Larriera, Eugenia Mongil, Amarela Varela.
(1)Médecin épidiémiologiste espagnol qui a été nommé responsable du Centre de Cooordination des Alertes et émergences Sanitaires pendant la crise du Covid-19 en Espagne. Il a eu un rôle fondamentale dans l'explication des mesures liées à l'émergence sanitaire et au confinement. Il s'est rapidement converti en la fiigure à attaquer para les détracteurs des décisions prises par le gouvernement Sanchez, mais a aussi éte la figure humaine et accessible de la gestion politique de la crise.
(2)Le 15 M est ce qui a aussi été appelé le mouvement des Indignés espagnols. Le 15 mai 2011 est un mouvement qui a pris naissance avec l'occupation et la création d'un campement à la Puerta del Sol de Madrid (place centrale de la ville, lieu touristique et de consommation par excellence). Le campement qui a duré plus de 3 semaines a été un lieu de rencontre, de discussion, d'assemblées multidinaires où on participé des personnes de toute provenance, en la misma linea que le mouvement Occupy ou les Nuit Debout. Le 15 M a complètement modifié le panorama sociétal et politique de l'Espagne et reste une expérience qui a marqué la vie politique des dernières années.