Suite à mon précédent papier sur Mediapart, je voulais exposer un autre problème extrêmement inquiétant que je vais présenter sous l'angle roumain mais très certainement valable pour d'autres pays de l'Union.
Un gros débat anime la société roumaine depuis plus d'un an : le changement de l'article 48 de la Constitution qui dit que "la famille est fondée sur la mariage librement consenti entre les conjoints", etc.
Cet article en-soi est problématique car il limite la famille au mariage ce qui exclut d'entrée de jeu toutes les autres situations : divorcés, couple non marié hétéro ou gay, famille monoparentale.
L'espoir était donc enfin de changer cet article en l'ouvrant au mariage gay mais aussi aux concubins et à toutes relations familiales protéiformes.
A ce jour la réalité est toute autre. Un mouvement réactionnaire du nom de la Coalition pour la Famille a fait il y a un an une pétition, recueillant 3 millions de signatures sur 20 millions de personnes, pour changer la Constitution en remplaçant le mot « conjoints » par « homme et femme ».

Le 09 mai, la Chambre des députés a donné son aval pour le référendum en vue de la modification de la Constitution. Le Sénat doit à son tour valider.
Donc tous les rêves d'émancipation et d'intégration des nouveaux modèles familiaux disparaissent d'un coup.
Non seulement ce sera un pas en arrière extrêmement violent mais donc la négation quasi définitive (au moins pendant 50 ans à ce train-là) de toute évolution à tous les niveaux.
Concernant le référendum il est improbable que la réponse apportée soit une réponse d'ouverture. La société roumaine baigne depuis la fin du communisme dans un nationalisme exacerbé avec un retour en force des valeurs dites traditionnelles : Travail, Patrie, Religion, Famille.
La loi sur le référendum a été changée il y a peu. Avant il fallait avoir un quorum de 50% + 1 maintenant c'est passé à un quorum de 30%.
La société roumaine n'est pas une société laïque et beaucoup pensent même que l'athéisme est une maladie au même titre que l'homosexualité.
A ce jour aucun parti politique ne joue la carte du progrès préférant un clientélisme lui assurant des voix.
Donc si ce changement s'opère, et il va très probablement s'opérer, il va renforcer le côté désuet de la définition de la famille mais il va aussi le figer dans le marbre lui donnant du coup une nouvelle jeunesse. La coalition pour la famille fière de sa réussite ne s'arrêtera certainement pas là dans sa chasse aux sorcières. D'ailleurs la Coalition pour la famille a déjà préparé 50 mesures phares (lien en Roumain) en ce sens dont quelques propositions de bon sens telles que des jours de congé en plus pour le père, d'autres beaucoup moins réjouissantes dont :
Point II : « Culture familiale » avec des mesures et conseils pour assumer les rôles familiaux conformément à l'âge et au sexe...
Point VII : « Stabilité des mariages et protection de l'enfant » qui comprend entre-autres : médiations pour empêcher les divorces et interdiction d'accès pour les mineurs de l'avortement sans autorisation parentale, augmentation de l'âge de la majorité sexuelle de 15 à 16-18 ans.
Point VIII : « La mise en pratique des droits des parents à éduquer leurs enfants conformément à leurs propres valeurs » qui comprend la participation d'associations de parents dans l'élaboration des manuels scolaires d'éducation religieuse et d'éducation à la santé et la famille, la légalisation du homeschooling sur un modèle nord-américain, c'est-à-dire sans encadrement étatique.
A partir de ceci on peut imaginer des dispositions législatives qui peuvent survenir par ricochet. Une personne qui élève son enfant seule ou un couple non marié n'était, n'est et ne sera pas une famille donc on peut aisément concevoir qu'on peut ainsi introduire des notions vers les bonnes mœurs, comment éduquer son enfant et au nom de la protection de celui-ci le retirer d'une famille qui ne correspond pas à la définition de la Constitution. On peut aussi aisément entrapercevoir ce que veut dire assumer ses rôles selon le sexe dans une famille, figurant dans les propositions pour la suite. La porte vers les abus est ouverte sachant donc que la Religion vient apporter son mot dans la politique et dans les enjeux de la société civile.
Il ne faut pas oublier que l'homosexualité était encore pénalisée jusqu'en 2001 en Roumanie.
Un autre article de la Constitution roumaine, le 26, dit : « Les autorités publiques respectent et protègent la vie intime, familiale et privée. Toute personne physique a le droit de disposer d'elle-même si elle ne viole pas les droits et les libertés d'autrui, l'ordre public ou les bonnes moeurs ».
Cette notion de bonnes mœurs dans le cadre d'un pays où la religion domine est donc un paramètre à géométrie extrêmement variable et surtout en ce moment, sachant que rien ne définit concrètement ce que sont les bonnes mœurs. Les bonnes mœurs d'hier ne sont pas les bonnes mœurs de demain. Du moment où on rétropédale pour la Constitution il n'y a aucune raison de ne pas retropédaler pour le reste.
Les inquiétudes sont donc vives et les scénarios catastrophes ne sont donc pas inenvisageables.
L'utilisation de la famille traditionnelle au sens que les politiques lui donnent et ce dans des pays fragiles et nationalistes ont conduit à bien des dérives dans l'histoire tels que les bébés volés du franquisme. Même si ma comparaison paraît violente, il ne faut pas oublier que au vu de l'intégrisme religieux qui monte, au vu des extrêmes droites qui sont bien qualifiées partout à toutes les élections, tout peut-être possible sur les années à venir. Qui aurait imaginé encore il y a peu un Trump au pouvoir ? Et pourtant c'est bien ce dernier, maintenant président, qui a introduit cette notion comme quoi le viol ou avoir subi des violences domestiques pourraient être considérés comme des maladies préexistantes. Même Paris-Match en parle pour vous dire.
Pour vous donner un exemple concret, j'ai vécu en Roumanie de 2007 à 2010. A l'époque j'avais un petit appartement que je louais. Un jour j'ai reçu un appel de ma propriétaire me disant que ma voisine d'en face a signalé que je recevais des hommes chez moi..... Les dits hommes en question étaient un membre de ma famille et un simple ami. Je suis restée éberluée d'une telle remarque et toujours aussi choquée 10 ans après. Rien n'a changé dans la vision depuis cette époque. Une femme n'est pas libre de faire ce qu'elle veut. Recevoir un ami chez soi n'est pas une pratique admise pour une femme célibataire qui dans ce cadre devrait vivre dans sa famille.
Avec ce renforcement d'un article dépassé de la Constitution le risque est donc grand de voir des personnes dénoncées pour manquement éducationnel car ne respectant pas les conditions de la Constitution en terme de Famille. Ceci est extrêmement grave et problématique en terme des droits humains. C'est une porte ouverte à la dérive dans le cadre d'une société remplie de maux non guéris 27 ans après la chute du communisme.
On s'imagine bien ce que peut endurer un couple gay, homme ou femme, avec un enfant et le risque qui pèse sur eux. Idem pour une femme seule avec enfant(s) qui aurait le malheur de recevoir un ami ou même de ne recevoir personne.
Dans ce même contexte on remet régulièrement sur le tapis le droit à l'avortement. Tout ceci s'encadre dans une forme d'hystérie sur le déclin démographique dont souffre la Roumanie. L'étau se resserre sur les femmes qui deviennent donc des outils de reproductions. La majeur partie des propositions de la Coalition pour la famille tourne d'ailleurs autours de ça. Repeupler le pays.
C'est ici qu'intervient la question européenne. L'Union Européenne « administre » 28 pays membres de l'UE avec des constitutions différentes ne donnant absolument pas les mêmes droits à leurs citoyens. En France typiquement, la Constitution n'intervient pas dans cette définition de la famille. Ce sont les codes tels que le Code civil qui définissent les choses.
L'Union Européenne n'a aucun pouvoir pour forcer un pays à faire admettre et à donner certains droits. Il n'y a pas de constitution supra-nationale qui permet de régir la conditions des citoyens européens et ce de manière égalitaire et juste tout cela au nom du sacro-saint souverainisme et à la non ingérence dans certaines affaires.
La question qui se pose à l'heure actuelle est de savoir jusqu'où ce nationalisme et ce retour aux valeurs dites traditionnelles, avec ce que cela implique, va nous mener.
Les Polonaises ont dû se battre pour sauver le droit à l'avortement et il s'en est fallu de peu. Je ne suis pas certaine qu'en Roumanie il y aurait une levée des boucliers aussi forte dans la même situation.
Aujourd'hui en Roumanie il n'y a aucune mobilisation concernant le changement de la Constitution à part forcément quelques associations LGBT. Toutefois j'insiste lourdement sur le fait que cela touche l'ensemble du pays car cette mesure limitative exclut donc de son champ un nombre incalculable de familles et exclut toute possible évolution dans le bon sens du terme.
Elle reste également une arme puissante aux mains des religieux qui modèlent à leur bon vouloir la société.
Il est aussi à noter que depuis l'an dernier, les professeurs doivent impérativement demander l'autorisation écrite des parents pour donner un cours d'éducation sexuelle.
Les cours de religion ne sont plus obligatoires, toutefois 95% des enfants continuent de les fréquenter, de la primaire au lycée et pour les 5% qui ne le souhaitent pas ils restent toutefois dans la même classe donc entendent malgré eux ces cours.
C'est aussi donc la question des états laïcs versus les états non laïcs qui intervient. Peut-on considérer viable à long terme de financer via l'UE des pays qui financent une religion d'état qui elle-même influence la société civile de façon rétrograde ? Vaste question qui pose des problématiques sans fin vu les divergences existantes.
Dans quelle mesure une femme roumaine, lesbienne ou hétéro aura-t-elle la possibilité de bénéficier des mêmes droits que son homologue française ? Il est déjà impossible au niveau théorique du droit de l'envisager alors ne parlons même pas au niveau concret.
Toutes ces questions doivent impérativement rentrer dans le débat européen sans cela les fossés vont s'accroitre et le nationalisme continuer sa gangrène en touchant petit à petit chaque pays.
Je vous tiens au courant de la suite et de l'évolution de cette histoire. En attendant solidarité et égalité, il n'y a que ça de vrai.