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Le 12 novembre j'étais avec Même pas peur ! au Puy-en-Velay où l'ambiance n'était pas à la fête avec les Régionales et Wauquiez. Je me rappelle qu'on a mangé avant la projection du film, chose assez rare car souvent on le fait pendant le film histoire que je ne poireaute pas pendant 1h47 à chaque fois. Le resto était bon voire excellent. Un restaurant avec des produits locaux qui nous a servi une superbe terrine en entrée et un bœuf bourguignon magnifique. Une fois fini on court avec le gérant de la salle pour présenter le film et le lancer. A l'entrée un couple de jeunes ne savaient pas quoi allez voir. Alors je leur ai parlé. Ils n'étaient pas habitués à aller voir des documentaires. Je leur ai offert la place sur mon compte réalisatrice. Ils y sont allés. Je reste toujours quelques instants dans la salle pour vérifier l'image et le son. Ensuite nous sommes partis prendre un verre. Nous avons discuté de tout et de rien. Le débat dans la salle qui a suivi, de mémoire, a été agréable et cordial. Ce n'est pas toujours le cas. Je suis ensuite rentrée à mon hôtel car le lendemain je prenais le train tôt pour aller à Décines-Charpieu près de Lyon où j'avais mon dernier débat de la semaine avant de rentrer chez moi en Île-de-France.
J'étais fatiguée et pas forcément de bonne humeur. Le film est sorti en salle le 10 octobre et les réactions étaient bizarres. J'ai découvert via ce film que les personnes qui pouvaient appartenir à ma famille politique et idéologique montraient un visage que je n'aurais pas soupçonné auparavant. Un racisme ambiant, un souverainisme mortifère, une peur de l'autre viscérale. Je me suis tue. On ne tire soi-disant pas contre les gens de son clan. Après Trump, je me dis que maintenant les langues peuvent se délier, doivent se délier. Si des monstres se créent c'est aussi parce que des gens qui affichent une couleur jouent au dernier moment dans l'équipe adverse. Le secret des urnes c'est comme les secret d'alcôves. Ca filtre peu mais un beau jour ça se voit. L'humanisme, le vrai, lui ne tolère pas de variables.
Le matin du 13 je prends le train au Puy. La matinée commence mal. Nous sommes un vendredi 13 et j'apprends la mort de Jean-Jacques Bernard, critique de cinéma et ancien président du syndicat de la critique de cinéma. J'avais eu l'occasion de le rencontrer un autre mois de novembre, le 21, trois ans plus tôt aux Rencontres des cinémas d'Europe à Aubenas où j'étais projetée avec mon premier film Khaos, les visages humains de le crise grecque. J'en garde encore un excellent souvenir. Cela m'a rendu triste. Jean-Jacques Bernard est mort à Sarlat. Le 19 novembre 2015 j'étais programmée à Sarlat avec Même pas peur !. Drôle de coïncidence. On ne se sera plus jamais croisé.
J'arrive à la gare de Lyon Pardieu. Du monde partout et puis cette gare est profondément mal foutue pour un non lyonnais. J'ai mis plus d'une heure à chercher mon hôtel malgré Google map. J'étais fatiguée et énervée. Au final j'ai enfin réussi à trouver après avoir demandé à X personnes qui ne savaient pas me renseigner. J'arrive à l'hôtel, un groupe Accor, et là je fais face à un standardiste qui refuse de me donner les clefs de la chambre car il n'a pas reçu d’acompte. Il me parle comme à un chien et je lui réponds, en essayant de garder ma courtoisie sans l'envoyer paître en enfer, d'appeler le cinéma car c'est eux qui gèrent et pas moi. Bref cela a bien duré 20 minutes le temps que ça se règle et que j'arrive enfin à déposer ma valise dans la chambre.
Profitant d'être à Lyon, je rencontre un de mes contacts FB qui avait participé au financement participatif du film et qui avait vu Même pas Peur ! au Comoedia de Lyon ! Nous fixons une heure plus tard la rencontre et nous allons dans un bar à vin pas loin de mon hôtel. Nous étions dehors assis sur des tabourets autour d'un tonneau. A ce moment-là je reçois un coup de fil de chez moi m'annonçant qu'un de mes chats a été retrouvé mort empoisonné devant ma porte. Je vois encore clairement ce moment entre chien et loup où j'apprend la nouvelle. Je m'excuse par ailleurs auprès de cet ami car je n'étais pas franchement au meilleur de ma forme. Après l'entretien je rentre à l'hôtel et ayant le blues après cette deuxième mauvaise nouvelle je ne me voyais pas rester dans la chambre petite et étriquée au passage. Alors je descends au bar de l'hôtel pour prendre un café en attendant la venue de mon hôtesse qui devait m'emmener au cinéma de Décines.
A coté de moi un groupe de touriste de je ne sais plus quelle région de France demande à la serveuse d'où elle vient car elle a un accent. Sur le coup cela m'a profondément agacé. La serveuse était donc moldave et les voilà en train de se demander où était la Moldavie et quelle était sa capitale. Après les avoir entendu un moment essayé de prononcer Chisinau, trouvé via Wikipédia, je suis rentrée dans le discussion en leur disant que ça se prononcé Kichinaou. A final c'était des gens assez sympathiques et je m'en suis voulue pour mon mouvement d'humeur du départ. Mon hôtesse arrive, je les salue et nous partons vers le cinéma.
J'arrive dans un très beau cinéma qui d'ailleurs est plutôt un lieu polyvalent culturel avec un petit café, une salle de spectacle, etc... La responsable du cinéma avait réussi à mobiliser une association de femmes musulmanes qui ce jour faisaient leur première sortie au cinéma. C'était exceptionnel et encourageant. Je présente donc le film et après nous partons dîner. Nous allons dans un restaurant turc. J'étais contente car, non pas que je n'aime pas la gastronomie française, j'avais d'autres saveurs ce soir là dans mon assiette.
Je me rappelle très bien de la discussion que j'ai eu avec la responsable du cinéma ce soir-là. Je pense qu'elle aussi doit s'en rappeler vu que mes mots ont bizarrement dû lui raisonner une heure plus tard. Je lui ai parlé de mon pessimisme sur la direction que prend le monde, de mon inquiétude de guerre, de mon inquiétude de nouveaux attentats en perspective. Ce repas à la différence de celui de la veille n'a pas été joyeux et j'étais ce soir-là dans un sentiment assez négatif sur la direction prise par la société, reflet des diverses rencontres que j'ai pu avoir depuis la sortie du film.
On finit le repas et on part au cinéma. Je n'avais pas de réseau dans le restaurant. Donc avant d'aller faire le débat je fume ma clope rituelle et je checke les infos. Je n'ai plus d'alertes depuis un bail vu que je suis une connectée 24/24 et que mes sources d'info sont multiples. Donc j'ai viré les push up. Pendant que ma clope se consume j'ouvre l'appli du Monde. Et là j'apprends. Nous sommes à 10 minutes du débat avec une salle remplie de femmes voilées qui venaient pour la première fois dans ce cinéma assister à un débat. Je savais que c'était grave dès le départ. Je n'avais pas encore l'ampleur ce qui se passait mais je savais. J'appelle chez moi en urgence pour prendre des nouvelles de ma famille, je vais voir l'exploitante et je lui apprends les nouvelles qu'elle non plus n'avait pas vu. Elle se décompose, je suis déjà décomposée. Mes paroles d'une heure plus tôt raisonnent sûrement dans nos deux têtes, c'est comme si c'était la Pythie qui avait parlé. Ce jour-là j'aurais aimé de tout mon cœur me tromper sur mon analyse. Le temps passe, les gens sont toujours dans la salle et nous attendent. Nous décidons d'y aller. Le film était fini depuis 10 minutes et tout le monde attendait. Les portables ne passaient pas dans la salle donc personne n'était au courant. La salle était pleine de monde. Je me suis mise face à eux et j'ai annoncé la nouvelle. Au départ il y a eu une vague d'incrédulité. Certains ont même cru à une mauvaise blague de ma part. Je ne sais plus ce qui a été dit. Je sais juste qu'une femme a dit au départ que ça va être encore compliqué pour les musulmans et une autre à pris le micro. Elle était belle et avait un voile d'une couleur vert émeraude. Il y a des détails comme ça qui marquent. Elle a parlé et elle a dit que nous ne devions en ce soir endeuillé ne penser qu'à une seule chose : aux victimes de la barbarie. Rien d'autre n'était important. La salle entière a applaudi. Nous étions ensemble, toutes, dans un même élan d'humanité.

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A la fin beaucoup de personnes sont venues me remercier pour mon travail. Nous avions les larmes aux yeux. Ma mémoire se brouille. C'est tout ce qu'il me reste de ce moment qui a été un véritable état de choc. Juste cette humanité extraordinaire. J'ai écrit un billet sur Mediapart sur ce moment là quelques jours après que je vous remets ici :
https://blogs.mediapart.fr/ana-dumitrescu/blog/151115/merci-elles
Ce soir-là j'ai aussi rencontré un de mes futurs intervenants du Temps de la Lumière, mon troisième film. Il est devenu un ami. Je pense aussi fort à lui en ce jour. Il se reconnaîtra.
La gérante du cinéma m'accompagne ensuite en voiture jusqu'à l'hôtel. Nous étions toujours en état de choc.
Arrivée à l'hôtel, seule face à moi-même il m'a paru impossible de monter dans la chambre. J'ai été au bar et j'ai demandé un whisky. Je déteste le whisky en temps normal. J'ai essayé de discuter avec le barman. Il avait l'air totalement indifférent. Je suis sortie dehors avec mon whisky et mes clopes. Des gens rentraient dans l'hôtel. J'ai essayé de parler avec quelques uns. J'ai juste trouvé une indifférence totale aux événements. LES GENS S'EN FOUTAIENT. Hollande annonce l'Etat d'urgence. Le monde s'écroule une deuxième fois. Je passe des coups de fils. J'essaie aussi d'avoir des nouvelles de quelques amis qui ne répondent pas et qui ne répondront que le lendemain seulement me laissant dans un gros état d'angoisse. Je n'ai pas vu une once d'humanité cette nuit-là à Lyon. J'ai été me foutre devant la télé du bar avec un second whisky et je suis restée collée à BFM avec deux filles blacks qui venaient du 93. Il n'y a que chez elles que j'ai trouvé de l'émotion, de la souffrance et de la peine pour les victimes. Nous nous sommes tenues chaud devant cette télé froide jusqu'à la fermeture du bar.
Je suis montée dans ma chambre. J'ai allumé la télé. Sur TF1 et France 2 il y avait un programme normal. C'était ubuesque. J'avais l'impression qu'une grande partie de la France ne vivait pas la même chose que moi. Seuls BFM et I Télé diffusaient les infos. La télé reflétait exactement ce que j'ai vu dans la rue : l'indifférence la plus totale. Je me suis couchée toute habillée, les lumières allumées, la télé en fond sonore. Ne pas sombrer dans la nuit, dans le noir. Entendre des voix pour se rassurer. Il était 3h ou peut être 4h du matin. Je voulais me réveiller à 5h30 pour prendre le premier train pour rejoindre ma famille.
J'ai mis un tas de réveils sur mon portable pour ne surtout pas sombrer dans le sommeil. Au final je n'en ai pas eu besoin. Je ne sais même plus si j'ai pris une douche, je ne sais même plus si je me suis changée. Je suis descendue avec ma valise prendre un café dans la salle du petit déjeuner. Parler aux autres pour garder un espoir de vie. Mal m'en a pris aussi en ce lendemain du 13. La dame qui servait le buffet était maghrébine. J'ai discuté avec elle. Elle m'a dit qu'elle voterait Le Pen. Je me suis dit que j'étais dans un cauchemar et que j'allais me réveiller. Dans la salle du petit déjeuner des gens mangeaient sans avoir l'appétit coupé. J'ai avalé quelques cafés et je suis partie vers la gare. J'avais un train qui partait pour Paris à 8h. J'ai été voir le contrôleur lui demandant poliment si je pouvais le prendre vu que j'avais un billet de TGV pour 10h. Le mec, un français franchouillard m'a regardé et m'a dit : « Ben c'est pas mon problème ce qui se passe sur Paris ma p'tite dame, nous ici on est à Lyon pas à Paris. Et puis la SNCF c'est pas son problème vous paierez un supplément. Tant pis pour vous hein ! » A ce moment-là j'ai craqué. C'était le truc de trop. L'inhumanité faite homme en face de moi. J'ai dû le traiter de de connard. Si je devais le redire je le redirai. Si toi un jour par hasard tu me lis sache que tu as été un beau connard et je pèse mes mots. Je n'ai pas eu le temps de le poursuivre de mes invectives car le TGV est entré en gare. Je suis montée dedans en disant que la SNCF pouvait aller au diable aujourd'hui. Je me suis assise dans un wagon et là j'étais avec une famille tout ce qu'il y avait de plus français qui riait aux éclats. Eux non plus n'avaient pas spécialement l'air marqué par le sort de qui que ce soit même pas de la France tout court. Là j'ai fondu en larmes. La contrôleuse est venue vérifier les billets. Elle m'a vue en larmes. A ce moment-là je n'avais pas encore de nouvelles d'un tas de connaissances sur Paris qui auraient pu être dans les endroits cités. De plus j'avais moi-même été quelques temps avant à cette même terrasse du Petit Cambodge avec une amie qui vit au Canada. Je me rappelle en détail à quoi ressemble le lieu. Je me rappelle que ce soir là j'avais croisé Julien Bayou qui cherchait une place aussi là. Et puis du serveur qui ne me croyait pas que j'étais capable de manger du pur piment. Ces petites anecdotes qui restent et qui vous rendent les souvenirs toujours présents. Juste avant de manger nous avions été au bord du Canal St Martin et nous avions fait une photo de nos pieds au bord de l'eau. On était insouciantes toutes les deux ce jour-là.
La contrôleuse me voit et me dit de ne pas m'en faire, qu'il n'y aura pas de supplément. Elle est venue m'apporter un café avec un tas de petits chocolats. Elle était elle aussi émue. Comme dans la chanson de l'Auvergnat de Brassens, on garde en soi ces moments-là, ces personnes-là. C'est vous par vos petites actions qui faites que ce monde tourne encore rond.
Arrivée à la Gare de Lyon, je devais prendre le RER C pour rentrer chez moi. Je ne voulais pas m'enfermer dans le métro et prendre la ligne 14 qui me conduisait vers la bibliothèque François-Mitterrand. Alors je suis sortie en plein air pour récupérer le C à Austerlitz. Je n'avais qu'un pont à franchir. Paris était désert. Pas un chat dans les rues. Il faisait gris. Je marchais seule dans un Paris néant. Ce que j'avais oublié c'est que la morgue de Paris était juste à côté de la gare de Lyon. En marchant j'ai croisé les premières familles qui partaient identifier les corps des leurs. Et là j'ai pleuré de nouveau. J'ai marché comme un zombie jusqu'à Austerlitz. Tout était tellement irréel. A Austerlitz au moment de descendre prendre mon RER, j'ai entendu quelqu'un crier mon prénom. Sur le coup il ne me semble même pas avoir réagi comme si la voix venait d'ailleurs. Les aléas de la vie font que j'ai croisé un des intervenants de Même pas peur ! qui prenait lui aussi son train ce jour-là. Nous étions défaits tous les deux. Nous sommes partis prendre une bière en attendant son train. La gare était vide et nous nous buvions cette bière les larmes aux yeux tout en regardant passer les militaires avec leur Famas.
Je suis ensuite rentrée dans ce RER vide. J'ai appris par la suite que des amis à moi avaient perdu des proches. J'ai une pensée pour eux et je n'oublie pas. Mes amis directs étaient sains et saufs. Un an après je me souviens du moindre détail. L'horreur je ne l'ai pas vécue directement mais ce que j'ai vu ce jour-là me laisse à jamais un goût amer. L'indifférence, le "je m'en fous" étaient les réactions majoritaires que j'ai pu constater de la part d emes concitoyens. Depuis il y a eu Bruxelles. Il y a eu Nice où j'ai un ami qui était dans la foule mais heureusement sain et sauf. Il y a eu aussi le Brexit, Trump et la montée des nationalismes et de la haine des autres. Pour avoir cotôyé cette indifférence de manière violente le 13, je comprends mieux comment on en est arrivé là. Alors si je devais dire une seule chose pour finir ce texte est que jamais vous n'aurez notre haine, notre indifférence, que le nihilisme ne nous envahira pas, que malgré tout nous sommes nombreux et que nous combattrons toute forme de fascisme, de fanatisme, d'oppression et de discrimination de manière égale. Liberté, Egalité, Fraternité, nous clamerons toujours ces valeurs qui sont miennes, qui sont nôtres au-delà des frontières, des pays, des continents, des nationalités, des religions.