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Billet de blog 13 septembre 2023

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Éloge de l'effroyable

L'éloge de l'effroyable ou la nécessité de la malaisance est un billet incommode sur l'inconfort que doit provoque l'Art dans nos vies. À contre-courant de la pensée positive permanente, je vous encourage à travers ce billet à réapprendre à regarder en face ce qui vous fait peur, ce qui vous ennuie, ce qui vous dérange ou ce qui vous dégoute.

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Je m'excuse d'une absence un peu imprévue, ayant dû régler en urgence, pour ma mère, certains problèmes de voisinage. Je prendrai le temps de répondre à vos messages courant de semaine. Je ne vous ai donc pas oubliés, juste que ma mémoire vive a été saturée ces dernières semaines par des éléments externes. Ainsi va la vie, on aimerait se concentrer sur des choses nobles mais certaines personnes indélicates, faisant partie d'une bourgeoisie vulgaire, ignare et au rire gras nous ramènent vers le terre à terre, pour ne pas dire la bassesse humaine. Méfiez-vous du bourgeois qui se croit tout permis à coup de monnaie trébuchante et sonnante. Reprendre la plume, c'est aussi s'en extraire. C'est pour cela que j'aborderai pour cette rentrée un peu tardive un sujet artistique, histoire de s'élever un peu. J'aborderai plus exactement la thématique de comment notre société refuse d'être dérangée par l'Art. Et pourquoi cela nous nuit à tous.

Suite à mon billet sur l'extrême droite et la pédocriminalité, j'ai eu quelques discussions sur le thème de l'exposition de Miriam Cahn. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que j'ai ce genre de discussion et j'ai noté depuis quelques années que nous vivons de plus en plus dans une société n'acceptant pas d'être choquée, d'être mise en position gênante et inconfortable par l'Art. C'est un vrai problème car justement le rôle de l'Art c'est de faire réfléchir, d'impacter. Je vais dans ce billet en faire l'éloge, l'éloge de l'Art qui fait mal, qui nous blesse, qui soulève nos consciences, celui qui nous sort de notre zone de confort, celui qui peut nous sembler effroyable et insoutenable, celui duquel nous avons besoin pour que la société bouge dans ces lignes. Accrochez vos ceinture, vous rentrez en zone de turbulences.


Tout d'abord, la première question qui se pose c'est de définir ce qu'est l'Art. On se croirait à un sujet de philosophie où l'élève va méticuleusement citer les penseurs accrédités par l'histoire afin ne pas donner son avis (c'est mal) mais citer celui des autres. Car pour bien penser selon les règles académiques, il ne faut pas penser ou tout du moins se baser sur la pensée de l'Autre, celui qui peut penser car il est estampillé penseur. Et c'est justement tout le sujet de l'Art. Car l'Art, à ne pas confondre avec l'artisanat qui est un savoir faire, c'est justement penser. Penser d'abord pour créer ensuite. Créer c'est vouloir exprimer et donner vie à un sentiment, une idée, une contestation, un message, une idéologie qui provient de l'intime du créateur. Créer si on n'a rien à dire est juste impossible. On ne créée pas pour faire joli. Dessiner un chaton, c'est toujours mignon mais cela sera rarement de l'Art à moins d'y exprimer quelque chose d'autre qu'une jolie aquarelle apprise en atelier dessin le samedi après-midi.

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Pour résumer, l'Art, de la littérature à la peinture, en passant par le cinéma, c'est avant tout un propos. On s'adapte au moyen qui nous permet le mieux de retranscrire le-dit propos, c'est la raison pour laquelle nombre d'artistes peuvent passer d'un médium à un autre. Certains se limiteront à celui qu'ils maîtrisent le plus, cela ne fait pas d'eux de moins bons artistes. Chacun a sa façon de faire, sa façon de s'exprimer, de la plus frontale à la plus abstraite, de la plus lisible à la moins lisible, de la plus belle à la plus atroce. Je m'attacherai ici à décrypter la manière la plus atroce justement car c'est celle-ci qui pose aujourd'hui problème à notre société.

On va donc commencer par le début, ce qui m'a inspiré ce texte, c'est-à-dire des commentaires sur l'exposition de Miriam Cahn suite à un de mes précédents billets. Cette artiste est née en 1949 en Suisse. Elle est issue d'une famille juive et a grandi dans l'après-guerre, ce qui par essence n'est pas une chose facile en soi. Sa sœur cadette se suicide à l'âge de 20 ans. Comme écrit plus haut, Miriam expérimente un tas de moyens pour s'exprimer. Elle commence par du fusain en passant ensuite par la photographie et le son pour finalement se fixer sur la peinture à l'huile. Miriam a eu sa première exposition en 1976 mais elle devient connue du grand public français par l'intermédiaire de nos « amis » du RN et de Karl Zéro. C'est assez drôle car, quel que soit le billet et le sujet, on boucle constamment sur les mêmes. L’œuvre en question qui a suscité l'effroi chez nos extrêmes-droitistes s'appelle Fuck Abstraction. Le nom de l’œuvre est tout un programme en soit et on pourrait presque uniquement en faire un exposé sans voir l’œuvre en question. Tout est dit et on s'attend à voir quelque chose qui n'est pas abstrait justement. Et c'est le cas. Le tableau représente un homme sans tête qui oblige une autre personne, les mains liées dans le dos, à lui faire une fellation pendant qu'il pose sa main sur la tête d'un troisième personnage. L’œuvre est atroce mais volontairement atroce.

Illustration 2
Fuck Abstraction © Miriam Cahn

Car l'Art n'est pas là pour être confortable. On en revient au gentil chaton en aquarelle. L'Art est là pour vous impacter, vous faire réfléchir, vous gêner et vous mettre face à ce que vous ne voulez pas voir. Et le sujet de Fuck Abstraction c'est justement la guerre, les crimes de guerre, puisque le tableau fait référence à ceux commis par les Russes sur les Ukrainiens. Car l'autre constante de l'Art, c'est que c'est un vecteur de réflexion sur notre société et sur notre contemporalité (j'aime inventer des mots), incluant nos traumatismes, nos douleurs sociales et sociétales, l'abjection du monde dans laquelle nous évoluons. L'Art n'est pas un cliché, ce n'est pas le franchouillard avec la baguette qui vient représenter la France en ouverture de la coupe du monde de Rugby. Et Miriam Cahn, à travers son travail, vient exprimer ce traumatisme de manière brutale et violente mais c'est son droit le plus absolu car elle a décidé de s'exprimer ainsi et elle est loin d'être la première et elle est loin d'être la dernière.

Dans un registre similaire, je vais vous parler de Pier Paolo Pasolini. Né en 1922 à Bologne, il est assassiné le 02 novembre 1975 sur la plage d'Ostie à Rome. Sa mort reste encore aujourd'hui trouble. Giuseppe Pelosi, un travailleur du sexe, est accusé du meurtre mais il déclarera quelques années après : « On l'a exécuté. Ils étaient cinq. Ils lui criaient : "Sale pédé, sale communiste" et ils le tabassaient dur. Moi, ils m'avaient immobilisé. Je ne l'ai même pas touché. J'ai même essayé de le défendre ».

Illustration 3
Pier Paolo Pasolini

Car comme tout artiste digne de ce nom, Pasolini dérangeait, autant le pouvoir que la société. Son œuvre est protéiforme et s'exprime autant dans le documentaire que la fiction ou la littérature. Tout y passe, de la politique à la sexualité, à l'homosexualité, à la religion. Un des œuvres les plus dérangeantes qui soient et une des plus atroces reste Salò ou les 120 Journées de Sodome, dernière de ses œuvres, sortie en salle deux mois après son assassinat. J'ai vu le film il y a quelques années déjà et j'avoue en être sortie totalement retournée. Peu d’œuvres peuvent se targuer d'aborder de manière aussi frontale et atroce leur sujet. Salò ou les 120 Journées de Sodome se base à la fois sur l’œuvre du Marquis de Sade et sur les cercles de Dante. Ce film est la meilleure image que l'on peut se faire de ce qu'est l'Enfer. Viols, tortures et autres atrocités que l'être humain peut faire sont filmés d'une manière chirurgicale et froide. Le nazisme et le fascisme sont montrés dans toute leur horreur en sortant de leur représentation classique. Le travail de Miriam Cahn n'est qu'une continuité picturale de cette œuvre filmique que n'ont certainement pas vu les membres du RN.

Salo ou les 120 journées de Sodome Bande annonce VOST Trailer film © A l'affiche !

L'horreur donc pour dénoncer, pour montrer, pour mettre le spectateur dans une situation où les seules issues possibles sont soit de quitter précipitamment la salle tout en gardant en tête les images déjà vues, marquant malgré soi la mémoire au fer rouge, soit d'affronter jusqu'au bout l'horreur. J'ai vu ce film jusqu'au final  au même titre que j'ai regardé les peintures de Miriam Cahn une par une. Je me suis sentie mal, physiquement, moralement mais j'ai fait face à l'abomination car le fait de baisser les yeux est la victoire de cette dernière. Affronter l'horreur c'est pouvoir être prêt à la combattre.

Pour rester dans la thématique de la guerre, une des œuvres les plus connues universellement reste Guernica de Picasso. Là aussi, nous sommes face à une œuvre monstrueuse mais qui paraît aujourd'hui supportable car Picasso a choisi l'abstraction pour mettre l'autre face au cauchemar, car c'est bien de quoi il s'agit, une réalité transformée en un cauchemar rempli de visages stylisés dont l'agonie géométrique nous semble un peu plus digeste pour l'esprit. Les couleurs sont effacées afin d'être au plus proche du rêve monstrueux. L'accueil qui a été fait à l’œuvre en 1937 n'a pas été meilleur à l'époque. « Curieusement, comme le rappelle l'historien Javier Irujo, le tableau fut reçu avec indifférence par le public, avec aversion par la critique, lors de l'exposition universelle parisienne de 1937 : "On le voyait comme antisocial, ridicule, repoussant". » (Libération).

Illustration 5
Guernica © Pablo Picasso

1937 c'est l'antichambre de l'horreur qui va suivre. C'est l'indifférence face à l'Art, face à ce qui dérange, face à ce qui nous met devant notre inhumanité. Nous ne voulons pas voir. C'est laid. Comme si l'Art avait une quelconque obligation à être beau. Comme si l'Art était une perpétuelle poésie joyeuse qui ne servait qu'à remplir nos yeux d'une beauté artificielle conçue à cet effet. En 2023, c'est l'image que l'on veut en donner, c'est ce que l'on continue obstinément à faire croire au grand public. L'Art c'est beau. Si ce ne l'est pas, c'est une hérésie qu'on doit faire disparaître, faisant croire que la formalisation de l'hideux transformera chaque spectateur en ce qu'il voit. Car telle était la substance de la discussion que j'ai eue sur les RS. Concrétiser une vision d'horreur peut provoquer des pulsions alors même que la création de cette vision n'est que le fruit de l'existence des dites pulsions. La monstruosité de l'humain ne nait pas à la vision d'une œuvre d'Art. On ne devient pas pédophile, violeur ou criminel en regardant un film ou un tableau. A contrario, ne pas les voir ne les fera pas disparaître. Ceci ne disparaîtra que de notre champ de vision, faisant de nous des autruches s'enfouissant la tête pour ne pas savoir. C'est un peu le même débat avec les jeux vidéos. GTA ne fera pas de toi un dealer proxénète, ça ne fera pas naître des vocations. GTA est un jeu violent mais qui se base à son tour sur une réalité violente qui n'a pas eu besoin du jeu en soit pour exister. Elle était là avant. Et on peut ne pas jouer à GTA mais devenir tout de même dealer, proxénète, assassin et j'en passe..

Mais revenons à l'Art, même si j'ai vu, il y a quelque temps, un tweet demandant si les jeux vidéos sont de l'Art (ma réponse a été : ça dépend. C'est comme le cinéma. Tout le cinéma n'est pas de l'Art, les peintures idem, etc.). Depuis quelques années, on fait face à des perpétuelles campagnes de dénigrement que ce soit des artistes en général ou des cinéastes. Le principal reproche que l'on peut lire c'est que l'Art n'est pas accessible ou que les films réalisés n'intéressent pas le grand public. Donc on arrive à définir l'Art non plus comme un propos mais comme un objet commercial devant s'adapter au public. WTF ? Le rôle de l'Art n'a jamais été de s'adapter à un public. Nombre d'artistes ont effectivement dû pour survivre faire des œuvre de commandes mais ça c'est une autre histoire. Le principe de l'Art, et je me répète, c'est d'avoir un propos et pour cela c'est aussi prendre un risque, celui que le propos ne plaise pas, ne soit pas entendu ou entendable, qu'il n'ai pas l'écho espéré, qu'il choque, qu'il froisse, qu'il scandalise. C'est le but du jeu en fait. Défier la bienséance et les cadres. Sinon on peint des chatons.

Illustration 6
Palais du facteur Cheval

D'ailleurs, on ne choisit pas toujours d'être artiste. Des fois, c'est une volonté de créer et de faire, volonté irrépressible qui nous pousse à nous exprimer. C'est le cas du facteur Cheval qui de son temps a été ridiculisé par les villageois qui l'ont pris comme source de moquerie. Sa vision du monde et de son palais ne rentrait pas dans les normes de la société. Cela défiait les cadres de ce qui était connu, convenu, accepté. C'est beau et angoissant à la fois. Aujourd'hui on s'enorgueillit de son œuvre. Nul n'est prophète dans son pays. Et c'est l'extrême-droite qui aurait détesté de son temps le facteur Cheval, qui a commencé à insuffler avec son populisme insupportable l'idée que l'Art se doit d'être populaire. Mais l'art populaire ça ne veut foutrement rien dire en fait. C'est quoi l'art populaire ? Souvent c'est confondu avec de l'artisanat (faire des santons par exemple) ou de la bonne grosse musique commerciale (genre Les Lacs du Connemara) ou de la comédie jetable genre Les Tuches qui ne marqueront pas les générations suivantes. C'est donc de la distraction en règle générale mais pas de l'Art. Dans la langue française la confusion est assez simple à faire d'ailleurs. L'art de faire quelque chose. Ceci est synonyme de technique. L'art de faire un bon barbecue en écoutant Michel Sardou. Le terme "art" se décline donc de X façons d'où le fait que j'ai opté pour un A majuscule pour parler de l'Art qui n'est pas de l'art ni du lard. C'est justement sur cette confusion de la définition même de l'Art que jouent les populistes. Ils détestent l'Art car l'Art les critique, les dépeint dans leur laideur et dans leur dangerosité.

En 2017, le RN a présenté un programme politique visant clairement à promouvoir un art officiel. À l'époque où Marion s'appelait encore Maréchal - Le Pen, elle parlait de ces « bobos qui s'extasient sur trois points rouges sur une toile ». Moquer l'Art et le faire croire incompréhensible à la majorité est une vieille façon de discréditer le propose véhiculé. L'histoire ne nous dit pas si elle a connaissait Joan Miró et si elle parlait de ces points là: 

Illustration 7
Bleu II © Joan Miró

"Deux principes se confrontent ici : le caractère méditatif propre à la contemplation et le tumulte des passions humaines.
Disposé sur le fond bleu uniforme, un semis de douze formes arrondies occupe la partie médiane de la composition. La grande balafre rouge qui traverse l'espace de haut en bas à la manière d'un coup de poignard vient troubler le rythme régulier de leur évolution à moins qu'elle n'en ait été le point de départ. Ces galets de couleur noire rappellent les rochers qui composent de façon en apparence aléatoire les jardins zen du Japon."
Centre Pompidou

Rire de l'Art, le mépriser, le considérer incompréhensible est une façon simple de discréditer le propose. Et là, tels les voisins de ma mère, j'entends le rire gras et franchouillard du pseudo bourgeois qui applaudit en pointant du doigt un tableau qui dépasse ses limites. Si le propos artistique dérange de trop, alors les extrêmes-droites vont crier à la bienséance et à la morale. Là le bourgeois ne va plus rire mais s'offusquer en criant à l'infamie, à la dégénérescence, au danger woke et en appelant à Marie, Joseph, Jésus et tous les saints de le protéger de l'odieuse pensée créatrice. Le retour des fameuses bonnes mœurs. Karlito et ses potes du RN arrivent pour dénoncer la pécheresse sataniste Miriam, les mêmes qui ont un béguin envers la Russie. Ils font exactement la même chose avec toutes formes d'Art dont le fond du propos les dérange, que ce soit l'Art LGBTQ, l'Art féministe, etc. Bizarrement ce sont les mêmes sujets qu'ils essaient de discréditer et de combattre en permanence, ceux qu'on retrouve dans mes précédents billes. Quelle coïncidence, dis donc ! Nous sachons! L'Art démontre donc qu'il est dangereux uniquement pour les extrémistes qui ont peur de l'éveil des consciences.

L'emprise des politiciens sur l'Art n'est pas une nouveauté. L'Art a été manipulé nombres de fois à des fins de propagandes. Toutefois, on a tendance à croire, et ce partiellement à tort, que l'extrême-droite est le seul danger et que les mouvements de gauche protègent l'Art et les Artistes. D'une certaine manière c'est vrai mais pas totalement. Être réellement Artiste c'est se prendre quasiment tout le monde à dos ou prendre le risque de se retrouver avec une sélection partielle de son œuvre, celles plus dérangeantes étant reléguées dans les méandres de la méconnaissance. C'est par exemple le cas du sculpteur franco-roumain Constantin Brâncuși, qui s'est installé en France en 1905, à l'age de 30 ans. Il y est mort à 81 ans, en 1957. Il a donc majoritairement vécu et travaillé en France, même si la Roumanie se targue de lui aujourd'hui, plus que la France.

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Colonne de l'Infini © Constantin Brancusi

Parmi quelques œuvres couramment cités, nous avons Le Baiser, une sculpture cubique montrant deux personnages s'enlaçant, comme le nom l'indique, dans un baiser ou La Colonne de l'Infini (ou Colonne sans Fin), une œuvre stylisée qui se dresse vers le ciel, érigée à Târgu Jiu, en Roumanie en 1937. Brâncuși, père de la sculpture moderne, ne supportait pas les étiquettes déjà à l'époque : « Ceux qui appellent mon travail abstrait sont des imbéciles. Ce qu’ils appellent abstrait est en réalité du pur réalisme, celui qui n’est pas représenté par la forme extérieure, mais par l’idée, l’essence de l’œuvre ». Mais de Brâncuși, on aime garder une certaine poésie alors que sa nature poétique s'est manifestée de son vivant bien différemment. Preuve en est avec Princesse X.C'est une sculpture en bronze réalisée en 1916. Je crois que c'est l'œuvre d'Art moderne que je préfère parmi toutes. Elle est censée représenter le portrait de la princesse Marie Bonaparte mais c'est clairement une bite et deux couilles. Marie était mariée, comme malheureusement c'était le cas à l'époque, à un homme qui n'assumait pas son homosexualité. Ce mariage a été poussé par un père qui voulait réaliser son rêve, c'est-à-dire faire une alliance avec Georges de Grèce, ce dernier vivant une relation amoureuse avec Valdemar du Danemark. Marie se réfugia suite à cela dans la psychanalyse et auprès de Freud pour guérir ses souffrances, souffrances résumées en une seule œuvre : Princesse X. Donc oui, nous voyons bien une bite et un homme en 1916 dénonça par son travail d'artiste l'hypocrisie et les mensonges de la société concernant l'homosexualité qui se devait d'être refoulée, occasionnant ainsi des victimes collatérales, telles Marie Bonaparte. Brâncuși a gardé cette œuvre toute sa vie, personne n'en voulant. Elle a finalement atterri au musée Georges-Pompidou. Bizarrement, la Roumanie, qui en 2023 n'est pas plus à l'aise avec l'homosexualité que la France en 1916, occulte cette œuvre et tourne le regard ailleurs. C'est terriblement inconfortable pour la plupart des Roumains de regarder ce phallus en face et cela les sort violemment du roman national dont les artistes sont malgré eux partis prenantes. Et ici nous parlons de tous les partis existants. De la gauche à la droite en passant par les progressistes personne ne semble vouloir se souvenir de la princesse X. C'est l'art de trier ce qui nous arrange.

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Princesse X © Constantin Brancusi

Toutefois, la France n'a pas le cul sorti des ronces quand on se rappelle le débat en 2014 sur le sapin de Noël nommé Tree de l'artiste américain Paul McCarthy qui a eu un procès populaire digne de son nom. À l'époque, c'est un député UMP, Joël Dubus, qui a lancé les hostilités envers ce qu'il qualifiait de « plug anal ». A priori, il avait connaissance de l'objet pour pouvoir en faire la comparaison. Le printemps républicain a mené la bataille sur anciennement Twitter en s'exclamant : « Place Vendôme défigurée ! Paris humilié ! ». Tout cela presque un siècle après Princesse X. L'artiste a même été agressé physiquement sans que ça n'en bouge ni l'une ni l'autre à personne.

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Tree © Paul McCarthy

On le voit donc que depuis plus d'un siècle, on crie à l'infamie dès qu'un artiste décide de représenter le monde qu'il voit d'une manière dite non académique. À l'heure actuelle, on est en train de remettre en question L'Origine du Monde de Courbet, les statues grecques et tout ce qui pourrait représenter un pseudo attentat à la pudeur. Niveau cancel culture de la droite et de l'extrême-droite, c'est pas mal ! Là où ça fait le plus mal c'est quand certains de l'autre côté s'y mettent aussi pour des motifs parfois différents parfois similaires. Certains communistes seraient même capables de détester l'Art car ce n'est pas le plus souvent un projet collectif mais bien des idées individuelles qui font naitre l’œuvre. Et oui l'Artiste est représentant de lui-elle-même et c'est tant mieux. Mais là où parfois on trouve une convergence contre l'Art c'est quand celui impacte. Nous sommes dans un monde où les gens ne veulent plus être choqués ou en tout cas d'une manière artistique car, à contrario, la vulgarité sans fin d'un Hanouna est, elle, tolérée, permise et même tristement applaudie. Cette dernière ne fait pas vraiment réfléchir voir annihile toute possibilité de penser. C'est certainement la clef de son succès. Mais on ne tolère plus que l'Art vienne frapper à notre porte avec violence, laideur et fracas. On lui ferme la porte au nez, on se pince les narines, on tourne la tête. On doit penser les horreurs du monde dans un safe-space1, entre un cappuccino et un biscuit cuillère. A vouloir être trop protecteur, on finit par rassembler à une réunion du tea-party où parler de viol, d'inceste ou de crimes de guerre doit se faire dans la politesse, la délicatesse et la sérénité. La violence du monde s'euphémise. Ou elle se retourne contre l'Art, le même qui la dénonce. C'est donc dans son propre camp qu'on retrouve des activistes venant démolir des œuvres dans les musées, comme si on n'en avait pas assez du RN. Plus qu'une démolition, c'est surtout le saccage d'une vitre de protection mais en soi l'idée est bien là. Et c'est pas vraiment la meilleur de tous les temps. L'activisme c'est aussi se battre pour ses idées mais se battre pour ses idées ne signifie pas de détruire celle des autres. Le pauvre Van Gogh qui a crevé de misère toute sa vie n'est ni fautif du désastre écologique ni fautif que ses œuvres aient pris de la valeur après sa mort, car lui n'a pas vraiment, de son vivant, vu la couleur de l'argent. On devrait surtout se battre pour que les œuvres soient un bien commun universel et non marchandable et non pas asperger la vitre d'une quelconque substance ou de soupe warholienne. Attaquer l'Art est une des choses les plus bêtes que l'on puisse faire car on attaque la connaissance et le savoir. C'est comme faire un autodafé. Et ça ne reluit pas par la référence. Vous vous doutez de qui je parle.

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Les tableaux comme les sculptures sont une expression artistique mais ces expressions sont multiples. Le siècle dernier nous a donné de nouvelles possibilités. De la photographie on est arrivé au cinéma qui fait partie de la grande famille des Arts. En tout cas pour certains films, ceux là même qui sont devenus nouvel objet de critique de la droite et de son extrême. Il n'y a plus un festival de Cannes ou une cérémonie des Césars où on ne les entend aboyer sur les RS, ridiculisant au maximum les films dits non-populaires, c'est-à-dire tous ceux où ne figurent pas Christian Clavier. Les films Art et Essai montrant un monde gris et moche se refilent sous le manteau entre cinéphiles. Ça devient bientôt un acte pervers que de regarder Ulrich Seidl. Prenons le cas de Sátántangó de Béla Tarr, où une gamine se balade longuement avec un chat mort avant de mourir à son tour. C'est presque un objet de moquerie, étant relégué dans la catégorie obscure film estonien (sic) (la Hongrie ne vous remercie pas) et chaque personne appréciant ce film est reléguée dans la catégorie de Marion Maréchal avec les bobos et les points rouges.

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Sátántangó © Bela Tarr

Certains y trouveront à redire car c'est lent, car on n'est plus foutu de prendre le temps de regarder, de s'immerger, de se laisser emporter par une œuvre, d'autres ne supporteront pas le noir et blanc et penseront que le film date de 1930, sans parler de la grande majorité qui n'en a jamais entendu parler et qui va se jurer de regarder mais qui ne regardera jamais et qui laissera mourir l'Art véritable dans l'indifférence la plus totale car ils penseront, à tort, que ce n'est pas l'essentiel.Les premiers sont de droite, les seconds sont de gauche. Au final, tout le monde s'en fout car personne ne veut souffrir, ne veut voir un chat mort puis une petite fille morte, parce que c'est inconfortable, parce que ça fait réfléchir, parce que ça montre un tas de choses que le cinéma doit montrer et que comme la peinture, la sculpture, le cinéma, le vrai va bientôt être relégué dans les musées.

Sátántangó (Le Tango de Satan) de Béla Tarr : bande-annonce © CarlottaFilms

D'ailleurs, personnellement,  je le vois bien, le nombre de personnes qui te félicite pour un film parce qu'il a été primé est toujours un nombre plus important que de gens qui se donnent la peine de voir le film en question même quand tu leur offres le lien. Tout le monde aime l'Art mais personne ne s'y intéresse. Tout le monde est content quand tu gagnes des prix mais tout le monde s'en fout de savoir pourquoi. Si tu l'as gagné c'est que c'est bien. Point. Fin de la blague.  Le seul intérêt que les gens portent encore c'est quand l'Art choque d'une manière ou d'une autre ET qu'il y a médiatisation. Ça fait débat et ça anime les RS. Mais tout ce qui choque n'est pas médiatisé. Combien d'entre vous connaissent les photos composées avec des macchabées de Joël-Peter Witkin qui a retranscrit de manière contemporaine l'univers des Vanités.

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© Joël-Peter Witkin

Nous allons tous crever, c'est un fait, mais peu ont vraiment envie d'y penser. Et pourtant, là aussi on devrait car on ne vivrait pas de la même manière notre vie si on réalisait qu'elle peut finir n'importe quand. C'est une manière de refuser l'esclavagisme moderne que de s'interroger sur notre mortalité. C'est le principe même des Vanités. Le capitalisme tomberait bien plus vite si chacun se posait ces questions, certainement bien plus vite qu'en lisant un tract de 150 pages de la gauche révolutionnaire de Trifouillis-les-Oies. Regarde une photo de Witkin, dis toi que tu vas mourir, regarde ensuite ta vie et réfléchis. Voilà en résumé à quoi sert l'Art quand il est inconfortable pour l'observateur : à te poser les bonnes questions sans pouvoir détourner la tête. C'est malséant mais regarde bien l'horloge que tient ce bras. C'est le temps qui passe. Le tien, le mien, le notre. Tic Tac. N'ai pas peur du bras, ai peur du temps.

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Still Life © Joël-Peter Witkin

Faisons maintenant place à la littérature. Dans les événements artistiques qui ont marqués les derniers temps, on peut citer le prix Nobel d'Annie Ernaux.

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Annie Ernaux

J'ai pu voir une vague d'écrivaillons se déchainer sur les réseaux sociaux, vantant leur mérite en comparaison de celui d'Annie, écrivaillons qui ma foi ne racontent pas grand-chose à part quelques amourettes dans un style si ce n'est ampoulé tout du moins convenu. Maîtriser le verbe est une chose, avoir quelque chose à dire en est une autre. Et toute la différence est là. L'Art c'est le propos. Le propos assumé. Le courage de dévoiler qui on est et ce qu'on pense, l'exposer à la face du monde tel un cri unilatéral. Le propos d'Annie Ernaux est cinglant, elle se dévoile, elle se met à nu de façon crue. J'ai lu récemment La Place. Des mots jetés. Des phrases inabouties. Une lecture inconfortable quasiment impossible à lire à haute voix. Ses mots ne se déclament pas, ils se perçoivent, ils heurtent, ils sont angulaires et tranchants. Ils nous coupent littéralement et littérairement. L'inconfort. Toujours. En permanence. C'est douloureux pour le lecteur malgré des faux airs de simplicité. Ce n'est pas non plus consensuel. Ça ne parle pas de la lutte des classes mais de la honte des classes. Ça n'enrichit pas un discours préfabriqué, ça ouvre vers des perspectives autres. Ce n'est ni de droite ni de gauche.

Dans le même style, un autre débat a animé la toile. Au mois de mai, devant un plateau hilare, Faïza Guène nous décrit La Métamorphose de Kafka comme une horreur.

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Faïza Guène - La Grande Librairie

Lien vers la vidéo

Mais oui Faïza, c'est un texte désespérant. Exactement. Une horreur. Une abomination et c'est justement pour cela que c'est bon, c'est pour cela que c'est de l'Art, Faïza. Kafka ne décrivait pas des chatons dormant au coin du feu. Kafka décrivait l'absurdité infâme de ce monde tel que dans Le Procès, œuvre majeure parmi les œuvres majeures. Mais dis-moi Faïza, pourquoi as-tu autant de mal à lire cette fin, de l'homme mort asséché ? Le rose de ta veste ne te protégera pas de cette réalité, celle où nous finirons tous pareils. Pourquoi voulons-nous chasser de nos vies ce qui nous dérange et que nos regards ne peuvent pas supporter ? Pourtant l'Humanité a traversé les siècles en affrontant la réalité aussi monstrueuse soit-elle. L'Art en est témoin. Regarde, Faïza, les peintures horrifiques d'Arcimboldo, admire le polyptyque de San Zeno, fait face à ce crâne sans mâchoire de Sébastien Stoskopff, plonge-toi dans les vers ténébreux des Fleurs du Mal, écoute la Danse Macabre de Saint-Saëns. L'Art est horreur car le monde est horreur. Et c'est en affrontant l'horreur qu'on pourra peut-être un jour en venir à bout dans l'utopie d'un avenir radieux et même là, nous ne serons que de passage, aussi insupportable que cela y paraisse. On fait trop souvent le procès de l'Art alors que l'Art n'est que le reflet de notre monde. C'est à ce dernier qu'il faut intenter un procès sans relâche.

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Les Vieilles © Francisco Goya

Faïza est quelque part le symbole de cette société acculturée, cette société qui refuse de vieillir, de mourir, d'affronter ses peurs, ses faiblesses, sa propre fin et qui danse joyeusement pour combler le vide de sa pensée. Cette société a peur de la laideur car cette laideur est le reflet de ce qu'elle est. Ce sont Les Vieilles de Goya. Une société macabre affublée de parures scintillantes qui se ment à elle-même. Une société qui dégage tout ce qui dérange, relègue loin des yeux ce qu'elle ne peut affronter. Une société qui adoube l'ère du gentil chaton mais qui masque avec une pseudo pudeur ce qui heurterait le regard. Refaisons le monde mais cachons ses laideurs. Faisons croire qu'elles ont disparus, donnons les jeux du cirque au peuple affamé, cachons nos SDF loin de nos villes, amusons les, rendons les choses confortables et habituons les à ce confort artificiel duquel ils ne pourront plus sortir. Tout doit être positif. Tout doit être emporwement. Les pleurs, les douleurs, les souffrances ne sont plus tolérées. Racontons notre mort sur les RS, notre combat contre les maladies mais surtout masquons notre peur. Soyons des héros. Et si l'Art vient te réveiller, si l'Art te rappelle que tout ceci n'est que mensonge, si l'Art te met face à la mort, la guerre, le froid alors éliminons l'Art. Si l'Art te rappelle que c'est de l'inconfort que tu grandis, que c'est de la réflexion que tu avances, que tes faiblesses et tes craintes sont universelles et qu'en cela nous sommes tous adelphes, alors la société éliminera l'Art, le vrai. Elle appellera Art ce qui est vide, ce qui est artificiellement joli, ce qui n'a pas de sens, ce qui ne fragilise pas tes certitudes, comme cela tu ne pourras pas le reconnaître quand tu le verras. Et si un jour tu y fais face, tu le combattras car il te fera peur.  La seule solution à tout cela est de  réhabiliter l'inconfort, l'admettre, le rechercher. Cette rentrée se doit d'être sous le signe de l'incommodité qui nous permettra de sortir de la léthargie intellectuelle dans lequel ce monde se complait. C'est le moment où jamais d'aller visiter les expositions et d'aller au cinéma. Allez vers les choses que vous ne connaissez pas, celle qui vous paraissent longues et pénibles, difficiles et compliquées, souffrez, luttez, pensez. Là aussi c'est une autre façon de combattre l'extrême droite et l'obscurantisme. Souffrez, luttez et pensez. Ne cédez plus au confort.


Voilà, je voulais clore ce billet de rentrée en donnant aussi quelques nouvelles de ce que je fais au niveau cinématographique. Depuis un moment, je travaille sur un film qui traite d'un sujet plus que lourd, celui du choc post-traumatique. Un film pesant et inconfortable d'où le thème du billet qui me travaille depuis quelque temps. J'ai donc eu le temps de réfléchir sur ce sujet qui me tient à cœur et dans lequel je suis personnellement plongée artistiquement. Ça parle de vie, de mort, de drame, de choix et de silence, beaucoup de silence, énormément de silence. C'est inconfortable, c'est féministe, c'est un OVNI dans un paysage très formaté. C'est une prise de risques et je vais contre les effets de mode du positivisme. J'assume mes choix même s'ils sont compliqués au même tire que j'assume mes propos même s'ils sont à contre-courant.

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© Ana Dumitrescu

En parallèle, je travaille également sur l'identité de genre et le fétichisme. J'ai également terminé mon premier roman, très humour noir, mais là on se détend un peu plus. Reste à remanier la V1 avant la suite. Donc cette rentrée est chargée, remplie de projets commencés depuis un petit moment et dont, je l'espère, je pourrais vous en parler bientôt plus amplement. D'ici là je continue ma série sur l'extrême-droite via mes billets. Je vous souhaite une excellente rentrée ! et n'oubliez pas, sortez de votre confort!


1 Bien entendu, par safe-space je ne parle pas des lieux dédiés aux victimes ou aux personnes ayant subies des traumatismes mais du détournement qui se fait de plus en plus de la notion de safe-space.

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