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Billet de blog 29 septembre 2023

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Quand le mariage cachait l'homosexualité

Petite traversée historique et artistique, de Tchaïkovski à nos jours vous immergeant dans le mariage d'apparence.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Pour ce nouveau billet, j'ai décidé d'aborder une thématique qui est peu traitée par les médias mais qui est assez récurrent au cinéma et dans la littérature. Un sujet qui, malgré les avancées de la société et le recul de la morale petite-bourgeoise, reste assez présent dans la société occidentale. Ce thème, c'est les mariages hétérosexuels d'apparence. J'ai mis un peu de temps à écrire ce billet car j'ai fait un appel à témoignages pour recueillir les sentiments de personnes soit directement impliquées dans ce type de mariage soit de personnes de l'entourage. N'hésitez pas à mettre en commentaire vos vécus et expériences si vous le souhaitez. Si vous ne parlez pas de vous, veillez à respecter l'anonymat des personnes concernées.


Muriel Robin dénonce l'homophobie dans le cinéma français - Quelle époque © france tv

Parce que je trouve toujours important de lier un sujet à un événement, je vais commencer par rebondir sur les déclarations de Muriel Robin dans Quelle époque !. Cela a fait couler beaucoup d'encre mais elle a raison sur toute la ligne. En effet, une grosse partie du cinéma est le reflet de la société. Cette société, même si elle tolère les couples de même sexe, n'est pas si ouverte qu'on veut le faire croire. Cette tolérance n'est pas synonyme d'acceptation ou d'intégration. La norme reste le couple hétérosexuel et se déclarer homosexuel.le s'est prendre le risque d'être étiqueté et de ne plus travailler. On le voit assez avec les personnes dites racisées qui sont majoritairement condamnées à jouer un rôle racisé. Quand ce n'est pas le cas ça déclenche un torrent de boue. On l'a bien vu avec La Petite Sirène qui a déclenché un concert d'inepties et de racisme décomplexé. Ce qui marche donc pour la couleur de peau marche aussi pour la sexualité et pour tout élément qui diffère soi-disant de la « norme ». Et qu'on le veuille ou non, la norme c'est être blanc.he et hétérosexuel.le.

Dans l'excellent film de Fernando Trueba, La Fille de tes Rêves (disponible gratuitement sur Arte), on découvre le personnage caricatural (le film entier est caricatural par ailleurs, donc à prendre au troisième degré) de Heinrich von Wermelskirch (interprété par Götz Otto), acteur nazi et personne homosexuelle cachée qui joue le rôle du playboy allemand hétérosexuel dans une production de film financé par le ministère de la propagande.

Illustration 2
Götz Otto dans La Fille de tes Rêves

Ça illustre parfaitement le milieu du cinéma. Cacher son identité afin de donner une illusion au public. Comme dit plus haut, le cinéma est le reflet de la société. Cacher cette identité n'est donc pas l'apanage des acteurs mais d'une partie de la population qui, à un moment donné, a endossé un rôle pour donner l'illusion de se conformer à ce qu'on attend d'elle. Être dans la norme. C'est dans ce contexte qu'il a été fréquent de s'enfermer dans des mariages d'apparence. Je préfère d'ailleurs utiliser le terme d'apparence que celui de connivence car malheureusement il n'y a justement pas toujours eu de connivence entre les partenaires, d'où le sujet fort délicat. En effet, l'accord tacite n'a pas été la règle. Pour dissimuler aux yeux de la société, il fallait aussi dissimuler aux yeux du partenaire. C'est comme cela qu'une victime des prétendues bonnes mœurs va faire subir à une autre personne une situation intenable. C'est un cercle vicieux où seule la société est fautive. Il n'est pas question ici de condamner mais de faire le portrait de réelles souffrances, portrait complexe et en nuances.

Cette année est sorti sur les écrans La Femme de Tchaïkovski de Kirill Serebrennikov. Le réalisateur russo-ukrainien est lui-même homosexuel et a osé aborder un sujet plus que tabou, celui de l'homosexualité et du mariage arrangé de Tchaïkovski mais il a pris un parti intéressant, celui de la femme et de sa souffrance. C'est l'impossible amour d'une femme qui a du mal à comprendre et à admettre qu'elle n'aura jamais de retour de la part du mari qu'elle s'est choisie. Au-delà du personnage, c'est tout le portrait de ces mariages d'apparence de l'époque que l'on retrouve dans le film. D'ailleurs, la mère d'Antonina avoue à un moment donné qu'elle est « la veuve d'un homme vivant », ce dernier ayant eu une relation avec le palefrenier, l'a ensuite quittée. C'est donc sur cette situation que met l'accent le réalisateur mais on peut aussi y voir en musique de fond, le portrait d'une société russe qui n'a pas changé d'un iota.

Illustration 3
La femme de Tchaikovski - Kirill Serebrennikov

D'ailleurs, la scène finale où des hommes nus portant un couvre-chef militaire entourent Antonina est une scène moderne et anachronique qui est un joli pied de nez à la Russie actuelle, celle de Poutine et de son homphobie. Serebrennikov fait également le procès du patriarcat et ce dès le début du film où il précise qu'une femme n'est rien sans un mari. La preuve en est aussi dans cette lettre de Tchaïkovski adressée à sa sœur :

« Chère sœur, je me suis toujours demandé où je pourrai fuir loin d'elle. Ça me tuait à petit feu. Ses souffrances n'étaient rien en regard des miennes. Elle a cru m'aimer en m'épousant, puis a tout fait pour gagner mon affection. Plus elle s'y employait plus je la… haïssais. Et j'ai fini par ne plus pouvoir me maitriser. Tu connais la suite. Je sais le mal que je lui ai fait, mais je ne passerai pas un jour de plus avec elle. Epargnez-moi ça. »

Illustration 4
Piotr Illitch Tchaikovski et Antonina Miliukova

« Ses souffrances n'étaient rien en regard des miennes ». Cette phrase ainsi que le reste du film montrent un Tchaïkovski imbu de sa création, protégé de l'opprobre de la société par son talent, devenu un personnage du roman national russe qui a gommé son homosexualité. Elle, elle a fini ses jours internée dans un hôpital psychiatrique. Elle s'est enfermée dans une forme de croyance, de bigotisme mâtiné de superstitions n'arrivant pas à faire face à la réalité. Le film est magnifique et présente plusieurs facettes du personnage féminin, tout en ayant toujours en tête comme dit plus haut le spectre de la société russe actuelle, loin d'être si éloignée de l'époque.

Dans la lignée du roman national et de l'effacement de la vie des artistes, je vous parlais dans mon dernier billet, Éloge de l'effroyable, d'une œuvre qui s'appelle Princesse X du sculpteur franco-roumain, Brancusi. Dans la lignée du film La Femme de Tchaïkovski, l’œuvre de Brancuși traite du même sujet, celui du mariage malheureux de Marie Bonaparte. Cette dernière a vécu toute sa vie enfermée dans un couple dysfonctionnel car son mari vivait une histoire d'amour avec un autre homme. Par ailleurs, Brancuși était lui-même homosexuel. Je vous mets ici une traduction et en lien la source originale en anglais :

«  Nous ne pouvons pas oublier que Brancusi était un homme compliqué - il a essayé de cacher son homosexualité et a pourtant passé deux semaines en Corse avec Raymond Radiguet, l'ami d'enfance de Jean Cocteau - et que, par conséquent, les contradictions, les écarts et les tensions existent également dans ses œuvres. »

Illustration 5
Princesse X © Constantin Brancusi

Brancuși et Serebrennikov ont tous les deux en commun leur homosexualité et ont traité le sujet du mariage d'apparence sous la forme du phallus. Antonina et Marie Bonaparte sont les deux visages d'une femme universelle, à la fois écrasée par la société et par le patriarcat. Les deux sont en quêtes de ce phallus inaccessible, Antonina recluse dans la foi et la folie, Marie allant vers Freud et la psychanalyse. Brancuși en a fait une statue, Serebrennikov, plus d'un siècle plus tard, en a fait un film.

La littérature n'est pas en reste sur le sujet. On retrouve la thématique chez Tennessee Williams dans La chatte sur un toit brûlant, thématique effacée par ailleurs dans le film de Richard Brooks au profit d'une pudique relation de camaraderie entre hommes, relation détruite par la perfide épouse interprétée par Élisabeth Taylor.

Illustration 6
Tennessee Williams

Là aussi nous sommes face à un auteur qui a tiré son inspiration de son homosexualité. Lorsque les USA entrent en guerre, Williams est réformé pour motif psychiatrique. Sa sœur Rose a été lobotomisée et il en gardera un profond traumatisme, n'ayant pas pu empêcher sa mère de faire cela. Ce sont ces nombreuses fractures, fractures autant personnelles que fractures sociales et sociétales qui ont alimenté son œuvre. Williams aborde sans tabou pour l'époque la sexualité des femmes, pas forcément peintes avec tendresse, et c'est dans La chatte sur un toit brûlant qu'il parle du mariage de façade. Autant Brancuși que Williams ont refusé de céder à cette mise en scène à une époque où il était difficile de refuser les normes sociales. C'est en partie leur statut d'artiste qui leur a permis de se faufiler et éviter ce genre de mariage. C'est aussi parce qu'ils sont artistes qu'ils ont sus voir, contempler et décrire ce mensonge dicté par la norme, chacun à sa manière et chacun avec son talent.

Un autre grand écrivain, lui aussi homosexuel, lui aussi non marié, a abordé d'une autre façon le sujet. C'est James Baldwin dans La chambre de Giovanni. Le personnage principal est déchiré entre son amour pour Giovanni et sa fiancée Hella. Ce que décrit Baldwin c'est ce qui résume le mieux la situation des personnes enfermées dans une lutte entre la quête de soi-même et l'apparence exigée.

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James Baldwin

« Car je suis – ou j’étais – de ces gens qui s’enorgueillissent de la force de leur volonté, de leur capacité à prendre une décision et à la mener à bien. Cette vertu, comme toutes les autres, est l’ambiguïté même. Ceux qui croient posséder une volonté inflexible et être les maîtres de leur destinée entretiennent une telle croyance en se leurrant eux-mêmes. Leurs décisions n’en sont pas unes – une vraie décision nous rend humbles, car nous la savons à la merci de plus de choses que ce que l’on pourrait énumérer – mais plutôt des systèmes d’évasion, d’illusion, conçus pour les faire paraître différents de ce qu’ils sont. »

Baldwin dépeint la complexité de la situation, à la fois subie, à la fois imposée, ni blanc ni noir, ni bourreau ni victime, un peu des deux à la fois. On se fait mal à soi, on fait mal aux autres, on cherche, on se bat, on se débat.

Ce qui est intéressant c'est de voir que cette thématique n'est traité que par des artistes ou des auteurs eux-mêmes homosexuels. Ces mariages imposés par la société font planer le spectre de l'horreur auprès de ces hommes ayant tous réussi à ne pas y céder. La société normée hétérosexuelle préfère ignorer que ceci a existé et que cela existe encore. Nous avons un autre réalisateur, lui aussi ouvertement homosexuel (doit-on le préciser ?) Todd Haynes qui a traité le sujet dans deux films. Dans les deux c'est l'angle féminin qui a été priorisé.

Son film Carol, tiré du roman éponyme de Patricia Highsmith, aborde cette fois-ci le sujet sous l'angle de la femme qui se découvre lesbienne et qui est enfermée dans un mariage de convenance.

Illustration 8

J'ai moins accroché à ce film malgré une belle réalisation mais il a le mérite de parler d'un personnage féminin. Il est vrai que quand on parle du sujet, on a tendance à aborder cela sous l'angle de l'homme homosexuel épousant une femme hétérosexuelle. En effet, beaucoup de femmes préféraient rester ce que l'on nommait à l'époque « vieille fille » plutôt que de subir un viol matrimonial tous les soirs. Les hommes eux pouvaient tout bonnement refuser tout rapport à leur épouse sans que cela ne pose la moindre interrogation, ce qui n'était absolument pas possible dans l'autre sens. La sexualité des femmes a longtemps été méprisée. On considérait la femme sans désir alors que l'homme, lui, avait soi-disant des « besoins ». Encore aujourd'hui, régulièrement, je lis des connards sur le web qui nous sortent cela. Mieux vaut les laisser baigner dans leur profonde misère intellectuelle que d'y répondre.

Avant Carol, Todd Haynes a également réalisé un autre film traitant du sujet : Loin du Paradis (disponible gratuitement sur France TV).

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Comme Carol, l'action se passe dans les USA des années 50/60, l'époque de l'American Way of Life, cette époque empreinte d'un rêve illusoire, période plus cauchemardesque qu'onirique, où le mensonge social était un art de vivre. Dans le cas du film Loin du Paradis il aborde une double thématique, celle du mariage d'apparence et celle de l'amour entre une bourgeoise blanche et un jardinier noir. Là non plus je n'ai pas vraiment accroché mais ce film a le mérite de dépeindre de manière assez factuelle le mariage arrangé. Tout se passe plus ou moins bien, jusqu'au jour où l'épouse frustrée découvre que son mari entretient une relation avec un homme. Ce qui est intéressant, c'est ensuite le parcours de prise en charge psychiatrique qui est offert au mari. Dans la série diffusée sur Arte, Berlin 59 (suite de Berlin 56), un des personnages est également enfermé dans un mariage de ce type. Là aussi, comme dans le film de Haynes, on y voit le parcours psychiatrique avec thérapie de conversion proche de celle d'Orange Mécanique. D'ailleurs cela ne doit pas être un hasard vu qu'Orange Mécanique parle en filigrane d'homosexualité . Voilà pourquoi nos héros se baladent en tenue moulante (un peu comme la poupée Big Jim, so seventies!) et fracassent la femme aux chats avec une statue en forme de phallus. Ici on est tenté de faire le lien avec la fameuse Princesse X de Brancuși. La sculpture d'Orange Mécanique est quant à elle faite par Herman Makking. C'est Kubrick qui porte un regard critique et acerbe sur ces fameuses thérapies de conversion, À l'époque on parlait de thérapies aversives, c'est-à-dire qui créent l'aversion pour quelque chose. C'était dans la veine des idées psychiatriques dangereuses qui consistaient à dire qu'on pouvait reprogrammer un individu qui sort de la norme de la société. Si vous voulez en savoir un peu plus, je vous invite à lire cet article de Slate : D'«Orange mécanique» à «Tintin», une histoire (bien réelle) des thérapies aversives.

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Rocking Machine et Herman Makking

En tout cas ce qu'on retient de tout cela, c'est qu'en 2022 les thérapies de conversion viennent à peine d'être interdites en France et que dans certains endroits du monde, y compris dans l'Union Européenne, ce n'est absolument pas le cas. Il faut savoir qu'elles ont été très utilisées et généralisée jusque dans le milieu des années 1990. D'ailleurs l'homosexualité a été dépsychiatrisée en 1973 mais réapparait dans le DSM sous la terminologie de « désordre de l'orientation sexuelle ». Je souligne que dans le cadre des "traitements psychiatriques" proposés, on retrouve la lobotomie, tout comme la sismologie, le doux nom des électrochocs, traitements toujours en vigueur dans les hôpitaux pour différents diagnostics... Je me passerai de commentaires mais je n'en pense pas moins. Bref.

Je vous invite à aller sur ce lien très instructif (de 2018) pour vous rendre compte que malgré tout le danger n'est pas totalement écarté : Soigner les homosexuels, un fantasme tragique vieux comme l’homophobie.

Illustration 11
Orange Mécanique - Stanley Kubrick

Mais en plus du côté psychiatrique, il y a aussi eu le côté pénal. En France, c'est seulement en 1982 que l'homosexualité été dépénalisée alors qu'en Roumanie elle ne l'a été en qu'en 2001. Presque vingt d'écart et en Roumanie, en 2023, il n'existe toujours pas de partenariat civil. Alors ne parlons même pas de mariage. Union Européenne 2023.

On se rend donc compte qu'au-delà de la pression sociale extrêmement forte, il y avait aussi la menace de l'internement, de la psychiatrisation, des électrochocs voire de la lobotomie ou de l'emprisonnement. À moins d'être un artiste, il était extrêmement difficile pour un individu lambda de s'échapper de ce système. Le mariage de façade était une sorte de protection face à cela. La volonté des hommes n'étant pas de nuire à une femme mais de se protéger eux-mêmes. Et ça, lorsqu'ils en étaient conscients car là aussi la conscience pouvait venir après le mariage. Il y a eu de tels mécanismes de refoulement que parfois, pour certains, il a fallu des années et des années pour mettre un nom sur leur propre identité. En cela, il n'y a pas de bourreaux mais des victimes qui peuvent sans le vouloir créer d'autres victimes. Ce n'est pas manichéen.

Jusqu'ici, j'ai eu tendance à citer des exemples d'une époque un peu révolue mais il faut bien être conscient que le problème est loin d'être disparu de la surface du Globe. On l'a bien vu avec les thérapies de conversion en France qui, malgré la récente interdiction, ont toujours le vent en poupe dans les milieux cathos tradis où l'homosexualité n'est pas tolérée.

Illustration 12

On trouve encore cela de manière fréquente dans des pays tel que la Roumanie où l’Église exerce encore une très forte pression.

Le film  roumain Après la nuit (le titre anglophone est plus parlant : Monsters) traite du sujet du mariage de façade dans la Roumanie actuelle. Après la nuit, du réalisateur Marius Olteanu, décrit la fin d'un couple dysfonctionnel où il lui avoue son homosexualité et elle vogue vers ses désirs. L'interview d'Olteanu est très explicite de ce qui se passe encore en Roumanie :

« Le film n’a été sélectionné dans aucun festival en Pologne ou en Russie et ce n’est pas un hasard, précise Marius Olteanu. C’est un sujet encore très sensible dans les pays de l’Est. En Roumanie, dans mon pays, ceux qui acceptent qu’on puisse avoir une sexualité différente ont bien aimé, d’autres ont quitté la salle dès qu’il y a eu la scène de sexe entre les deux hommes en prétextant souvent qu’ils trouvaient le film “ trop lent ”. En tout cas, même dans les commentaires écrits que nous avons pu recueillir, personne n’a mentionné l’homosexualité comme étant le problème du film. Ils n’ont pas osé. Souvent, en Roumanie, les gens préfèrent éviter de discuter de ce genre de sujet. »

« Après la nuit », portrait au scalpel d’un couple qui se délite sur fond d’homosexualité mal assumée

Ce que souligne aussi Olteanu, avec qui j'avais fait un débat lors de la Pride de Sibiu en 2020 dont j'étais co-organisatrice, c'est le fait que ce n'est pas simple, que la situation est complexe. Dans ces mensonges, il y a aussi des parts de vérités. Il peut malgré tout y avoir des liens et un amour dans ces couples basés sur un mensonge. Partir n'est donc pas envisageable. Alors il reste l'option de fermer les yeux, d'oublier avec des cachets ou de l'alcool, de se tourner vers l'aide de Dieu, d'espérer qu'une thérapie miracle viendra résoudre le problème. On refuse d'admettre telle Antonina dans La Femme de Tchaïkovski. C'est également en Roumanie que j'ai pu voir ce genre de couple dysfonctionnel avec la recette du cocktail Molotov suivant : alcool et religion. Voici donc une petite histoire vraie dont j'ai transformé certains éléments afin d'anonymiser :

«  Il était une fois un jeune homme qui a grandi dans une famille assez dysfonctionnelle. Le père était souvent absent pour des raisons professionnelles. Tout le monde le disait proche de sa mère. C'était son seul fils. Un jour il a appris que son père était infidèle à sa mère et depuis il lui en a toujours voulu. Il avait une infirmité cachée mais il ne savait pas que tout le monde le savait. Sa mère en avait parlé à quelqu'un qui en a parlé à son tour à quelqu'un d'autre. Même aujourd'hui, il ne sait pas que tout le monde sait. Il a toujours été calme et paisible. Personne ne lui connaissait réellement de petite amie. L'âge passait et la pression commençait à peser sur ses épaules. La famille était très religieuse et au-dessus de chaque lit se trouvait une icône. Le mariage tant attendu n'arrivait pas. Et puis un jour, passé la trentaine, il trouva une femme qu'il ramena. Ses parents firent la moue car elle ne correspondait pas vraiment à leur rêve de belle-fille, mais une femme valait toujours plus que rien du tout. Ni une ni deux, ils furent mariés et eurent un enfant. Un seul. Soulagement généralisé, l'honneur était sauf. Mais tout ce petit monde vivait ensemble dans un petit logement. Le mari n'avait pas de velléité à se trouver seul avec sa femme. D'abord l'enfant entre eux, puis leur chambre collée à celles des vieux parents. L'épouse fit quelques tentatives pour créer son foyer mais elle n'aboutirent que dix-douze après. Elle commença à boire, d'abord pour oublier puis par habitude et par besoin. Elle s'alcoolisait au son de la même musique, inlassablement. La chanson est une histoire d'amour où une femme épanouie se fait désirer par nombres d'hommes mais ne danse qu'avec un seul, celui qui narre la chanson. Rapidement au sein de cette famille, on s'aperçut qu'elle buvait, encore et toujours et elle hérita du surnom de l'alcoolique. Lui, indifférent, menait sa vie. Elle, elle commença à haïr sa belle-famille, source de tous ses malheurs y compris de la situation de son mari. Car à demi-mot au fil du temps, elle commença à parler. D'abord, en abordant elle la terminologie du fils à maman, puis du père absent. Sa haine ne se contenait plus. Elle commença à dire qu'elle avait souffert toutes ces années et que personne ne pouvait comprendre à quel point sa relation intime avec son mari a été compliquée. Petit à petit, elle se tourna vers l’Église pour obtenir de l'aide. Elle y traina son mari et le prêtre devenant la seule réponse possible à tous ses malheurs. Cela ne la sortit ni de l'alcool ni de la haine de l'autre. Lui, pendant ce temps-là, traînait toujours ses guêtres de la manière la plus impassible qui soit. Jamais un mot plus haut, jamais une réaction plus forte que l'autre. Le temps passa, leur enfant grandit et iel commença aussi à réagir en réaction. Toutes les semaines, iel ramenait tel un trophée un.e nouvel.le partenaire du sexe opposé comme pour démontrer à ses parents que le doute n'étant point possible le.la concernant. Iel a vieilli, le temps est passé mais n'a rien changé à l'affaire. Et puis un jour, il est sorti de son silence. D'une manière brusque. Violente. Il était question de Pride, de LGBT, de fierté et de revendications. Il a demandé à l'assistance de se taire. Il ne pouvait entendre. Il ne pouvait supporter. C'était la seule fois de sa vie où il a réagi. Il est ensuite de nouveau rentré dans le silence. L'alcool, les trophées d’iel, le non-dit, tout a repris sa place. Ces personnes ne sont pas que qu'un couple mais énormément de couples. Ils vivent dans le silence de leur vie détruite, des conventions qui les oppressent, de la religion et de la société qui les emprisonnent. »

Ce que je dis dans cette histoire revient de manière assez récurrente. Il faut d'ailleurs noter l'utilisation du terme « fils à maman » qui revient régulièrement dans le discours, de même que souvent on impute cette attachement à la mère à cause d'un défaut de père. C'est bien entendu une psychologie de comptoir mais qui a encore la peau très dure en Europe de l'Est.

Pour revenir à la France, j'ai eu un échange très intéressant par mail, suite à mon appel à témoignages. J'aurai encore aimé échanger et c'est donc au plaisir si Iel me lit. Qu’Iel n'hésite pas à me dire si jamais j'ai écrit quelque chose d'incorrect dans ma retranscription de son témoignage. Tout d'abord, ce que j'ai trouvé intéressant et très important c'est qu’Iel a préféré utiliser le terme d'homoattirance, qui est effectivement plus proche de la réalité de beaucoup de personnes. J'ai délibérément choisie de parler d'homosexualité car je parle d'un schéma qui, même s'il n'est pas tout à fait résolu, s'encadre dans une pensée ancienne. L'homoattirance, comme Iel le précise, couvre un champ émotionnel plus vaste. Ce qui ressort du mail, tout du moins ce que j'en ai ressenti, c'est d'abord de l'amour. Car malgré les apparences d'un mariage dysfonctionnel, ça n'exclut pas l'amour. On peut aimer quelqu'un sans être sexuellement adapté. Et c'est une des raisons de pourquoi certains de ces mariages peuvent durer un certain temps. Iel parle de ses parents. Il a vu des photos de mariages où les deux avaient l'air heureux et puis, comme dans tous les couples, après le temps du bonheur est arrivé le temps des problèmes relationnels mais pas forcément en lien avec l'homoattirance du père. En tout cas l'enfant qu'Iel était ne l'a pas perçu ainsi. Souvent dans ce genre de situation, qu'elle soit liée à une homoattirance, à une infidélité, à un comportement sexuel non partagé, on l'apprend par hasard. Ce n'est vraiment pas typique de ce genre de mariage. Ça fonctionne aussi dans le cas d'une simple infidélité ou d'un fétiche caché. On sent que quelque chose cloche mais on ne sait pas quoi. Souvent les personnes qui se découvrent au fil du temps mettent en place une stratégie d'évitement et cloisonnent leur existence en deux parties, l'officielle et puis une autre cachée. Vu de l’extérieur, cela peut sembler un mensonge. Le conjoint d'ailleurs ne peut pas le vivre autrement quand il ou elle l'apprend. C'est une réaction normale. De la part de la personne qui procède ainsi, c'est souvent plus compliqué car il a un réel attachement aux deux parties de son existence mais Iel est dans l'incapacité de choisir, d'en parler ou parfois quand c'est possible de réunir les deux parties en une seule. C'est donc souvent l'événement extérieur ou l'événement fortuit qui vient crever l'abcès latent. C'est donc ainsi que la mère d’Iel l'a découvert, comme la majorité des personnes dans son cas. Le degré d'encaissement du choc dépend essentiellement de la capacité à s'être rendu compte auparavant que quelque chose ne tournait pas correctement. Certaines personnes comme dans l'histoire roumaine vivent intégralement dans le déni le plus total. Le choc est impossible à encaisser, ce qui rend la vérité impossible à émerger. Le conjoint se considérant trahi exerce une telle pression sur l'autre afin de maintenir l'illusion que jamais au grand jamais aucun des deux ne pourra se libérer. Dans le témoignage d’Iel, les parents ont réussi à crever l'abcès émotionnel en divorçant. Malgré les souffrances personnelles que cela implique forcément, chacun a pu trouver sa liberté et se reconstruire. La vérité a été salvatrice. Iel a une attitude très saine, en ne se positionnant pas pour un parent plus qu'un autre. Son mail fait penser qu'Iel a essayé de faire la part des choses et a respecté dans son altérité et dans son individualité chacun de ses parents. Personnellement, je trouve que même si c'est difficile, car c'est toujours difficile, c'est le seul positionnement possible face à cela. C'est d'ailleurs du degré de l'intime de chacun et à aucun moment une personne extérieure, même de la famille, ne doit juger ou intervenir. Iel a noté que ses grands-parents ont bien accueilli la nouvelle, chose qu'Iel pense que cela n'aurait pas été possible il y a vingt ans. C'est certainement juste car malgré encore beaucoup de difficultés, une partie de la société française a évolué dans sa mentalité et il faut continuer à se battre en ce sens. Une société oppressive, fermée, obtuse ne peut pas rendre heureux.

Iel raconte également qu'un membre de sa famille s'en était rendu compte très tôt mais que son père avait mis plus de temps, certainement après son mariage. C'est ici aussi qu'on se rend compte que pouvoir s'assumer et se découvrir ne se fait pas toujours naturellement ni facilement. Je pense qu'aujourd'hui, en dehors des couples baignant dans la religion, la majorité des couples qui vit cette situation est dans ce cas-là. L'un des deux se découvre après, avec le temps. C'est ainsi, la vie n'est pas linéaire, les évidences ne les sont pas toujours et certaines personnes ont besoin de plus de temps pour pouvoir se connaître mais aussi pour se débarrasser des conventions auxquels iels font face depuis toujours.

On retrouve également dans ce témoignage, malgré un vrai sentiment d'apaisement, la difficulté d'aborder la discussion, certainement par pudeur. « Encore aujourd'hui, cette période reste un tabou. On a accepté ce qu'il s'est passé et on a tourné la page, sans jamais revenir dessus. Tout va mieux maintenant, même si je ne sais pas vraiment comment tout allait avant. » Je sens qu’Iel s'interroge car c'est normal de vouloir comprendre et de relire en tant qu'adulte les événements de notre enfance. On en a tous besoin pour se construire, pour se connaître soit-même. Le temps parfois permet petit-à-petit d'avoir des réponses aux questions en suspens. Il faut être patient. Des fois, les réponses nous viennent toutes seules, des années après, quand on s'y attend le moins mais ce parcours est un parcours normal, celui que nous avons tous une fois que nous avons quitté le cocon de l'enfance.

Ce témoignage que j'ai transcrit par morceau me paraît un témoignage très universel. J'ai pu en lire d'autres qui se rejoignent sur plein de points. Je trouve cela rassurant car on commence à peine à vivre dans une société le permettant et nous devons nous battre pour progresser encore et encore. Je remercie la personne qui l'a écrit et en dehors de ce billet, si iel souhaite échanger, c'est avec grand plaisir.


J'espère avoir réussi à vous faire faire une immersion dans un sujet qui reste encore très tabou dans la société et que l'on pense, à tort, qu'il est d'un autre siècle. La littérature, le cinéma, l'art s'en sont emparés depuis bien longtemps. C'est peut-être des bons moyens pour ouvrir le sujet dans les familles. Continuons donc à faire reculer les tabous, à lutter contre l'obscurantisme, le jugement moral et autres gangrènes de la société que certains aimeraient revoir apparaître. Force à vous. On continue à lutter, à réfléchir, à apprendre et à découvrir. Le vrai barrage est là.

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