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La pseudo-polémique sur le baiser de Blanche-neige fournit une remarquable démonstration du recours à la «cancel culture» – expression de la droite américaine adoptée par les néoconservateurs français pour mieux disqualifier les interpellations progressistes. En effet, personne n’a réclamé la censure, l’annulation ou la destruction par le feu de la scène iconique. Simplement, à l’occasion de la réouverture de Disneyland aux Etats-Unis, un article qui fait l’éloge de la nouvelle attraction dédiée au célèbre dessin animé, regrette la citation du fameux baiser, ajouté par Disney au récit des frères Grimm, sur un mode qui s’apparente à la critique cinéphilique. L’absence de consentement qui caractérise la scène l’a hissée de longue date au rang d’emblème des messages cachés de la domination patriarcale.
Il n’en faut pas plus pour mettre en branle la mécanique réactionnaire destinée à transformer n’importe quelle velléité de débat en panique morale et en symbole du déclin de la culture occidentale. Navire amiral de la fabrique du «cancel», Fox News donne la parole à divers éditorialistes qui embouchent les trompettes de la mise en danger du patrimoine et des valeurs les plus sacrées pour mieux ridiculiser tout avis contraire. «Ce baiser lui a sauvé la vie!» s’exclame Todd Piro, qui demande ce qui se passerait si les sauveteurs devaient réclamer le consentement des personnes inconscientes avant de prodiguer le bouche à bouche.
En France, c’est Le Point qui reprend le gonfleur et transforme l’article bienveillant du San Francisco Gate en «critique au vitriol dans la presse américaine». «La «cancel culture» s’attaque cette fois à Blanche-Neige» tempête le magazine conservateur, trop heureux de trouver un sacrilège à la mesure de son exaspération. De façon plus inattendue, c’est à Libé qu’on retrouve l’écho de la condamnation cancellophobe, sous l’espèce d’un dessin de Coco – nouvelle éditorialiste graphique venue de Charlie Hebdo pour succéder à Willem.
Dans une réinterprétation de la fameuse scène, à la requête d’un prince charmant transi de peur, la dessinatrice fait répondre à Blanche-Neige: «Quel coincé… J’ai couché avec sept nains, je te rappelle». Une blague qui veut opposer l’esprit de la libération sexuelle au puritanisme supposé des «woke» – mais qui a pour effet de réveiller la critique féministe. Le lectorat de Libé se rebiffe contre une vision trop charliste. Sur les réseaux sociaux, l’allusion aux détournements pornographiques du dessin animé ne passe pas. «J’ai couché avec ‘beaucoup’ de mecs, donc je suis forcément consentante pour n’importe quel autre. La culture du viol a de beaux jours devant elle. Tu déconnes Libe» écrit François Malaussena. Les adeptes de l’humour de droite traitent évidemment les critiques de pisse-froids et de talibans.
Après la dénonciation-épouvantail d’un scandale imaginaire, le bad buzz qui suit donne corps à la polémique. Il ne reste plus qu’à se moquer de ceux qui auront pris au sérieux le débat. Allons donc! Faut-il monter sur ses grands chevaux à propos d’un simple dessin animé? Le piège du second degré se referme sur les progressistes comme de la glu. HAHAHA! crient très fort les blagueurs, comme Xavier Gorce après son dérapage sur l’inceste – tout en se dépêchant d’écrire un bouquin pour expliquer combien il a été injustement blessé.
Les blagueurs se fichent de nous. Retournent un débat qu’ils ont forgé de toutes pièces pour mieux le vider de sa substance. Et transforment en appeau à trolls n’importe quelle question de société. Tel est bien le but de l’opération «cancel culture»: noyer le poisson des revendications tapageuses des minorités, reprendre le dessus sur ces empêcheurs de dominer en rond. Dans un pays où un des principaux ministres du gouvernement est accusé de viol et de harcèlement, et où les affaires récentes de baisers forcés de Pierre Ménès ou d’Eric Zemmour, animateurs vedettes sur les chaînes Bolloré, indiquent assez clairement les dégâts de la galanterie à la française, on devrait pourtant s’inquiéter un peu plus de la question du consentement.
Non, il n’est pas absurde de remettre en question les modèles culturels, qui servent à faire passer des messages en douce et à rendre légitimes certains comportements. La critique féministe dénonce depuis longtemps les «princesses Disney», qui enferment les personnages féminins dans un carcan de clichés, que le récit s’empresse de rendre charmants et romantiques. Est-ce qu’on peut embrasser une fille inconsciente? Est-ce qu’on peut faire l’amour à sa copine quand elle dort? Oui, répond le baiser du Prince charmant, puisque si tu l’embrasses, tu lui sauves la vie.
La meilleure preuve que ce message conserve toute sa signification, ce sont les efforts qui sont faits pour le préserver. Coincée dans une vision régressive de la culture, Coco ne se rend pas compte que l’émancipation, ce n’est pas la libération sexuelle – qui a fait beaucoup de Pierre Ménès –, mais bien le respect du consentement. Derrière un vernis faussement libertaire, rire avec Fox News, c’est renforcer les pires des préjugés.